Article extrait du Plein droit n° 36-37, décembre 1997
« La République bornée »
Polygamie : ne pas se tromper de combat !
Danièle Lochak
Professeur de droit, présidente du Gisti
En 1993, déjà, en prenant connaissance du projet de loi Pasqua, nous relevions à quel point était suspecte la façon de toujours mettre au premier plan la polygamie lorsqu’on parle d’immigration [1]. Nous rappelions comment Jacques Chirac, dans son discours de 1991 resté tristement célèbre sur les odeurs désagréables aux narines françaises qu’exhalaient les immigrés, avait également évoqué, pour décrire les méfaits de l’immigration, l’image de l’étranger polygame vivant avec trois ou quatre épouses et une vingtaine d’enfants.
Tout cela n’est ni innocent, ni indifférent, écrivions-nous : en accordant une importance disproportionnée à un phénomène statistiquement marginal, qui concerne quelques milliers de ménages, nos gouvernants cèdent à la facilité démagogique. Pire encore, en brandissant à tout bout de champ le spectre de la polygamie, ils ne peuvent qu’accréditer dans l’opinion l’idée que les immigrés ne sont décidément pas intégrables.
Or non seulement les dispositions de la loi Pasqua ont été adoptées sans que personne ne s’interroge sur leur bien-fondé au regard de l’objectif théoriquement poursuivi, mais la polygamie continue à être brandie comme un épouvantail qui permet de faire accepter des mesures de plus en plus sévères et injustes.
Reprenant les propositions formulées par le Haut conseil à l’intégration dans son rapport de mars 1992 sur les « conditions juridiques et culturelles de l’intégration », la loi Pasqua a d’une part interdit le regroupement familial polygamique et décidé corrélativement que le titre de séjour qui serait délivré par mégarde à un second conjoint ainsi qu’à l’époux polygame devrait être retiré, d’autre part barré l’accès à la carte de résident aux étrangers vivant en France en état de polygamie et à leurs épouses, alors mêmes qu’ils rempliraient les conditions pour l’obtenir de plein droit (étrangers résidant régulièrement en France depuis plus de dix ans, parents d’enfants français, étrangers ayant combattu pour la France…).
Au moins pouvait-on penser que cette restriction de l’accès à la carte de résident visait avant tout à adresser un « signal fort » aux ressortissants des États où la polygamie est pratiquée, mais qu’il ne s’agissait pas de dénier aux étrangers polygames et à leurs épouses tout droit au séjour en France, encore moins de remettre en cause le droit au séjour d’hommes, de femmes et d’enfants vivant en France depuis de nombreuses années. Or c’est exactement ce qui est en train de se produire, sans que personne ne semble trouver à y redire.
La diabolisation des polygames
En effet, tant la loi Debré que le projet de loi Chevènement excluent de la délivrance de plein droit d’une carte de séjour temporaire les étrangers vivant en état de polygamie, même s’ils résident en France depuis plus de quinze ans, même s’ils sont parents d’enfants français [2]. Ce qui veut dire que les polygames et leurs épouses non seulement n’auront plus accès à la carte de résident, mais qu’ils n’auront plus accès non plus à la carte de séjour temporaire. Car il ne faut pas rêver : si elle ne leur est pas délivrée de plein droit, il est pour le moins douteux qu’on la leur délivre sur la base du pouvoir discrétionnaire du préfet !
Ces dispositions ne visent que les nouveaux arrivants, dira-t-on. Eh bien non, justement. D’abord parce que, parmi ceux qui demandent à régulariser leur situation sur le fondement des dispositions relatives à l’obtention de plein droit de la carte de séjour temporaire, beaucoup sont là depuis longtemps. Mais surtout, et c’est encore plus grave, parce que dans un arrêt récent (CE 18 juin 1997, Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés, Association « France-Terre d’Asile »), le Conseil d’État a jugé qu’un étranger vivant en état de polygamie n’avait pas droit au renouvellement automatique de sa carte de résident.
De toute évidence, le Conseil d’État a été lui aussi contaminé par l’aveuglement ambiant en cédant au mouvement de diabolisation des polygames. Car la solution, sur le plan juridique, était particulièrement contestable (cf. encadré).
Le « plein droit » vidé de son sens
En pratique, déjà, les préfectures s’étaient empressées de ne pas renouveler les cartes de résident des étrangers vivant en état de polygamie. Et le décret du 2 septembre 1994 était venu exiger, pour le renouvellement d’une carte de résident, que l’intéressé, s’il était marié et ressortissant d’un État dont la loi autorise la polygamie, fournisse une déclaration sur l’honneur selon laquelle il ne vivait pas en France en état de polygamie.
C’est ce décret que le Gisti avait attaqué, estimant que l’exigence posée par le texte était contestable puisqu’elle laissait supposer que le renouvellement de la carte de résident n’interviendrait plus de plein droit. Le Conseil d’État a rejeté le recours en se ralliant à la thèse de l’administration : celle-ci, dit-il, « peut légalement refuser le renouvellement de la carte de résident d’un ressortissant étranger vivant en état de polygamie ou de ses conjoints quelle que soit la date de la délivrance de ce titre de séjour ». Affirmation dont on aurait au moins aimé qu’elle soit solidement argumentée.
Or, au lieu de s’attacher à réfuter l’argumentation du Gisti, le commissaire du gouvernement s’est borné à affirmer que si la carte ne peut être retirée au cours de sa durée de validité au motif qu’entre-temps la réglementation aurait changé, « il en va évidemment différemment du renouvellement. Celui-ci s’opère dans les conditions de droit nouvelles déterminées par l’ordonnance modifiée, et elle n’a prévu aucune exception pour les étrangers polygames titulaires d’une carte de résident avant la loi du 24 août 1993. Les termes de la loi sont parfaitement clairs sur ce point ».
Or justement, comme nous avions pris soin de le démontrer, ils ne sont pas clairs, et ils nécessitent donc une interprétation. Il n’est absolument pas « évident », au demeurant, que le renouvellement d’un titre doive s’opérer sur le fondement des nouvelles dispositions lorsqu’il s’agit d’un titre qui est renouvelable de plein droit : on peut en effet estimer qu’il existe alors un droit acquis à ce renouvellement, que seule une disposition explicite de la loi pourrait remettre en cause.
Mais le Conseil d’État ne s’est pas embarrassé de ces subtilités juridiques, tant il lui paraissait évident que contre les polygames, tout est permis. Et c’est précisément là que nous ne sommes pas d’accord. Au nom de la lutte contre la polygamie, tout n’est pas permis, surtout lorsque les mesures prises pour la combattre se retournent contre ceux – ou plutôt celles – que l’on prétend vouloir protéger.
Que la polygamie pose problème, c’est certain : mais c’est moins à la France et aux Français qu’elle pose problème qu’à celles qui en sont les victimes ! Et on ne peut laisser croire qu’il serait possible de résoudre ce problème uniquement par des mesures répressives qui, de surcroît, ont pour effet de pénaliser en premier lieu les femmes et les enfants.
Des résultats pervers
Car si l’on condamne la polygamie, c’est bien au nom de l’égalité des sexes et de la dignité des femmes. Or les mesures prises lèsent d’abord les femmes, et ensuite les enfants. L’interdiction du regroupement familial polygamique n’était pas en soi critiquable : elle était d’ailleurs réclamée par de nombreuses associations de femmes immigrées, les plus directement concernées par la question.
La mesure prise en 1993 n’a d’ailleurs pas modifié sensiblement la situation de fait puisqu’il était déjà impossible en pratique de satisfaire aux conditions de ressources et de logement qui auraient permis d’obtenir le regroupement familial de plus d’une épouse. Les secondes épouses ne pouvaient donc résider en France qu’en restant en situation irrégulière, sans pouvoir travailler ni accéder à la sécurité sociale.
Relevons simplement au passage que si l’on avait eu réellement le souci de protéger ces femmes, il eût été logique de régulariser la situation de celles qui étaient là avant le vote de la loi, au lieu de les laisser dans la clandestinité et la précarité.
Mais même s’agissant des hommes, on a beau détester la polygamie (du moins lorsqu’elle est officiellement consacrée par le mariage, car la tolérance pour les doubles ménages de fait, on le sait, est très grande), comment admettre que des personnes qui ont vécu en France pendant des années – plusieurs dizaines d’années parfois – avec deux épouses, sans qu’on ait rien trouvé à y redire, se voient brusquement refuser le renouvellement de leur titre de séjour et donc obligées de quitter la France ? Est-ce vraiment acceptable ? Les polygames ne sont pas, que l’on sache, de dangereux criminels.
Au demeurant, ce sont les plus habiles d’entre eux, les plus « machistes », qui risquent de s’en tirer le mieux : il leur suffira en effet, pour retrouver leur droit au séjour, de renvoyer dans le pays d’origine celle de leurs épouses à laquelle ils tiennent le moins. Et le tour sera joué ! Au détriment, bien sûr, de l’épouse plus âgée ou plus mal aimée.
Ainsi, sous couvert de lutter contre la polygamie, on pénalise d’abord les femmes. Mais on pénalise aussi les enfants, parfois d’ailleurs de nationalité française, qui ont vocation à vivre en France. Quel sort réserve-t-on à ces enfants dont les parents, s’ils ne sont pas expulsés, ne pourront pas travailler et ne bénéficieront d’aucune protection sociale, et qui n’auront par conséquent pas droit eux-mêmes à la sécurité sociale ?
Que devient le droit pour l’enfant, proclamé par la Convention sur les droits de l’enfant, de vivre avec ses deux parents et de ne pas être séparé d’eux ? Que devient le droit reconnu à tout enfant par la même Convention de bénéficier de la sécurité sociale ?
Toutes ces questions, on ne se les pose même pas. Les principes, ici, servent d’alibi à une politique qui n’a qu’un objectif : réduire le nombre d’étrangers résidant en France, et surtout, refuser le droit au séjour aux catégories d’étrangers présumées les moins assimilables.
Ce faisant, on crée encore des situations humainement inacceptables, on viole ce principe fondamental dans un État de droit qu’est la sécurité juridique en instituant la rétroactivité des lois. Et on fait tout pour agiter devant l’opinion le spectre de la polygamie comme si, encore une fois, il s’agissait d’un problème quantitativement important.
On voudrait attiser un peu plus la xénophobie qu’on ne s’y prendrait pas autrement.
Une solution juridique particulièrement contestable
|
Dont acte
|
Notes
[1] Gisti, « Légiférer pour mieux tuer les droits », juin 1993.
[2] Dans l’état actuel du projet de loi, la condition n’est pas opposable aux conjoints de « scientifiques » (mais on postule évidemment qu’ils viennent de pays civilisés où la polygamie n’a pas cours), mais pas non plus aux titulaires d’une rente d’accident du travail, aux apatrides, aux malades, non plus qu’aux étrangers dont le droit à la vie privée et familiale subirait une atteinte disproportionnée en cas de refus.
Partager cette page ?