Article extrait du Plein droit n° 71, décembre 2006
« Histoires de mobilisations »

« Des bons dossiers, ça ne suffit pas »

Jean-François Martini et Claire Laudereau

 ;
Parti de mobilisations ponctuelles autour de lycéens sans papiers, le Réseau éducation sans frontières (RESF) est devenu un réseau national réunissant militants individuels, établissements scolaires, syndicats, associations. Dans l’entretien ci-dessous, Brigitte Wieser, militante de la première heure du Réseau parisien, revient sur le démarrage, la structuration et l’avenir de ce mouvement de solidarité sans précédent.

Gisti – Comment est né RESF à Paris ?} Brigitte Wieser – Tout est parti du lycée Voltaire (Paris 11e), à la rentrée 2004. J’étais présidente de la section locale de la FCPE. Une élève a reçu une invitation à quitter le territoire et tout le lycée s’est mobilisé : lycéens, parents, professeurs. Nous avons demandé à être reçus en préfecture, ils savaient très bien qu’il y aurait le lycée devant la préfecture ! Le lendemain même de notre demande de délégation, l’élève a reçu une carte « vie privée et familiale ». Bref, c’était un franc succès. Mais nous, parents d’élèves et enseignants, ne connaissions pas du tout RESF. Et nous savions encore moins qu’au même moment, quelques personnes étaient prêtes à créer RESF Paris. Elles nous ont contactées suite à un article de presse relatant la mobilisation à Voltaire. Et ensemble nous avons créé RESF Paris en mars 2005. Nous étions une quinzaine, principalement des professeurs et quelques parents. C’est inimaginable maintenant mais, à ce moment-là, nous nous réunissions dans une salle de trente personnes : tout RESF Paris et les jeunes sans-papiers dont nous nous occupions pouvaient y tenir ! Aujourd’hui, on serait bien à l’étroit.

La mobilisation s’est faite à partir des lycées ?} Au départ, il n’était question que de lycéens sans papiers. Les familles ne sont venues que dans un deuxième temps, à l’été 2005. Deux cas de familles dont la presse a beaucoup parlé ont été déclencheurs : celui de Rachel et Jonathan, deux ados qui ont dû être cachés début août 2005 pour que leur mère ne puisse pas être expulsée, et le cas de M. Pan, dans le 20e expulsé dix jours après la rentrée 2005. C’est à ce moment-là que nous avons compris qu’il fallait s’occuper des parents. Jusque-là, nous n’intervenions que ponctuellement, en cas de situation dramatique de mise en centre de rétention.

Comment s’est structuré le réseau ?} Quelques mois plus tard, en décembre 2005, quand les dossiers ont commencé à s’empiler, nous avons réalisé qu’il ne nous était plus possible de prendre en charge nous-mêmes les dossiers. Il fallait créer des comités de soutien dans les établissements scolaires. Puis, le réseau grossissant, nous nous sommes structurés en groupes d’arrondissements. Actuellement, quasiment toutes les écoles du 10e et du 11e ont un comité de soutien, le 19e et le 20e arrondissements sont très bien couverts. J’imagine qu’il y a près de deux cents comités parisiens aujourd’hui. Tous les jours, un comité se crée. Le réseau fonctionne sur un mode très informel, d’ailleurs je n’ai même pas de chiffres précis à vous donner… Quand un cas nous est signalé, nous savons sur qui renvoyer, mais nous n’avons pas fait de recensement de tous les comités. C’est clair que les demandes ont explosé en juin 2006, avec l’échéance de la circulaire du 31 octobre 2005 [suspendant l’éloignement des familles ayant des enfants scolarisés jusqu’à la fin de l’année scolaire 2005/2006]. On a compté jusqu’à quarante dossiers dans une école du 10e arrondissement !

Quelle est la spécificité du réseau ?} L’idée forte du réseau est que la mobilisation doit partir de chaque école, des parents d’élèves ou des enseignants. Dès que nous sommes sollicités pour un cas dans nos permanences, nous renvoyons toujours vers le comité de soutien de l’établissement. S’il n’existe pas, nous aidons à le créer. C’est à partir de ce principe que je rappelle à ceux qui nous interpellent sur des situations et qui disent « vous » en parlant de RESF que RESF, ce n’est pas « vous » mais « nous ! ». On le fait ensemble, c’est nous tous qui agissons et pas des représentants d’une association ou d’un syndicat en particulier.

Quel a été l’accueil dans les écoles ?} Nous avons toujours été bien accueillis. Il peut y avoir bien sûr un parent mécontent qu’on s’intéresse trop aux sans-papiers, un directeur d’école réticent, des banderoles RESF aux fenêtres qui sont volées, un adhérent qui quitte la FCPE, ne supportant pas qu’on ne se focalise pas sur le poids du cartable ! Mais c’est rare et je n’ai jamais rencontré une hostilité collective. En revanche, on a toujours plus de mal à être présents dans les collèges, plus difficiles à mobiliser. Dans les écoles primaires et élémentaires, les parents se rencontrent à la sortie des classes. Dans les lycées, ce sont les jeunes qui se mobilisent. Dans les collèges, les parents se connaissent peu et les collégiens sont trop jeunes pour avoir eux-mêmes des problèmes de papiers ou envie de parler des problèmes de leurs parents… Quand il y a un comité de soutien dans un collège, c’est à l’initiative de professeurs.

Quels effets ont eus les deux circulaires d’octobre 2005 et juin 2006 ?} Contre toute attente, elles ont surtout eu un effet mobilisateur ! Celle d’octobre a dramatisé la situation en instaurant une date butoir, le 30 juin 2006, date à laquelle les familles et leurs enfants devenaient à nouveau expulsables. Le gouvernement, pour se sortir de ce piège, a publié une seconde circulaire, celle du 13 juin 2006 destinée à calmer la situation en permettant la régularisation de certaines situations. Cela a provoqué de nouvelles mobilisations. Les trois-quarts des militants de RESF sont des « militants du 13 juin 2006 » ! Et d’ailleurs, ils ont vite été absorbés par la constitution de dossiers de régularisation. C’était un travail d’agent préfectoral. Nous avons passé notre été à faire des dossiers, à tenir des permanences, à accompagner les gens en préfecture… Entre fin juin et fin septembre, on n’a fait que du dossier ! Au risque d’avoir du mal à sortir de cette situation ! Car, après les refus, il a fallu faire des recours… Après les recours gracieux, beaucoup voulaient se lancer dans les recours contentieux… On pouvait faire ainsi des dossiers jusqu’à la fin de nos jours ! RESF risquait de devenir une association juridique spécialisée dans les dossiers ! Il a fallu recadrer les choses et bien rappeler qu’on demandait la régularisation de tous et pas seulement de ceux qui entraient dans les critères de la circulaire. Au final, sur Paris, au 13 septembre 2006, sur 9248 dossiers, 1606 ont été régularisés.

Y a-t-il eu débat au sein de RESF sur les moyens d’action ? Comment conciliez-vous la bataille juridique et la mobilisation dans la rue ?} On rappelle toujours qu’on vise la régularisation de tous les sans-papiers et pas seulement de la famille pour qui on a fait le dossier. Finalement, la technique pour constituer un bon dossier n’est pas très intéressante. On sait où trouver les bonnes réponses aux questions techniques, à la Cimade par exemple. Certes, il fallait monter des dossiers, mais nous avons toujours mis en avant qu’un bon dossier n’a jamais été équivalent à une mobilisation de mille cinq cent personnes dans la rue. De toutes façons, nous nous sommes bien rendu compte que des familles répondant en tous points aux critères de la circulaire n’étaient pas régularisées. D’où la limite d’un travail strictement technique. Faire des bons dossiers et des bons recours, ça ne suffit pas !

Quelle a été la plus belle réussite de RESF ?} Le changement de mentalité ! En fait, pendant l’année 2005- 2006, notre principale victoire n’a pas été les quelques régularisations que nous avons réussi à obtenir. Notre victoire, c’est d’avoir fait changer le point de vue d’une partie de la population sur les sans-papiers. Ce n’est pas seulement la famille du copain de son enfant qui est concernée, mais c’est un problème global. Si, dans un sondage récent, 73 % de la population française est d’accord pour régulariser tous les sans-papiers qui ont un enfant scolarisé ou un contrat de travail, c’est sûrement, pour une bonne part, grâce aux actions de RESF.

Est-ce que vous arrivez véritablement à mobiliser pour toutes les familles ?} Il ne faut pas opposer l’humanitaire et la politique. Oui, certains se mobilisent pour une famille, mais ils réalisent aussi que nous sommes face à un véritable choix de société. En tout cas, il n’y a pas de mésentente entre nous. On vient tous d’origines très diverses, sociales et politiques. Beaucoup ont pu constater qu’il n’y avait pas de lien entre sans-papiers et délinquance, qu’on était loin des clichés. Les sans-papiers ne sont pas des délinquants ou des terroristes mais des personnes qui tentent de survivre. Des liens très forts se sont tissés entre les familles sans papiers et leurs soutiens. Autre changement, la différence d’attitude des policiers qui font les rafles. Grâce à une chaîne téléphonique, en moins d’un quart d’heure, nous arrivons à rassembler trente personnes après le début d’une rafle à Belleville. Entre nous, on s’appelle en plaisantant « la brigade anti-rafles de Belleville » ! Un jour, nous avons même réuni une centaine de personnes. L’attitude des policiers a changé, ils sont devenus moins agressifs et ils acceptent de nous parler. Certains admettent qu’ils préféreraient faire autre chose que des contrôles au faciès pour faire du chiffre.

Un autre signe du changement est le fait que, pour faire sortir une personne pendant une garde-à-vue, les policiers demandent comme papier un certificat de scolarité. On ne brandit plus une promesse d’embauche ou des preuves d’une longue présence en France comme autrefois ! A l’inverse, j’ai été choquée d’entendre des enfants, petits et grands, dire que c’était leur faute si leurs parents n’avaient pas été régularisés. Cet été, certaines préfectures ayant décidé que les certificats de scolarité n’étaient plus suffisants, les parents ont été contraints de présenter les bulletins de notes de leurs enfants que le guichetier lisait attentivement devant eux à la préfecture. Certains enfants en ont alors déduit que si leurs parents n’avaient pas été régularisés, c’était de leur faute. Comme si la réussite scolaire était un critère ! Je trouve ça immonde de faire porter aux enfants une telle responsabilité.

Autre sujet de satisfaction, sur le plan du fonctionnement, le réseau à Paris a toujours été très réactif, sans qu’il y ait besoin d’une « hiérarchie ». Une décision est vite prise, pas besoin d’attendre la validation d’un grand nombre de personnes.

Y a-t-il eu des tentatives de prise en main du réseau par des associations ou de syndicats signataires ?} Non, la FCPE a toujours été très impliquée, mais n’a jamais demandé un droit de regard. Je trouve même que les syndicats pourraient être plus impliqués ! Nous avons aussi sollicité les mairies. Toutes les mairies de gauche ont organisé des parrainages, excepté la mairie du 18e, sous prétexte que cet acte n’avait pas de portée juridique !

Quelles sont les perspectives aujourd’hui ?} On a commencé à réfléchir à la question des expulsions d’hôtel. Une commission logement s’est créée. Il est difficile de s’occuper de personnes qui s’éloignent de leur comité de soutien en raison de la perte de leur logement. On a le cas de tout un groupe de familles du même hôtel du 11e qui ont été relogées à La Plaine-Saint-Denis, fin juin 2006. Du coup, un ramassage scolaire a été organisé et les enfants vont toujours à l’école dans le 11e. Une autre action sera de faire en sorte que tout candidat aux élections présidentielles se positionne sur l’immigration. Les six prochains mois doivent être très forts. Nous comptons sur la lutte très prometteuse des lycéens. Car RESF c’est d’abord eux, davantage que les parents des écoles maternelles. Une coordination lycéenne dans l’Est parisien vient de se créer avec le cas de Christian E., lycéen à Ravel (dans le 20e), et une autre dans le Sud, autour du lycée Buffon, est en train de se structurer. Il y a une jonction entre les deux coordinations lycéennes. Les jeunes tiennent à leur indépendance. Autant l’année 2006 a été celle des familles, autant 2007 sera celle des lycéens !

Bien sûr, une première victoire serait de mettre en échec la politique de reconduite à la frontière, que les familles puissent souffler un peu. La deuxième serait la régularisation massive. Depuis la rentrée 2006, il y a eu une course aux chiffres. Tous les jours, à Paris, des parents sont arrêtés dans des rafles. A deux exceptions près, ils sont tous sortis, soit à la suite de recours devant les tribunaux, soit après des occupations de commissariats pendant vingt-quatre heures, soit grâce à la mobilisation forte de l’école.



Article extrait du n°71

→ Commander la publication papier ou l'ebook
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
URL de cette page : www.gisti.org/article4362