Article extrait du Plein droit n° 79, décembre 2008
« Français : appellation contrôlée »
Les naturalisés, des Français discutables
François Masure
Anthropologue – IRIS (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux – Sciences sociales, Politique, Santé)
Les obstacles à l’acquisition de la nationalité française sont nombreux, et les réformes récentes du droit de la nationalité ont été largement inspirées par le souci de restreindre un peu plus encore les voies de cette acquisition. Ce n’est pourtant pas cette question qui va nous intéresser ici, mais son prolongement : ce qui se passe après, une fois les obstacles surmontés et la nationalité française acquise [1].
La naturalisation – entendue ici non dans son strict sens juridique d’acquisition par décret, mais comme toute acquisition volontaire par un étranger de la natio- nalité française – est un acte d’institution qui prétend assurer la justesse et la justice dans la manière de « produire » des nouveaux Français. Idéalement, elle résulte d’une opération de tri entre les étrangers « naturalisables » et ceux qui ne le sont pas, tri dont les conditions sont fixées par la loi et dont une frange des agents administratifs est chargée de l’application.
Dans cette perspective, le changement de statut juridique marque la rupture avec l’ancienne condition d’étranger et sanctionne une volonté « exemplaire » d’intégration. Cette manière de dire la naturalisation, au coeur de la justification d’État – puisque c’est lui, en définitive, qui décide qui sera naturalisé et qui ne le sera pas – relève presque du « sens commun ». Elle s’impose à tous les discours à son sujet : nul doute qu’il y aurait les plus grandes difficultés à défendre l’idée que tous les étrangers, sans distinction, devraient pouvoir devenir français. Il s’agit pourtant ici d’aborder autrement la question de l’acquisition de la nationalité française et de faire rupture, autant que possible, avec cette vision d’État et sa définition normative de la naturalisation, en s’intéressant à l’expérience qu’en ont ceux qui s’y soumettent, et plus spécifiquement encore à l’expérience de la condition de Français « par acquisition ».
Il y a quelques années, Patrick Weil publiait Qu’est-ce qu’un Français ? [2] L’ouvrage fit un peu polémique pour la thèse qu’il défendait : est français celui qui l’est en droit. Cette réponse avait le double mérite d’une part, d’éviter l’éternelle discussion sur les attributs supposément authentiques de l’« identité nationale » et, d’autre part, de rappeler un fait : c’est l’État qui, par l’intermédiaire du droit, détermine qui est français, et seuls ceux à qui cette qualité est reconnue peuvent s’en prévaloir, absolument, sans la moindre restriction.
Mais c’est paradoxalement ce rappel, pourtant indiscutable, qui suscita la polémique. En réduisant la question seulement à son aspect juridique, et sa réponse à une histoire du droit de la nationalité, cette thèse laissait échapper une dimension essentielle du problème : le droit suffit-il à faire un Français ? C’est le sens des attaques dont Patrick Weil a fait l’objet dans le cadre des polémiques autour de la création d’un ministère de l’identité nationale après l’élection de Nicolas Sarkozy [3]. Et c’est précisément cette question, ramenée régulièrement au coeur de l’espace public, qui pose problème aux naturalisés – et pas seulement à eux. S’ils hésitent à se prévaloir d’une qualité que leur a reconnue l’État, seule instance apparemment légitime pour en décider, c’est aussi parce qu’il existe un espace où cette qualité peut leur être contestée.
L’affirmation du rôle fondateur de l’État dans la constitution des « identités nationales », par le nombre de recherches qui l’étayent, est presque triviale. L’État national, forme dominante de l’État à travers le monde aujourd’hui, doit « produire le peuple » dont il émane [4]. L’opération de production historique du peuple passe par la soumission de populations a priori hétérogènes à une loi commune : c’est l’enjeu même de la « nationalisation » de la société. Le phénomène est particulièrement évident en France. Jusqu’à la fin du dixneuvième siècle, période d’âpres discussions autour des attributs de la « nationalité » française, les clivages territoriaux, linguistiques et sociaux restent importants. On peut affirmer sans trop caricaturer les choses que l’action de la Troisième République est fondatrice de la France telle que nous la connaissons aujourd’hui. L’intégration nationale qu’elle met en oeuvre s’accompagne d’un travail de manipulation symbolique visant à asseoir l’existence de cette nouvelle unité sociale que constitue la France. C’est aussi l’époque de la première codification juridique rigoureuse de la nationalité, en 1889, dont l’effet est de durcir considérablement la distinction entre Français et étrangers et de réorganiser le monde social sur des bases véritablement nationales. Être national, c’est désormais être clairement dans un rapport constitué tout à la fois d’allégeance, de protection et d’exigence avec l’État, rapport dont sont exclus les étrangers.
La « nationalisation » de la société est un bouleversement aux conséquences majeures, au moins sous deux angles. En premier lieu, elle soumet largement les conditions d’existence individuelles au statut national. Le Français bénéficie de droits spécifiques et automatiques, voire exclusifs – en matière d’accès à certains droits sociaux [5], d’accès à l’emploi –, tandis que les étrangers sont tenus de justifier leur présence sur le sol national par l’obtention d’un titre de séjour. Autrement dit, dans le cadre d’une société nationale, être un national constitue un privilège. En second lieu, en nationalisant la société, l’État structure un espace public proprement national où les questions qui intéressent la société dans son ensemble, et donc tous les nationaux, peuvent être discutées – dans les médias en particulier. La défense du privilège d’être français, ou de l’« identité nationale », fait indiscutablement partie de ces questions, l’actualité la plus contemporaine en offre un exemple éclatant.
La naturalisation est une opération d’ordre juridique par laquelle est reconnue à un étranger la qualité de français, qui s’accompagne de l’attribution de tous les droits ouverts au national, en premier lieu politiques. Cette opération de « transsubstantiation » [6], précisément parce qu’elle est d’ordre politique, ne se fait pas sans condition : la procédure juridique est l’occasion d’une évaluation de l’« assimilation à la communauté française » – vérification que le candidat est de « bonnes vie et moeurs », de sa maîtrise de la langue française... [7] Autrement dit, par cette procédure et par l’intermédiaire de ses instances qui en décident – préfectures, sous-direction des naturalisations du ministère de l’emploi, tribunaux –, l’État délivre un certificat de conformité à ce qu’on est en droit, d’un point de vue juridique et moral, d’attendre d’un Français.
Du côté des naturalisés, le changement de nationalité s’inscrit dans un souci d’échapper aux contraintes qui pèsent sur le statut d’étranger, dont l’insécurité et l’incertitude sont l’expression et le principe : incertitude sur la pérennité de la présence en France, dont découlent toutes les autres formes d’incertitude. Ce statut, qui rend la présence en France conditionnelle, interdit la maîtrise, même relative, de sa propre vie.
Un enjeu déterminant mais indicible
De ce point de vue, la naturalisation est en mesure d’assurer pour soi-même une forme de sécurité sur l’avenir et autorise une autonomie interdite jusquelà [8]. Même s’il s’agit là d’un enjeu tout à fait déterminant pour l’existence, il est relativement indicible : indicible publiquement, parce que alors la naturalisation risquerait d’être perçue comme purement instrumentale et qu’il s’agit là d’un interdit d’État. Force est pourtant de reconnaître l’importance décisive du statut juridique pour chacun d’entre nous.
Dire que la naturalisation a nécessairement une dimension instrumentale – ou qu’elle a un intérêt, ce qui revient au même – ne signifie pas qu’elle s’y réduit. Sensibles à l’obligation qui leur est faite d’avoir à se justifier sur leur démarche, mais aussi parce que la naturalisation constitue effectivement une forme de rupture, les naturalisés doivent bien faire une place, d’une manière ou d’une autre, au changement de nationalité dans leur histoire personnelle.
Ce changement est un point à partir duquel peut s’évaluer la lente et discrète évolution du mode de présence en France, ou comment le statut juridique rentre progressivement en contradiction avec la réalité de la vie en France et l’inscription de tout l’être dans cette « nouvelle » société – pas si nouvelle au demeurant, soit qu’on y vive depuis fort longtemps, soit qu’on n’en connaisse véritablement pas d’autre.
C’est aussi le point qui marque le plus objectivement la rupture avec les illusions qui ont entouré la présence en France jusque-là, les siennes propres ou celles de l’entourage. La difficulté à rompre avec ces illusions est considérablement renforcée pour les enfants de l’immigration, arrivés très jeunes ou nés en France, parce qu’il s’agit alors de rompre avec l’idée du retour « au pays » en famille, rupture à même d’ouvrir une situation extrêmement conflictuelle parce qu’elle dévoile le travail de dissimulation qui a entouré la présence en France et les effets d’une émigration en famille. Elle dévoile du même coup la dimension nécessairement collective de la naturalisation : l’acquisition de la nationalité française par un individu singulier met en jeu, voire en crise, les relations avec l’entourage familial, et au-delà, avec les nationaux qu’on paraît quitter, toujours susceptibles d’y voir une forme de trahison ou de reniement.
Pourtant, malgré les obstacles – pas seulement juridiques – qu’il leur a fallu surmonter et leur nouvelle condition, rares sont les naturalisés à se déclarer indiscutablement français. Ceux avec qui j’ai travaillé se définissent assez spontanément comme des Français « à origines » – Français d’origine algérienne, marocaine, portugaise, sénégalaise... –, par opposition aux « Français de souche » dont ils savent tout aussi spontanément ne pas faire partie. Il s’agit là d’ailleurs d’une définition de soi qui n’est pas dénuée de fondement : ces naturalisés ont été, pendant une partie de leur vie, autre chose que français, et le sont souvent restés – la plupart sont double-nationaux. L’enjeu essentiel d’une telle définition de soi est d’assurer, malgré la naturalisation, une forme de continuité, une fidélité personnelle et collective – en premier lieu familiale – à l’égard de ce qu’on a été jusque-là, un étranger. Mais elle ne tient pas tant à la volonté d’affirmer une singularité qu’à l’anticipation, en dépit de tout ce que l’on pourrait faire, qu’il restera toujours quelque chose de discutable.
Si le statut juridique modifie les rapports à l’État – l’acquisition de la nationalité suspend définitivement l’obligation d’avoir à justifier de la présence en France –, il est d’une importance toute relative dans le flot des interactions quotidiennes. Pour le dire comme l’un de mes interlocuteurs, Mamadou, la naturalisation n’est pas « une opération de chirurgie esthétique ». La simple mention de ce prénom suffit, à elle seule, à indiquer une caractéristique essentielle de cette personne, avant même qu’il soit besoin de l’expliciter : Français d’origine sénégalaise, Mamadou est noir. La couleur de sa peau, contre laquelle la naturalisation ne peut rien, est un rappel permanent de sa condition « originelle ».
On entre ainsi dans l’univers du stigmate, qui touche à différents degrés tous les naturalisés, et dont on sait au moins depuis Goffman qu’il relève d’un problème de visibilité [9]. Virtuellement, tout ce qui peut rappeler l’ancienne condition en relève. Cela peut être l’accent avec lequel on parle français, le nom que l’on porte [10] et, à travers lui, une religion supposée. C’est enfin – surtout – un corps, « lieu géométrique de tous les stigmates » [11] : il est « ce qui parle quand on ne dit rien » [12].
Certes, tous les naturalisés ne sont pas des stigmatisés permanents, ni même concernés au même titre par la stigmatisation. Celle-ci et la manière dont elle est vécue dépendent du point jusqu’auquel les rapports sociaux ordinaires – amicaux, professionnels, administratifs... – renvoient l’image d’un « corps étranger » et son degré d’altérité. Ainsi, des naturalisés originaires d’Allemagne ou d’Israël, pour leur caractère exceptionnel, peuvent s’enorgueillir avec moins de réserve que d’autres de l’honneur que constitue leur naturalisation – accessoirement souligner l’excessive facilité avec laquelle d’autres l’obtiennent –, et voir dans les interrogations sur leurs origines une marque de « curiosité » à leur égard. Tandis que d’autres, les plus nombreux, originaires de l’ex-empire colonial français ou du « tiers-monde » [13], voient leur condition fragilisée par le surinvestissement politique et médiatique dont l’« immigration » fait l’objet, et dont ils partagent tous les stigmates.
Hiérarchie des origines
Le lexique de l’« immigration » permet d’euphémiser et de ne pas nommer une catégorie d’étrangers – ou supposés tels – dont la société française tolère mal la présence, pour leur trop grande distance, dit-on, à ses principes fondamentaux. Par cette nomination particulière, la société française opère une hiérarchie des origines, à laquelle n’échappent pas les naturalisés, en fonction de la distance « culturelle » – la culture intervenant ici comme une « seconde nature ». La possibilité de devenir un national « comme les autres » est illusoire, et la naturalisation, un acte d’institution dont les effets les plus efficaces ne se produisent pas là où elle le laisse espérer.
C’est en définitive à d’« étranges » nationaux que la naturalisation donne naissance. Les justifications qu’ils sont contraints d’apporter à leur nouvelle condition, au risque parfois de la surenchère dans les signes de bonne conduite, revient à perpétuer dans la nationalité la condition à laquelle la naturalisation était précisément supposée mettre fin. C’est toute la différence entre le « naturel » et le « naturalisé ». Si le premier n’a pas besoin de penser sa nationalité, bénéficiant de ses effets le plus naturellement du monde sans que surgisse là la moindre question, le second ne peut avoir qu’un rapport médiatisé avec elle, par le regard des autres.
À rebours de ce qu’elle prétend être, une « intégration » dans la communauté nationale, la naturalisation ne fait que redoubler les paradoxes et les contradictions qu’a connues l’étranger avant d’être français. Elle sépare beaucoup moins radicalement les Français « par acquisition » des étrangers pas encore « naturalisables » ou naturalisés, mais toujours susceptibles de le devenir, que des Français de naissance, les seuls assurément à ne pas être concernés par elle. En dépit de ses effets de légitimation, la naturalisation signale un rapport fondamentalement hétérodoxe à la nationalité française. Devenir français, ça n’est pas l’être depuis toujours. Ça n’est pas l’être indiscutablement.
Notes
[1] Cet article s’appuie sur une recherche menée entre 2000 et 2006 auprès de naturalisés.
[2] Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Grasset, 2002.
[3] Dans l’émission Répliques, sur France culture, consacrée le 1er septembre 2007 à « L’identité nationale », puis sur le plateau de Ripostes, sur France 5, le 23 septembre 2007, dans une émission consacrée à l’immigration, en présence de Brice Hortefeux.
[4] Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte Poche, 1997, p. 126-137.
[5] Cette discrimination a désormais disparu, mais elle concernait encore jusqu’en 1998 les prestations non contributives, comme l’allocation adulte handicapé ou l’ex-FNS.
[6] Abdelmalek Sayad, La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, p. 321.
[7] Art. 21-23 et 21-24 du code civil. Dans le cas d’une acquisition « à raison du mariage avec un conjoint français », cette « assimilation » est supposée, mais « le gouvernement » conserve la possibilité pendant deux ans de revenir sur cette acquisition (art. 21-4).
[8] De façon significative, dans la foulée de l’adoption des « lois Pasqua » en 1993, qui ont considérablement fragilisé la situation des étrangers en France, les acquisitions de la nationalité ont brusquement augmenté : on est ainsi passé de 73 170 acquisitions en 1993 à 126 341 en 1994, initiant un mouvement de hausse encore observable aujourd’hui (voir les annexes statistiques dans Patrick Weil, op. cit.).
[9] Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975.
[10] Le nom peut être « francisé » au moment de la naturalisation, pour lui faire perdre sa consonance étrangère. Mais cette procédure complémentaire est massivement refusée, parce qu’elle est dans la plupart des cas, comme la naturalisation qu’elle vise à parachever, impuissante à masquer l’« origine ». Voir François Masure, « Des noms français ? Naturalisation et changement de nom » dans Agnès Fine (dir.), États civils en questions. Papiers, identités, sentiment de soi, Paris, CTHS, 2008, p. 245-273.
[11] Abdelmalek Sayad, op. cit., p. 399.
[12] Smaïn Laacher, « Nationalité et rationalité ou la “logique des choses” », dans Smaïn Laacher (dir.), Questions de nationalité. Histoire et enjeux d’un code, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 199-233 (citation p. 221).
[13] À l’heure actuelle, les naturalisés originaires du Maghreb représentent à eux seuls plus de la moitié des naturalisations.
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