Article extrait du Plein droit n° 79, décembre 2008
« Français : appellation contrôlée »
Cérémonies pour l’intégration ?
Sarah Mazouz
Doctorante à l’EHESS-IRIS (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux)1
L’observation régulière [1] des cérémonies de remise des décrets de naturalisation permet de voir la manière dont se conçoit la catégorie du naturalisé. Si, pour reprendre l’expression d’Abdelmalek Sayad [2], la naturalisation produit des naturalisés et non des « naturels », ces cérémonies explicitent le déficit symbolique de ce statut alors même qu’elles visent à célébrer l’entrée des nouveaux naturalisés dans la citoyenneté française.
La circulaire interministérielle du 26 février 1993 demande aux préfets d’organiser « une cérémonie simple au cours de laquelle des documents de qualité seraient remis » [3]. Les modalités sont laissées au choix de chaque préfet : rendez-vous individuel ou cérémonie collective en préfecture. Cette préconisation va trouver un nouvel essor à la fin des années 1990 avec la mise en place, sous l’impulsion du gouvernement Jospin et plus précisément de Martine Aubry, des commissions départementales d’accès à la citoyenneté (Codac). Conscientes de l’existence de discriminations raciales dans la société française et soucieuses de réparer l’inégalité qu’elles engendrent, certaines Codac vont réfléchir à une manière de rendre plus solennel l’accueil des nouveaux naturalisés. Ainsi, le groupe « citoyenneté » de la Codac de la préfecture d’Île-de-France étudiée a décidé en 2001 de mettre en place deux cérémonies mensuelles de remise des décrets de naturalisation. À partir de décembre 2003, l’équipe municipale de la principale ville de ce département, de majorité de gauche plurielle, a pris en charge, par délégation de pouvoir, la remise des décrets de naturalisation des habitants de sa commune [4]. L’enjeu, pour la mairie, était d’organiser des cérémonies où l’accueil se ferait d’une manière plus conviviale et moins anonyme qu’en préfecture [5]. Ces deux cérémonies se fondent toutefois sur une trame commune qui laisse apparaître une certaine ambivalence, voire une antinomie. Au moment même où il sert à célébrer l’intégration, voire l’assimilation [6], des nouveaux naturalisés, ce cérémonial ne cesse de leur dire et de leur signifier qu’ils sont différents et illégitimes.
Le diaporama conçu par le service de la communication de la préfecture constitue la trame commune des deux cérémonies [7]. Ce film présente d’abord le territoire, l’organisation administrative, la population et l’économie. Vient ensuite la séquence centrale qui retrace, en la résumant [8], l’histoire de France.
De Vercingétorix à la Ve République
Les différentes étapes de délimitation du territoire national sont présentées. Sont successivement mentionnés Vercingétorix résistant aux attaques des troupes romaines menées par Jules César, Clovis, Jeanne d’Arc se battant contre les Anglais pendant la guerre de Cent Ans, enfin la bataille de Marignan. Vient ensuite une courte présentation des rois de France : de François Ierà Louis XIV seulement. Sont alors mentionnés la construction du château de Chambord par François Ier, l’ordonnance de Villers-Cotterêts, la Saint-Barthélemy, Henri IV et l’Édit de Nantes, Louis XIII et Richelieu, et enfin la construction du château de Versailles.
De la Révolution française ne sont gardées que les dates du 14 juillet 1789, de 1792 et de 1793. Viennent ensuite le coup d’État du 18 brumaire, l’Empire napoléonien et le Code civil. Aucune mention n’est faite des Trois glorieuses de 1830, ni des journées de février 1848 pas plus d’ailleurs que de la IIeRépublique. On passe en fait directement à la défaite de Napoléon III en 1870 et à la Commune de Paris. Jules Ferry, l’Affaire Dreyfus, la loi de séparation de l’Église et de l’État, et le Front populaire incarnent la IIIe République, tandis que l’assassinat de Jaurès permet de parler de la Première Guerre mondiale. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la mention faite des tirailleurs sénégalais pendant la Première Guerre mondiale est un des deux moments où l’empire colonial est évoqué.
Pour la Deuxième Guerre mondiale sont mentionnés l’Appel du 18 juin 1940, l’armistice d’août 1940, le débarquement en Normandie et la Libération. Les deux hommes politiques de l’après-guerre présentés sont Pierre Mendès France et le général de Gaulle. La décolonisation n’est évoquée qu’à travers la signature des accords d’Évian et la séquence historique du diaporama se termine par 1965, date d’introduction du suffrage universel direct, ce qui permet une transition vers les présidents de la Ve République.
Le moment intitulé « une culture diversifiée » fait la liste des grands auteurs français, classiques de la littérature et de la philosophie (Rabelais, Montaigne, Corneille, Racine, Molière, Voltaire, Diderot, Descartes) [9]. La séquence intitulée « des valeurs démocratiques fortes » présente les principes de la République – une, indivisible et laïque –, fondée sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et son mode de fonctionnement. C’est à ce moment que sont aussi mentionnés la langue, l’hymne, le drapeau, la devise et la fête nationale.
Après un rappel des engagements européens de la France s’ouvre la dernière séquence du diaporama – « une tradition d’accueil et d’intégration » – où sont présentés, de Marie Curie à Eugène Ionesco, de Françoise Giroud à Serge Reggiani ou Isabelle Adjani, de Marcel Cerdan aux joueurs de l’équipe de France de football du Mondial de 1998, les Français d’origine étrangère qui ont marqué d’une manière ou d’une autre l’actualité, l’histoire ou la culture nationales [10]. Le diaporama s’achève sur cette formule « maintenant c’est avec vous que l’histoire continue » qui renforce le phénomène d’identification entre les personnes présentes dans la salle et celles qui sont apparues à l’écran, et donne aussi l’impression aux premières qu’elles sont une élite, ou plus précisément les élues de la République. En ce sens, ces cérémonies reprennent de manière implicite la thématique de l’honneur [11] qu’on fait à ceux qui sont devenus français et qui ont mérité de le devenir : le caractère solennel renforce cette idée [12]. Et c’est, sans doute, pour cette raison que les cérémonies, et plus particulièrement le diaporama, sont bien perçues par les personnes qui reçoivent alors leurs décrets de naturalisation.
Un « rite d’institution »
La formule qui clôt le diaporama montre que ces cérémonies fonctionnent comme un « rite d’institution » [13] qui marque une frontière entre ceux qui ont réussi à obtenir la nationalité française et les autres. La présentation de la République et de la culture françaises signifie aux naturalisés ce qu’ils doivent savoir et faire pour être dignes de leur statut et « se conduire en conséquence ».
Le film peut aussi être analysé sous l’angle pédagogique – apprendre à un naturalisé ce qu’est la République pour en faire un citoyen français – et use d’un répertoire de figures à l’imagerie républicaine – la prise de la Bastille, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Marianne, la devise… Il s’agit d’entraîner, par le biais du diaporama, à la République et dans la République des personnes censées y être étrangères – la nationalité étrangère produisant l’étrangeté au régime [14].
La Marseillaise constitue, avec le diaporama, l’autre élément commun aux deux types de cérémonies. Lors des cérémonies organisées par la ville, les personnes présentes se lèvent dès les premières notes de l’hymne national pour l’écouter dans une atmosphère de solennité. En revanche, lors des cérémonies en préfecture, les personnes hésitent à se lever. Les agents de la préfecture doivent alors souvent couper la musique, demander aux gens de se lever pour remettre ensuite la Marseillaise.
Cette différence de comportement s’explique, à la fois, par l’accueil chaleureux de la municipalité et par le fait que, pendant des années, la préfecture a été le lieu où ces personnes venaient renouveler leur titre de séjour et où on vérifiait qu’elles répondaient aux critères prévus par le code du séjour. On s’y sent donc moins à l’aise, ce que confirment les entretiens faits avec des personnes naturalisées. Mais le fait d’y être invité pour retirer son décret de naturalisation inverse le rapport jusque-là établi : on n’a plus ni à faire bonne figure aux yeux des agents de la préfecture, ni à se soumettre à leurs injonctions justement parce qu’on n’est plus en position de demandeur.
Toutefois, c’est dans le contenu des discours que les cérémonies organisées en préfecture diffèrent le plus de celles mises en place par la mairie. Le discours fait par le préfet ou l’un des sous-préfets insiste sur le sens de la naturalisation, rappelle généralement qu’elle est une faveur accordée de manière discrétionnaire et souveraine par l’État à l’étranger qui paraît mériter de devenir français, et laisse entendre tout l’effort que ces personnes naturalisées doivent encore fournir pour devenir de vrais Français [15]. Le commentaire systématique de la devise nationale donne essentiellement à entendre la manière dont on se représente les personnes à qui l’on s’adresse. Au moment où il s’agit de commenter la notion de liberté, l’accent est mis sur la liberté de conscience et, par là même, sur le sens de la laïcité française. On rappelle alors avec insistance aux personnes présentes qu’elles devront s’y conformer.
La notion d’égalité est, quant à elle, limitée à la seule question de l’égalité hommes/femmes. Le représentant de l’État insiste en général sur le fait qu’en France, elle est garantie et protégée par la loi, et qu’aucun comportement qui contreviendrait à cette égalité ne saurait être toléré. Cette manière de commenter la notion d’égalité, ainsi que d’autres interactions observées entre les agents de préfecture et les personnes récemment naturalisées laissent d’ailleurs penser que cette question fait désormais partie des critères qui permettent l’évaluation de la bonne assimilation culturelle de l’étranger qui demande la nationalité française, le doute pesant sur les personnes des deux sexes originaires de pays musulmans. Elle marque, à la suite de la question de la polygamie [16], l’intrusion des questions sexuelles dans la définition de ce que sont la culture et l’identité nationales.
En revanche, le discours du maire met en avant les droits nouveaux, notamment le droit de vote et l’éligibilité, qu’acquièrent les personnes naturalisées en passant du statut d’étrangers à celui de citoyens. On retrouve là un schéma classique entre la logique de l’État qui présente de manière solennelle la grandeur de la République généreuse et celle des édiles locaux plus attentifs à valoriser la proximité et la convivialité [17]. En tout cas, cette différence habituelle se retrouve dans la manière dont sont conçues, de part et d’autre, l’incorporation dans la nation et l’opposition entre les droits et les devoirs.
Ainsi, le discours du maire souligne d’emblée qu’il s’agit d’un processus à double sens des étrangers qui décident de devenir français vers la communauté nationale et de la communauté nationale qui décide de les accepter comme membres à part entière en parlant de « choix réciproque des naturalisés vers la communauté nationale et vice versa ». Il précise, en marquant ainsi une forme de reconnaissance à l’endroit des personnes à qui il s’adresse, que ces cérémonies ne visent pas à leur souhaiter la bienvenue puisque ces dernières vivent en France depuis un certain temps.
Il mentionne aussi le fait que l’histoire de la ville est liée à celle de l’immigration en France, que nombre de ses habitants immigrés ont ainsi contribué au développement de cette ville. Il rappelle aussi que 11% de sa population est étrangère et réaffirme dans son discours la fierté que tire la ville de la population diverse qui la constitue [18]. Le discours du maire lie l’histoire individuelle des naturalisés, leur trajectoire de migrants à celle de la nation et en souligne le rôle. Il précise que les naturalisés sont d’ores et déjà considérés comme partie prenante de l’histoire de la ville et de la nation, alors que le code de la nationalité, jusqu’en 1983, différait pour les naturalisés à dix puis à cinq ans après leur naturalisation l’exercice de leurs droits de citoyens.
Les mêmes devoirs mais de nouveaux droits
S’il critique la manière dont le diaporama élude l’histoire coloniale et celle de l’immigration, le discours du maire s’attache aussi à montrer que, pour les personnes qui viennent d’obtenir la nationalité française, « tout change et rien ne change » [19]. Elles restent soumises aux devoirs auxquels elles étaient déjà soumises en tant que personnes étrangères résidant légalement en France, mais en quittant une situation où leurs droits étaient précaires pour acquérir les mêmes droits politiques que tous les Français, et particulièrement le droit de vote qui leur permet de défendre « la démocratie française qu’[elles rejoignent] [20] », tout en conservant leur culture ou leurs croyances.
Les cérémonies de remise des décrets de naturalisation sont donc conçues par l’État comme ce qui célèbre et renforce l’intégration en marquant le passage du statut d’étranger au statut de Français. Si, dans les deux cas, la cérémonie prend le risque de rappeler que le naturalisé est autre parce qu’il est advenu autrement dans la nationalité, dans un cas c’est pour insister sur la situation d’inaccomplissement du naturalisé par rapport à celui qui est né français, dans l’autre c’est pour mettre en garde contre les discriminations raciales que l’on peut continuer de subir, une fois devenu français.
Notes
[1] Initiée en octobre 2004, l’observation des cérémonies de remise des décrets de naturalisation organisées par la préfecture et par la ville principale du département où est menée l’enquête de terrain s’est poursuivie en 2005, 2006 et 2007.
[2] Abdelmalek Sayad « Naturels et naturalisés », Actes de la recherche en sciences sociales, 99, 1994, p. 26-36.
[3] Direction de la population et des migrations, Notes et documents, 43, mai 1999.
[4] Au rythme d’une cérémonie par mois. En suivant son exemple et sous l’impulsion de la loi du 13 août 2004 sur les responsabilités locales, de plus en plus de mairies de ce département organisent des cérémonies de remise des décrets de naturalisation.
[5] De décembre 2003 à la cérémonie du 20 octobre 2006, la ville aura remis 744 décrets et organisé 18 cérémonies. En 2005, la préfecture a remis 5 123 décrets de naturalisation et la ville 259. Dans les deux cas, les personnes naturalisées sont majoritairement originaires du Maroc. L’Algérie est le deuxième pays représenté. Ainsi, lors de la cérémonie organisée en préfecture le 27 avril 2006, 50 décrets de naturalisation ont été remis à des personnes d’origine marocaine, 30 à des personnes d’origine algérienne. Viennent ensuite la Turquie, le Congo, le Sri Lanka, Haïti, le Togo, le Sénégal, le Portugal (seul pays membre de l’Union européenne représenté) et la Tunisie.
[6] La notion d’assimilation apparaît pour la première fois en matière de naturalisation dans la circulaire d’application de la loi du 10 août 1927. L’assimilation, de la langue française notamment, constitue une des cinq conditions requises pour qu’un dossier de naturalisation soit recevable. Jusque-là utilisée seulement comme notion d’affichage politique, la notion d’intégration apparaît pour la première fois comme critère fondant un changement de statut dans le texte de la loi Sarkozy de novembre 2003. Il faut toutefois préciser qu’elle sert de critère, non pas à la naturalisation, mais à l’attribution d’une carte de séjour de résident.
[7] On notera d’abord que, depuis le mois de mai 2006, la ville et la préfecture diffusent une version renouvelée de ce diaporama. Par ailleurs, l’équipe municipale souhaite y ajouter un autre film dans lequel participeraient des personnes récemment naturalisées et où l’on accorderait plus de place au rappel du passé colonial de la France.
[8] Le fait de résumer implique des choix significatifs d’une image ou plutôt d’un imaginaire national, et du message que l’on veut transmettre.
[9] Dans la version renouvelée de ce diaporama, une place plus grande est faite aux femmes : Mme de Sévigné, George Sand et Mme de Staël, enfin Camille Claudel.
[10] Dans cette séquence aussi des ajouts ont été faits, notammment dans les exemples d’étrangers qui, devenus français, ont marqué l’actualité, l’histoire ou la culture françaises. La photographie de Gad El Maleh a, par exemple, été ajoutée.
[11] Abdelmalek Sayad, La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, 1999, Éditions du Seuil, coll. Liber, p. 325.
[12] Sarah Mazouz, « “Mériter d’être français” : pensée d’État et expérience de la naturalisation », Agone, n°40, 2008, p. 131-145.
[13] Didier Fassin et Sarah Mazouz, « Qu’est-ce que devenir français ? La naturalisation comme rite d’institution républicain », Revue française de sociologie, 48-4, 2007, p. 723-750.
[14] Sarah Mazouz, « Une célébration paradoxale. Les cérémonies de remise des décrets de naturalisation », Genèses. Sciences sociales et histoire, 2008/1, n° 70, p. 88-105.
[15] Ainsi lors de la cérémonie du 10 février 2005, le discours du sous-préfet exprimait l’effort qui restait encore à fournir : « Aujourd’hui est, pour vous, une journée symbolique très forte […]. Vous entrez de plain-pied dans la communauté française […], ça veut dire que vous allez devoir faire vôtres les valeurs que nous avons héritées depuis la Révolution française en 1789. J’espère vraiment que ces valeurs vous allez les faire vôtres. »
[16] La polygamie constitue un motif d’irrecevabilité – la condition d’assimilation étant non remplie –, que la demande de naturalisation soit faite par un homme effectivement polygame ou par une femme épouse d’un homme polygame.
[17] La mairie organise d’ailleurs une réception finale pendant laquelle les personnes qui viennent de recevoir leurs décrets peuvent discuter entre elles et avec les élus.
[18] Le maire commence son discours en rappelant que l’adjointe au maire a suivi le même parcours que les personnes qui viennent de recevoir leur décret de naturalisation. « Vous pouvez aussi être là » leur dit-il. Extrait du journal d’enquête, le 25 octobre 2004.
[19] Extrait du journal d’enquête, notes prises lors de la cérémonie de remise des décrets de naturalisation, le 25 octobre 2004.
[20] Idem.
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