Article extrait du Plein droit n° 36-37, décembre 1997
« La République bornée »
Des visas de bouche à oreille
Mamadou est Malien. Il a une trentaine d’années. Alors qu’il a été reconduit à la frontière en 1996 pour séjour irrégulier (sans la moindre condamnation ni interdiction du territoire), son épouse et son fils continuent à vivre en France, et il souhaite donc y revenir.
Le voilà qui fait la queue, au début de 1997, devant le consulat de France à Bamako. Il voudrait se faire délivrer un visa. Mais il y a des grilles hérissées tout autour de l’ambassade, et un sas en forme de cage pour filtrer l’accès aux services consulaires.
Le guichetier ne laisse entrer dans les bureaux de l’administration que ceux qui présentent une mine occidentale et un air de prospérité. Comme la plupart de ses semblables, Mamadou, lui, doit revenir plusieurs fois pour obtenir le droit de passer dans le saint des saints et y déposer sa demande de visa.
Cette requête ne fait l’objet de l’ouverture d’aucun dossier : ni accusé de réception ni le moindre formulaire administratif. Elle est déposée… oralement !
De temps à autre, entre de multiples échecs, Mamadou réussit à se faufiler dans le consulat. On lui affirme qu’« il n’y a pas de réponse de Paris ». Toujours sans notification de quoi que ce soit.
Il se trouve que Mamadou a gardé des « relations » à Paris. Exaspéré, il leur lance un appel de détresse par téléphone. Compte tenu de sa situation familiale, certaines personnalités indiquent, en juin 1997, au cabinet du ministre français des affaires étrangères que la délivrance d’un visa serait, en l’occurrence, une mesure humanitaire opportune. Le feu vert est rapidement donné, et Mamadou en est informé. « Comment vais-je faire pour entrer dans le consulat ? s’inquiète-t-il aussitôt. Ils me disent qu’ils ne veulent plus me voir ». Il essaie malgré tout. L’accès se révèle impossible.
Depuis Paris, on envoie par télécopie à Mamadou, sur papier à en-tête d’une association, un résumé des interventions en sa faveur, le nom des acteurs qui ont joué de leur influence, le nom du membre du cabinet du ministre qui paraît avoir donné son aval.
L’origine parisienne du document, le fait qu’il soit dactylographié, le niveau des personnes citées rouvrent à Mamadou les portes du consulat. Mais il s’entend opposer, à plusieurs reprises, l’absence de toute instruction le concernant, jusqu’à ce jour de la fin de juillet où l’on exige oralement de lui qu’il obtienne « l’abrogation de son arrêté préfectoral de reconduite à la frontière », faute de quoi, lui précise-t-on, on ne pourra pas lui délivrer de visa, y compris si des instructions arrivaient au consulat, ce qui n’est pas le cas. Mais on se garde de lui donner la recette de l’abrogation requise.
Une sorte de consultation juridique lui est alors adressée, toujours par fax, depuis Paris. Selon la réglementation en vigueur, l’« APRF correspond à une mesure de police qui sanctionne administrativement une infraction toujours liée au séjour et qui cesse, par nature, au moment précis où celui qui en est frappé quitte le territoire français, quelles que soient les circonstances – volontaires ou forcées – qui l’amènent à franchir la frontière ».
Concernant Mamadou, l’abrogation n’a pas de sens et l’arrêté de reconduite ne lui est plus opposable. De ce fait, son nom ne doit figurer ni dans le fichier des personnes recherchées (FPR) ni dans le fichier SIS de la Convention de Schengen.
Oralité, illégalité, impunité
Ce nouveau fax vaut, comme le précédent, laissez-passer dans le consulat, où l’on en fait même une copie. Mais s’il n’y a plus d’exigence d’abrogation de l’APRF, il n’y aurait toujours pas d’instructions officielles de Paris. Mamadou va cependant pouvoir désormais franchir régulièrement les grilles de la représentation française. Il a gagné en considération.
Au début d’août, il apprend que, même si les instructions attendues arrivaient, il faudrait qu’il ne soit plus inscrit sur la liste des personnes contre lesquelles une mesure d’éloignement a été prise pour qu’on lui délivre un visa, ce qui est illégal. D’ailleurs, lui explique-t-on, on ne délivre jamais de visas à ceux qui ont été reconduits à la frontière. À la demande d’une notification écrite et motivée de cette mesure, le consulat oppose un refus poli et… oral. Mais – miracle ? – les instructions en faveur de Mamadou tombent du ciel juste le jour où une de ses amies françaises vient d’arriver à Bamako et l’accompagne au consulat. Mamadou sera finalement de retour à Paris muni d’un visa le 22 août.
Si l’on excepte l’heureuse issue de la requête de Mamadou due aux « influences », ses aventures traduisent exactement la réalité quotidienne du traitement des demandes de visas formulées par le vulgus pecus auprès des consulats de France dans les pays du tiers-monde.
On y fait d’abord obstruction grâce à des murs, à des grilles et à des sas infranchissables. On ne compte d’ailleurs plus les témoignages révoltés sur les conditions d’attente aux portes closes des ambassades de France à l’étranger.
Quand les demandes parviennent à être exprimées, c’est souvent sur le mode oral. Quand elles essuient un refus, il est tout aussi oral. Et, pour justifier ces refus oraux, l’on n’hésite pas à invoquer des raisons aussi fantaisistes qu’illégales, sans risque de contestation puisqu’il n’en reste aucune trace.
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