Article extrait du Plein droit n° 71, décembre 2006
« Histoires de mobilisations »

Les « latinos » dans la rue

Claudio Lomnitz*

Professeur d’anthropologie à l’Université Columbia
Les manifestations des sans-papiers mexicains et de leurs nombreux soutiens au printemps 2006 dans plusieurs grandes villes des États-unies marquent un tournant dans la vie politique américaine. Alors qu’auparavant cette population immigrée intervenait peu sur la scène publique, elle s’est pour la première fois affichée en tant que groupe avec pour objectif de défendre les intérêts des « Latinos ».

Aux États-Unis, le printemps 2006 a été le théâtre de manifestations d’une ampleur exceptionnelle. Indignés par le texte de loi (H.R. 4437) voté par la Chambre des représentants en 2005 et intitulé « Du contrôle des frontières, de l’anti-terrorisme et de l’immigration illégale », près de trois millions de personnes, des « sans-papiers » et leurs soutiens, sont descendus dans les rues de plusieurs villes aux Etats-Unis, avec plus de 100 000 personnes à San Jose, Phoenix, New York, Chicago, Washington DC, Los Angeles et Dallas. Ces cortèges ont représenté les manifestations les plus importantes de toute l’histoire des villes de Los Angeles (de 650 000 à 700 000 participants), Chicago (400 000-750 000), Dallas (350 000-500 000), Phoenix (100 000- 250 000) et San Jose (100 000) [1]. Si on regarde ces manifestations comme une forme de protestation du monde ouvrier, elles constituent la plus large mobilisation de travailleurs de toute l’histoire des États-Unis [2]. Si on les considère comme appartenant au mouvement de défense des droits civiques, elles représentent les plus importants rassemblements depuis les années 1960.

Indépendamment de leur taille, ces manifestations se sont distinguées par un certain nombre d’autres caractéristiques. La première, c’est leur aspect hybride. Alors que les grandes manifestations intergénérationnelles de ce type sont une forme privilégiée d’expression politique au Mexique, elles restent assez exceptionnelles aux États-Unis. Certes, de vastes rassemblements pacifiques se sont tenus lors de situations de crise comme la guerre du Vietnam, l’intervention en Irak ou devant la Convention républicaine (contre la réélection de George Bush) mais, jusqu’à présent, leur objectif avait rarement consisté à défendre les intérêts d’un groupe spécifique. La « Million Man March » organisée en octobre 1995 par Louis Farrakhan se rapproche dans une certaine mesure des manifestations de 2006, mais ce mouvement avait lui-même été décrit comme particulier, car relevant autant d’un grand pardon spirituel des Afro-Américains que d’une marche de protestation [3]. Le côté festif, intergénérationnel et pacifique des manifestations de masse est plus caractéristique de la scène politique mexicaine que de celle des États-Unis. Aux États-Unis, le vote et les pratiques politiques qui lui sont associées, telles que l’envoi de lettres ou de pétitions aux membres du Congrès, demeurent les formes d’expression politique les plus habituelles. À l’inverse, au Mexique, le vote est plutôt le pendant des manifestations, qui peuvent même entrer en concurrence avec lui. C’est par l’occupation de l’espace public que l’opinion publique mexicaine s’exprime essentiellement. Cette différence explique pourquoi les médias américains couvrent moins largement les grandes manifestations de leur pays que leurs homologues mexicains ne couvrent celles qui se déroulent au Mexique et qui sont en outre régulièrement retransmises aux États-Unis par le biais des réseaux télévisuels hispanophones. C’est également la raison pour laquelle, au vu de leur faible participation électorale, les « Latinos » aux États-Unis sont systématiquement considérés comme apolitiques par les experts américains. Ainsi, la forme même prise par les rassemblements de 2006 marque un degré nouveau d’hybridation entre des cultures politiques nationales différentes.

D’ailleurs, le choix même du 1er mai – journée internationale du travail commémorant les émeutes de Haymarket à Chicago (mai 1886) et qui n’est pas chômée aux États-Unis – pour organiser une série de manifestations est un exemple de cette hybridité. En outre, les médias mexicains ont largement attiré l’attention sur ces rassemblements qui se sont déroulés sur le sol des États-Unis avec, dans le même temps, au Mexique, un boycott des produits américains. Ainsi, cette hybridité au niveau formel s’est accompagnée d’efforts concrets pour exercer des pressions des deux côtés de la frontière.

Une visibilité nouvelle

La politique de visibilité adoptée par le mouvement des migrants incite à établir un parallèle entre la situation des « immigrés illégaux » aux États-Unis et celle du « citoyen » au Mexique. La simultanéité ou, du moins, la succession rapide des manifestations sur l’ensemble du territoire national a contraint à une prise de conscience par les Américains de l’existence de millions d’individus capables de penser par eux-mêmes alors que, jusqu’à récemment, les gouvernements et les responsables politiques parlaient en leur nom. Ce processus se rapproche donc de celui de la reconnaissance démocratique qui a commencé au Mexique avec la mobilisation populaire de 1988 et qui se poursuit encore aujourd’hui.

Avant les rassemblements de 2006, les débats publics concernant l’immigration mexicaine aux États-Unis ont commodément tablé sur l’absence de ces immigrés de la scène publique, une invisibilité garantie par leur statut de clandestins, par le fait qu’ils n’étaient pas des citoyens, ainsi que par leur manque d’expérience de la démocratie à l’américaine. Le débat sur le « problème de l’immigration » s’est donc déroulé entre partisans et opposants de l’immigration, en excluant la participation des premiers concernés. Or, cette fois, selon Le New York Times, les immigrés mexicains ont quitté leur poste de travail et se sont rassemblés pour défiler dans les centres villes, et ce jusque dans les plus petites agglomérations [4]. Dès lors, leur présence en tant que force politique à l’échelle du pays ne pouvait être ignorée plus longtemps.

L’absence de clandestins dans la sphère publique contrastait avec leur omniprésence sur le marché du travail et leur déferlement dans les rues à travers tout le pays. La montée en puissance des « Latinos », perçus comme une force électorale (un phénomène que soulignaient les slogans inscrits sur les pancartes lors de la mobilisation de 2006 : « Aujourd’hui nous défilons, demain nous voterons »), le nouveau créneau économique qu’ils occupent en tant que consommateurs désormais courtisés par les grandes entreprises, ainsi que leur forte proportion parmi les usagers des services publics (écoles, hôpitaux et prisons, par exemple) font que les opposants à l’immigration ne peuvent plus fermer les yeux sur leur existence. En résumé, il existait un profond décalage entre l’importance du rôle joué par les « Latinos » au niveau social et économique et leur faible représentation sur la scène publique.

Parmi les Mexicains et, plus généralement les personnes originaires d’Amérique centrale, seuls ceux ayant obtenu la nationalité américaine ou, au moins, une carte de séjour, pouvaient faire entendre leur voix. Les clandestins mexicains ne s’affichaient en tant que groupe qu’à l’occasion d’un match de football ou du défilé du 5 mai (cette fête étant pour les Mexicains aux États-Unis l’équivalent de la Saint-Patrick pour les Irlandais). Cependant, même ces simples manifestations identitaires n’étaient pas dépourvues de risques : faire flotter le drapeau mexicain par exemple, qui est la manière la plus évidente d’affirmer son existence pour un immigré clandestin (et même d’ailleurs pour les immigrés en situation régulière vu leur sous-représentation dans les affaires publiques), déclenche presque systématiquement des attaques virulentes de la part des opposants à l’immigration, au même titre que d’autres formes d’affirmation de leurs différences, tel que l’usage de l’espagnol sur la scène publique par exemple. Ainsi, en 1986, les Californiens ont voté la proposition 63 qui instituait l’anglais comme langue officielle de l’État, tandis que Samuel Huntington lançait sa fameuse diabrite nationaliste, largement relayée dans les médias, rappelant le match de football qui s’était déroulé à Los Angeles [5] et où la sélection nationale américaine avait été conspuée et l’équipe nationale du Mexique acclamée. C’est en gardant cela à l’esprit que Lina Chavez, grande figure médiatique latino-américaine, par crainte d’un revirement d’opinion de la part des électeurs ou de leurs représentants au gouvernement, a déconseillé à la communauté latino, au début de la mobilisation, de brandir les drapeaux des pays d’origine durant les rassemblements [6]. Effectivement, les images diffusées à la télévision de milliers d’« immigrés illégaux » descendant dans la rue, en agitant des drapeaux américains, mexicains et d’autres nationalités, a effrayé une partie de l’opinion publique américaine, une réaction que l’on peut rapprocher de celle suscitée par le refus de Rosa Parks de s’asseoir à l’arrière d’un bus en 1955 [7].

Les manifestations du printemps 2006 ont placé la droite américaine et, plus particulièrement, le parti républicain devant une véritable impasse. Paradoxalement, cette situation s’explique en partie par le succès de l’opération de séduction engagée par les républicains vis-à-vis des « Latinos » lors des élections de 2004, où George Bush avait recueilli le taux phénoménal de 40 % de leurs voix. Si ce résultat a été lourd de conséquences à l’échelle mondiale, il l’a été également aux États-Unis en 2006, mais de manière positive, en empêchant le parti républicain de faire front contre les immigrés « latinos ».

Outre cette considération cyniquement pragmatique, les spécialistes de l’immigration s’accordent majoritairement à penser que la probabilité de faire appliquer le projet de criminalisation de l’« immigration illégale » des Mexicains est relativement faible. L’expulsion de onze millions de personnes serait en effet désastreuse pour l’économie américaine, inapplicable car ingérable par les organismes chargés de l’application des lois, et catastrophique pour la stabilité du Mexique. La construction d’un mur sur la frontière finirait de détruire l’image internationale déjà bien ternie des États-Unis. Un système de carte d’identité nationale, quant à lui, serait onéreux et soulèverait des problèmes par rapport aux droits de chaque État, sans compter que l’exemple français a prouvé qu’il était loin d’être infaillible. De ce fait, les décisions législatives à l’encontre des immigrants doivent prendre en compte d’une part les contraintes imposées par les alliances électorales indispensables au parti républicain et, d’autre part, le coût économique et politique du passage en force de projets de loi anti-immigration. Dans ce contexte, une politique de la reconnaissance donnant un poids politique aux « étrangers illégaux » a toutes les chances de se poursuivre, mais risque fort néanmoins de n’être un enjeu majeur qu’épisodiquement, en fonction des conjonctures, et non comme une forme permanente d’expression et d’organisation. Pour le moment, étant donné les préoccupations politiques légitimées par l’État sécuritaire, les affligeants discours anti-immigrés sont quasiment inévitables aux États-Unis. En même temps, l’aval accordé ou non par le gouvernement à ces attitudes de rejet fluctue en fonction de paramètres électoraux et politiques. On peut donc s’attendre en réaction à des expressions protestataires qui suivront les mêmes oscillations.

La troisième caractéristique novatrice de la mobilisation de 2006 tient à l’interaction entre la politique identitaire aux États-Unis et la politique internationale menée par les États-Unis. Depuis les attentats du 11 septembre, les interventions américaines sur la scène mondiale sont si impopulaires en Amérique latine que l’anti-américanisme menace de devenir un discours hégémonique, dans lequel droite et gauche pourraient se retrouver. Dans ce contexte, l’émergence d’un conflit ethnico-racial à l’intérieur des États-Unis est une véritable épine dans le pied de la diplomatie américaine, ce qui a contraint le gouvernement fédéral à réagir avec beaucoup de souplesse à la mobilisation.

En même temps, une des dimensions les plus intéressantes de ce type de politique non-gouvernementale, c’est l’incertitude qui entoure l’identité de son sujet, en d’autres termes, c’est l’effet déstabilisateur povoqué par les catégories de la politique des identités aux États-Unis. Bien que, sans contestation possible, la majorité des manifestants du printemps 2006 aient été mexicains, il est aussi clairement apparu que les étiquettes de « latino », ou d’« hispanique », ou de « catégorie ethnique » élaborées par le bureau américain des statistiques s’avèrent utiles pour une mobilisation de terrain. En effet, ont également participé à ces manifestations des clandestins de toutes nationalités, en même temps que des « Latinos » en situation régulière ou même naturalisés, et aussi des amis et des alliés qui ethniquement n’ont rien d’« hispaniques ».

De fait, les mobilisations de 2006 ont combiné plusieurs logiques. D’abord, des logiques à la fois locales et transnationales, s’appuyant sur plus de six cents associations locales officiellement reconnues d’immigrés mexicains aux États-Unis. Ensuite, des logiques de classe, mobilisées par des organisations syndicales. En troisième lieu, des logiques minoritaires nationales, portées par les différentes associations appartenant à ce qu’on appelle la société civile latino, telles que le Conseil national de La Raza. Puis une organisation fondée sur les églises, catholiques mais aussi protestantes évangéliques (le succès de ces dernières aux États-Unis s’est nourri de l’arrivée de nombreux immigrés). Il faut ajouter à cela une mobilisation relayée par les médias, en particulier hispanophones, aux États-Unis comme au Mexique (aux États-Unis, il existe trois chaînes de télévision émettant sur tout le territoire en espagnol, plus de trois cents stations de radio et environ sept cents journaux hispanophones). A l’échelon international enfin, le mouvement a puisé son inspiration dans les débats démocratiques de la politique mexicaine, ainsi que dans certaines productions cinématographiques distribuées dans le monde entier, comme le film « A day without a Mexican » réalisé en 2004 par le cinéaste mexicain Alfonso Arau, qui reprenait le thème d’une émission radiophonique populaire de la radio publique américaine (NPR) imaginant à quoi ressemblerait une journée sans les travailleurs mexicains.

La convergence de ces différentes logiques et ressources et la multiplicité des références qu’elles impliquent pour les modes d’organisation politique laissent à penser que le mouvement actuel sonne peut-être le glas de l’hostilité du monde syndical traditionnel à l’égard de l’« immigration illégale » (une position qui non seulement a été celle des principales confédérations de travailleurs, mais qui a également alimenté les tensions ethniques entre les Noirs et les « Latinos » et, à l’intérieur même de la communauté hispanophone, entre les « Chicanos » et les Mexicains : la « United Farm Workers » de Cesar Chavez soutient ainsi les législations du travail qui incluent le contrôle de l’immigration [8]).

Le mouvement des immigrés de 2006 s’est construit sur la plaie mal recousue qui unit les États-Unis au Mexique. Cet article doit paraître en avril 2007 dans Nongovernmental Politics, dir. Michel Feher et al., Zone Books (New York).




Notes

[1Pour des données plus précises sur les marches et d’autres informations sur les mobilisations du printemps de 2006 en général, voir Jonathan Fox, « Mexican Migrant Civic Participation in the United States », 15 août 2006, http://borderbattles.ssrc.org/Fox/index2.html

[2Ruth Milkman, de l’Université de Berkeley, fait l’hypothèse d’un recoupement important entre la mobilisation de 2006 et les associations locales, les centrales de travailleurs, les syndicats CTW [ « Change To Win »] et, depuis le début de ces manifestations, l’AFL-CIO [principale centrale syndicale jusqu’à la scission, en septembre 2006, de trois syndicats qui ont formé le CTW - NdT] a rapidement réagi afin de passer des alliances avec les travailleurs mexicains et les centres de travailleurs. Voir « Labor and the New Immigrant Rights Movement : Lessos from California », 28 juillet 2006 : http://borderbattles.ssrc.org/Milkman/

[3Les défilés organisés par les Latinos californiens en 1994 contre la proposition 187 (qui refusait aux immigrés sans papiers l’accès à la protection sociale et à l’éducation) sont nettement le mouvement qui s’apparente le plus à la mobilisation de 2006.

[4Voir, par exemple, The New York Times, « For Latinos in the Midwest, a time to a Heard » de Randal Archibold, 25 avril 2006.

[5Samuel P. Huntington, Who Are We ? The Challenges to America’s National Identity, New York, Norton, 2004.

[6« American Dreams, Foreign Flags  », The New York Times, 30 mars 2006.

[7Le 1er décembre 1955, Rosa Park refusa en réalité de céder sa place à un Blanc dans un bus. Arrêtée, elle fut condamnée à une amende de 15 dollars. Un mouvement très fort se créa alors autour d’elle décidant de boycotter la compagnie de bus. Ce mouvement fut dirigé par un pasteur alors peu connu, Martin Luther King. Après 382 jours de boycott, la communauté noire gagnait son pari et obtenait le droit à un traitement équitable dans les bus. (NdT)

[8Depuis 1958, Cesar Chavez s’est opposé au programme Bracero, basé sur l’immigration temporaire, faisant pression sur les fournisseurs locaux et les propriétaire de plantations pour n’employer que des résidents locaux. De même, en 1969, cinq ans après le début de ce programme, il organisa une marche à travers la Coachella et les « Imperial Valleys » jusqu’à la frontière américano-mexicaine afin de protester contre le recours dans l’agriculture à la main-d’œuvre sans papiers.


Article extrait du n°71

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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