Article extrait du Plein droit n° 39, juillet 1998
« Une vieillesse illégitime »
Sortis du travail mais toujours en foyers
Marc Bernardot
Docteur en sociologie, responsable du service Études et Documentation à la Sonacotra
Depuis une dizaine d’années, la figure du vieil immigré maghrébin a peu à peu émergé des sciences sociales par le nombre de travaux qui lui sont consacrés. Non pas que les migrants d’autrefois ne vieillissaient pas, mais ils n’avaient pas atteint un poids statistique et une visibilité suffisants pour en faire un objet d’investigation et de préoccupation.
Depuis le milieu des années quatre-vingts, cette nouvelle catégorie a progressivement acquis le statut de « problématique » susceptible de se voir apporter des réponses pratiques et symboliques.
Nous nous proposons ici de nous intéresser à une partie de cette population, celle, spécifique, de la vieillesse immigrée vivant isolée dans les anciens foyers de travailleurs migrants de la Sonacotra conçus pour eux dans les années cinquante et soixante. Elle représente une partie non négligeable de la population émigrée des pays du Maghreb (à titre d’exemple, près de deux adultes algériens sur dix vivent en France en foyer). Sa principale spécificité réside à la fois dans le fait que tout en étant mariés et chefs de famille restée dans leur pays d’origine, ils vivent en célibataires, mais aussi qu’ils restent résidents de foyers de travailleurs tout en ayant cessé, pour la plupart, toute activité salariée.
Ces regroupements d’hommes – car la présence de femmes immigrées mûres ou vieillissantes est statistiquement nulle dans les foyers – tels qu’ils sont actuellement composés, sont aussi le produit d’un mouvement de peuplement complexe.
En effet, ils sont une sorte de conservatoire particulier de la mémoire immigrée maghrébine. Conservatoire parce qu’ils appartiennent à un « âge » de l’immigration marqué par l’exode rural des campagnes notamment algériennes ; particulier car leur composition actuelle est le produit d’un effet de la structure de logement-foyer qui, par « sélection » successive des entrants des années cinquante et soixante, a façonné les contours démographiques de cette population. Des premiers occupants des foyers sont partis, ceux qui ont effectué un « regroupement familial » en France et qui comptent pour un tiers environ. Sont aussi partis ceux qui se sont, à un moment ou à un autre, réinstallés dans leur pays. Ils représentent de même un tiers des contingents d’origine. Le dernier tiers est resté dans les foyers de travailleurs.
D’autres mouvements particuliers sont venus remodeler cette population. Lors des grandes grèves de résidents des années soixante-dix, quelque cinq mille arrêtés d’expulsion ont été prononcés à l’encontre des résidents ayant cessé de payer leur loyer. Sont aussi venues se greffer, sur ces expulsions, près de trois mille saisies-arrêts sur salaire à la demande des bailleurs, et des fermetures administratives de foyers de travailleurs.
Ainsi les « vieux » résidents qui sont restés sont ceux qui ont été « dressés » à « l’hygiénisme coercitif » des gestionnaires de foyers de travailleurs migrants. Cette dernière caractéristique se retrouve dans le fait que, parallèlement au mouvement d’accroissement démographique constant de la proportion des résidents âgés dans les foyers dû à l’importance du basculement de la classe d’âge des 45-60 ans dans la classe d’âge supérieure, se surajoute l’entrée continue de résidents âgés de nationalités maghrébines dans les foyers.
Ce mouvement est dû à trois raisons principales. La première est qu’il n’existe pas de solutions de prise en charge des personnes vieillissantes pour les familles maghrébines. Il arrive donc que ces dernières « placent » leurs vieux dans les foyers de travailleurs.
De leur côté, les gestionnaires des foyers qui préfèrent « entrer » des vieux, dociles et rompus aux règles de vie qui y règnent plutôt que des jeunes perçus comme turbulents et peu solvables.
Enfin, les entrants âgés trouvent dans les foyers une sociabilité et des opportunités de vie collective préférables à l’isolement du meublé (lorsqu’il en existe encore) quand les premières difficultés de locomotion surviennent.
Quelle est depuis une dizaine d’années l’évolution de cette catégorie de personnes vieillissantes ? Quelle en est la composition réelle ?
De véritables isolats de vieillesse immigrée
Un chiffre résume bien la transformation d’ensemble qu’à connue la population résidente de la Sonacotra depuis quelques années. Il s’agit de l’indice de vieillissement (nombre de personnes de plus de soixante anx par rapport au nombre de personnes de moins de vingt-cinq ans). Il a été multiplié par dix entre 1986 et 1996 passant de 0,22 à 2,2. C’est-à-dire qu’il y a maintenant deux personnes âgées pour une personne jeune dans les foyers, le nombre de résidents ayant plus de soixante ans ayant connu une croissance de près de 500% en dix ans (de 2 220 résidents à 10 524).
Cette croissance du nombre des personnes vieillissantes s’est faite dans le cadre d’une offre de logement-foyer constante voire en recul dans certains bassins urbains. Ce phénomène de concentration entraîne la constitution de véritables isolats de vieillesse immigrée, le vieillissement s’étant effectué concomitamment avec l’augmentation considérable des « durées de séjour » de ces résidents.
Dans certains foyers, près de 80% des résidents sont âgés de plus de 56 ans. Qu’ils soient présents en permanence dans l’établissement ou qu’ils perpétuent l’aller-retour entre la France et leurs pays d’origine, l’entrée de nouveaux résidents ne peut se faire que de manière très lente, et influe peu sur la composition du foyer. Le phénomène se caractérise à la fois par la vitesse du vieillissement de la clientèle des foyers de travailleurs mais aussi par l’apparition d’un phénomène de « transition démographique ».
En effet, le taux de croissance de ces classes d’âge montre que si l’augmentation ne se dément pas d’une année sur l’autre depuis 1990, elle a tendance à diminuer progressivement jusqu’à se réduire de moitié (de 22% d’augmentation annuelle en 1990 à 13,1% en 1996 pour les plus de 65 ans). Pourtant, malgré ce tassement progressif, un fort potentiel de vieillissement démographique existe dans la classe d’âge des 45 à 60 ans qui représente près de la moitié de la clientèle des foyers de la Sonacotra.
A partir des évolutions constatées durant la première moitié des années quatre-vingt dix, différentes hypothèses peuvent être posées, mais dans tous les cas de figure (hormis le cas d’un départ massif de ces résidents âgés), les plus de 56 ans représenteraient plus du tiers de la population des foyers et jusqu’à la moitié d’ici les cinq prochaines années.
La conjonction de la croissance du nombre de résidents vieillissants avec le phénomène de l’augmentation de la durée de l’installation des résidents dans les foyers de travailleurs vient renforcer les caractéristiques démographiques spécifiques de certains foyers par rapport à d’autres.
En effet, les résidents âgés et vieillissants se retrouvent en grande majorité installés dans certains foyers au détriment d’autres. Ces foyers sont particuliers à la fois dans leur conception et dans leur répartition géographique et urbaine. Il s’agit des foyers des premières générations de construction.
A la fin des années cinquante et au début des années soixante, la Sonacotra conçoit une formule de logement originale au regard des logements jusque là affectés aux travailleurs étrangers. Elle adapte des formules d’appartements HLM destinées aux familles (LOGECO) en créant de minuscules chambres de 4,5 m2 ou 6 m2 par cloisonnement des pièces de 9 ou 12 m2. Elle réalise ainsi des « unités de vie » de dix personnes environ qui disposent d’une cuisine et de sanitaires communs.
Plus de 50% de personnes âgées
Les concepteurs de ce type de logement s’inspirent des réalisations de Le Corbusier pour la Cité du Refuge à Paris et puisent dans des références cénobitiques. La Sonacotra cherche ainsi à favoriser un mode de vie familial entre des célibataires souvent issus des mêmes régions voire des mêmes villages.
Près de quarante ans plus tard, ces foyers sont habités à plus de 50% par des personnes âgées, principalement de nationalités maghrébines, contre un quart pour l’ensemble du parc de foyers. Par ailleurs, ces foyers ont été construit dans des régions spécifiques, c’est-à-dire d’une part dans les grandes régions urbaines de France (Paris, Lyon, Marseille), mais aussi dans les anciennes régions industrielles du Nord et de l’Est.
Ces sites d’industries d’extraction et de transformation, qui employaient une forte proportion de main d’œuvre peu ou pas qualifiée ont connu depuis, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, une très profonde vague de restructuration qui a affecté en premier lieu cette main d’œuvre première embauchée mais première licenciée.
Les trois principales nationalités de résidents connaissant un vieillissement présentent des points communs et des différences.
Les récurrences concernent d’abord les situations familiales. Ces résidents algériens (35% des résidents), marocains (13%) et tunisiens (8%) sont mariés dans plus des trois quarts des cas, et pères de familles nombreuses. Il est à noter que les résidents veufs ou divorcés sont de plus en plus nombreux (7% des Algériens sont divorcés et 3% sont veufs). Ces résidents vieillissants sont aussi, à plus de 70%, sans formation scolaire et leurs qualifications professionnelles se répartissent à parts égales entre ouvriers non qualifiés (entre 37% pour les Algériens et 54% pour les Tunisiens) et ouvriers qualifiés (entre 36% pour les Tunisiens et 48% pour les Algériens).
De même, leur durée d’installation dans les foyers qu’ils occupent actuellement est ancienne voire très ancienne (un tiers des Marocains sont dans les foyers depuis plus de dix ans et c’est le cas pour plus de la moitié des Algériens). Cette ancienneté n’est d’ailleurs qu’un indice parmi d’autres d’une très longue installation en France puisque, par exemple, les résidents algériens sont plus de 95% à être installés en France depuis plus de dix ans.
Les principales différences concernent la répartition géographique. Les Algériens vieillissants sont présents à la fois en Ile-de-France et dans les grandes villes ainsi que dans les anciens pôles industriels. Les Marocains sont, eux, particulièrement représentés en Ile-de-France à proximité des bassins d’emploi de l’industrie automobile ou pétrolière. Enfin, les Tunisiens ne sont présents significativement que dans les régions PACA et Languedoc-Roussillon, où ils sont employés dans l’agriculture.
Ces implantations comptent pour beaucoup dans les possibilités d’organiser un va-et-vient régulier entre la France et le pays d’origine. Il est plus facile et moins coûteux d’organiser un déplacement de Marseille à Tunis que de Dunkerque à Alger. Selon les régions d’installation, les relations avec la famille et la sociabilité d’origine ne connaissent pas la même mise en cause.
Ce mouvement ancien de vieillissement et d’installation de la population des foyers de travailleurs a rencontré, depuis la moitié des années soixante-dix, un autre mouvement d’ampleur avec la mutation qu’a connu le marché du travail. L’impact des restructurations industrielles continues ne s’est pas traduit de la même façon pour ces résidents vieillissants. Certains d’entre eux sont sortis du marché du travail par la voie naguère normale de l’obtention d’une retraite correspondant à l’arrivée à l’âge légal de celle-ci. Une autre partie, plus importante, a subi le phénomène de la transition vers la retraite par des modalités de sorties anticipées du marché du travail. Les conséquences différentielles sur le mode de vie dans la vieillesse en sont déterminantes.
Vieillesse « heureuse » dans un double espace existentiel
Une partie des résidents âgés (près de 15% des Algériens et moins de 5% des autres nationalités maghrébines) bénéficie à la fin des années quatre-vingt dix d’une retraite à taux plein qui consacre une longue carrière professionnelle marquée par un âge très bas de premier emploi (fréquemment moins de seize ans).
Cette carrière professionnelle est aussi caractérisée par une grande mobilité de postes de travail et d’entreprises. Il n’est pas rare que ces résidents âgés aient travaillé successivement dans les travaux publics, dans les industries d’extraction et de transformation puis dans le bâtiment.
Cette mobilité est aussi géographique, régionale voire nationale. Certains peuvent avoir travaillé par exemple dans la construction d’autoroutes, puis dans la Ruhr au sein de complexes chimiques, avant de finir leur carrière dans la vallée de la Maurienne. Au terme de cette carrière et pouvant justifier du nombre de trimestres de cotisation suffisant, ils obtiennent une retraite à taux plein.
En l’absence de véritables problèmes de locomotion, conséquences de maladies professionnelles ou d’accidents du travail, et n’ayant pas connu de trop longues périodes de chômage, ils ont pu faire coïncider leur projet migratoire économique avec une réalité d’emplois souvent peu qualifiés mais « convenablement » rétribués, au moins pour faire vivre leur famille restée au pays.
La légitimité de travailleur, intacte malgré – et peut-être grâce – à la retraite, ces résidents de foyers ont conservé, au yeux de leur famille, une légitimité économique déterminante pour maintenir une position symbolique acceptable dans la cellule familiale. La possibilité de financer, grâce à ces revenus stables et des jeux lucratifs sur le change entre les deux pays, des voyages à échéances régulières et rapprochées, ont permis de garder un lien affectif avec le pays, une autorité de père et d’époux, une sociabilité de voisinage renforcée par la construction d’une maison dans le village.
L’évolution différentielle entre le pays d’accueil et le pays d’origine est acceptable du fait du maintien de ce contact. Le « divorce », au propre comme au figuré, n’est pas véritablement consommé. Si cette position paradoxale de travailleur émigré produit immanquablement les conditions sociales d’une fausse présence, d’une quasi-absence que la seule intervention financière ne parvient pas à combler totalement, la relative réussite du projet économique de départ permet à la victime d’El Gorba de faire valoir ses droits.
Sa représentation du rôle, empreint de sagesse, du « vieux » dans les sociétés maghrébines ne s’affronte pas alors totalement avec la réalité d’une situation démographique marquée par la grande croissance du nombre des jeunes. L’écart des cultures politiques entre anciens de l’Indépendance et une jeunesse séduite par les thèses populistes des partis islamistes ne se traduit pas systématiquement par des cassures familiales.
Cette conservation de liens, mêmes ténus, avec l’aire d’origine va de pair avec le maintien d’attaches fortes avec la sociabilité développée en France. La vie de célibataire selon un modèle familial au sein des foyers a permis le développement d’un mode de vie urbain fait un temps de mobilisations politiques et syndicales, d’actions et de luttes pour la reconnaissance de droits qui, lié à la forte culture ouvrière, a débouché sur la constitution d’un âge d’or de leur période d’activité. Le développement des liens affectifs avec le voisinage par la fréquentation quotidienne des lieux d’échanges commerciaux ou sociaux de la ville et les relations avec les groupes familiaux issus du regroupement familial ont construit un riche réseau relationnel.
Dans ces conditions, le résident âgé ne peut ni ne veut abandonner l’une des deux dimensions de son double espace existentiel. Pour pouvoir bénéficier des prestations économiques auxquelles il a droit sans la déperdition induite par une perception « au pays », pour parvenir à se soigner auprès du réseau de soins qu’il connaît, pour enfin conserver ces liens amicaux, quasi-familiaux dans les lieux tels que le café PMU qu’il fréquente depuis des années, il conserve la chambre dans laquelle il a habité quelques décennies.
Vieillesse immobile et isolement considérable
Lorsqu’il effectue un « retour au pays » il conserve sa chambre un temps et y revient lorsque les attraits de la vie « au bled » ne parviennent plus à contrebalancer les avantages de la vie plus turbulente des centres urbains. Mais lorsque surviendront les premiers problèmes de santé incapacitants ou si la situation politique se stabilise en Algérie, les allers-retours pourraient se transformer en réinstallation définitive au pays.
Ceci n’est encore qu’une tendance qu’il reste à confirmer mais que plusieurs indices permettent cependant d’esquisser. En effet, les foyers dont la population est marquée par le vieillissement connaissent un effritement progressif de leur occupation. De plus, les premiers résultats de l’observatoire des sorties mis en place à la Sonacotra montrent qu’un quart environ des départs des foyers de travailleurs concernent des résidents âgés pour un « retour au pays ».
Une autre partie des résidents d’âge mûr ou vieillissants ne bénéficient pas d’une retraite à taux plein. Le processus de sortie anticipée du marché du travail s’est fait pour eux selon diverses modalités qui peuvent se combiner. Les moins mal lotis sont ceux qui ont bénéficié d’une pré-retraite.
Dans les années quatre-vingts, cette procédure sociale de cessation d’activité a été très largement pratiquée pour les salariés des industries touchées par de grandes vagues de restructuration. Les ouvriers algériens ou marocains âgés de plus de cinquante ans se voyaient ainsi proposer un départ sans passer par la case chômage qui les accompagnait lentement vers une retraite.
Pour d’autres, la plus grande partie de ce contingent d’étrangers (on y retrouve diverses nationalités en plus des nationalités maghrébines, tels que des Turcs et des Portugais, des Roumains et des Yougoslaves ainsi que des Français (– 12% des résidents de plus de 60 ans) vieillissants, peu qualifiés et employés dans le bâtiment, les travaux publics et l’industrie, la sortie du marché du travail s’est faite dans de plus mauvaises conditions.
En effet, c’est par la combinaison de statuts d’assistance ou de chômage qu’ils atteignent l’âge légal de la retraite. Des accidentés du travail, des handicapés, des chômeurs de longue durée, aux faibles revenus finissent par obtenir une retraite à taux réduit plusieurs années après avoir quitté leur dernier emploi.
Dans cette catégorie composite, des résidents d’âges très divers peuvent se retrouver qui, entre 45 et 60 ans, possèdent des chances de retour à l’emploi quasi-nulles et dont la présence dans un foyer de travailleurs migrants est le signe d’un isolement familial et social considérable. Fins de droits au chômage, Rmi, tutelles, Cotorep, autres pensions d’invalidité et d’anciens combattants sont les sources de revenus et les éléments d’identifications sociales dont ils disposent qui les amènent difficilement vers de modiques retraites lorsqu’ils parviennent à reconstruire une trajectoire professionnelle.
Dans ces conditions, les difficultés sont de tous ordres. Le premier des problèmes est celui qui touche à la santé. Plus de la moitié de cette population dit être en mauvaise ou en très mauvaise santé. La moindre prise en compte de leur condition physique et leur poly-exposition aux accidents et aux maladies professionnels durant leur carrière ont entraîné une multiplication de petits accidents ou de maux mal ou pas soignés. Une consommation d’alcool et de tabac supérieure à la moyenne, une faible attention portée à l’alimentation et une consommation de soins moins tournée vers la consultation de spécialistes se sont combinées pour créer une très mauvaise configuration sanitaire.
Il faut ajouter à ce noir tableau la multiplication des troubles psychologiques qu’attestent la croissance des allers-retours entre structures hospitalières en général et quelquefois psychiatriques et foyer de travailleurs. Cette tendance est aussi confirmée par le nombre de décès qui surviennent dans certains foyers habités en majorité par des résidents âgés ou très âgés.
Rejetés et culpabilisés
L’absence de perspectives professionnelle, familiale et résidentielle accroît leur sentiment de déchéance ou d’échec. C’est pour cela qu’ils sont quelquefois dénommés les « immobiles » par les autres résidents. Considérés comme moins légitimes que les actifs occupés à habiter dans une structure conçue initialement pour les travailleurs, accusés d’avoir abandonné leur famille restée au pays (faute de pouvoir financer des voyages et quelquefois du fait d’une rupture des liens familiaux), ils comparent les foyers à un « cimetière », « caveau », ou « tombe » et autre « prison ». Leur fatalisme s’apparente à la nosologie de la « sinistrose », maladie concept dont A. Sayad montre bien qu’elle a été inventée pour les immigrés maghrébins.
Le retour au pays ne peut s’effectuer convenablement du fait de ce qui est ressenti comme un échec du projet économique de départ. Lorsque ce retour est évoqué, c’est dans l’amertume et comme une perspective trop lointaine. Sortis du procès de production, ils ne peuvent, faute de revenus suffisants, trouver de place dans celui de la consommation. Ils ne peuvent acheter « qu’avec les yeux », et leurs loisirs sont réduits à des activités principalement centrées sur le foyer. Leur rythme de vie, un temps calqué sur celui de leur période d’activité, s’est adapté à leur inactivité forcée et entre progressivement en concurrence avec les horaires des autres résidents. Les occasions de conflits se multiplient sur cette opposition quant au contrôle de l’espace physique et sonore du foyer. L’avenir de ce type de résident vieillissant semble se limiter au périmètre du foyer.
Un début de réponse
Face à cette transformation continue de sa clientèle, la Sonacotra adapte progressivement ses réponses depuis 1992. Résidentiellement, tout d’abord, en équipant, lors des opérations de réhabilitations, des foyers aux normes handicapables ou en encourageant au regroupement des personnes vieillissantes au rez-de-chaussée de manière à réduire les difficultés de mobilité faute de pouvoir techniquement installer des ascenseurs.
Du point de vue sanitaire, l’entreprise développe, en partenariat avec des associations et des collectivités territoriales, de nombreux programmes d’accès aux soins et de dépistage qui permettent d’améliorer la prise en charge des problèmes de santé. Deux problèmes se posent néanmoins. Les services sociaux persistent, dans certains cas, à considérer les foyers comme des enclaves extraterritoriales, et n’intègrent que difficilement les résidents âgés dans la population cible de leurs interventions alors même qu’ils font partie de leur secteur.
Par ailleurs, la médicalisation systématique des chambres de résidents très âgés transformerait les foyers en maisons d’accueil « clandestines » pour personnes âgées étrangères. Des permanences administratives existent dans de nombreux foyers (deux unités de gestion de résidences sur trois disposent d’une permanence administrative du responsable d’établissement mais aussi de permanences spécialisées liées à l’emploi ou à la santé) et contribuent aux démarches nécessaires pour faire accéder les personnes âgées au droit commun pour les résidents de nationalité algérienne en particulier.
Le développement des services de proximité (un écrivain public présent dans une unité de gestion sur deux, des programmes d’alphabétisation dans une sur trois) tels que le portage de repas et/ou de restauration économique (dans un quart des unités de gestion) et le nettoyage des chambres (à la demande des résidents dans 40% des unités de gestion) des personnes connaissant des difficultés de locomotion permettent de répondre plus directement aux besoins de cette population.
Avant la mise en place effective d’une carte de séjour « retraité » dans le cadre de la loi Chevènement, (mettant fin à la péremption de la carte de résident) qui devrait faciliter et sécuriser les allers-retours entre la France et le pays d’origine, des expériences limitées de gestion hôtelière ont été tentées pour que les personnes vieillissantes conservent une adresse en France tout en séjournant durablement dans leur pays.
Mais le processus de concentration des résidents vieillissants dans des sites spécifiques – contexte porteur de risques de stigmatisation accrue – est suffisamment préoccupant pour justifier une mobilisation réelle des acteurs publics dans la perspective d’une prise en compte des personnes dans le cadre de procédures du droit commun.
« Résident provisoire par définition, l’immigré n’a à être logé que provisoirement ; travailleur pauvre, il n’a à être logé que pauvrement. Cependant, lors même que le caractère provisoire de l’immigré et de son immigration n’est qu’une illusion collectivement entretenue, il permet à tous de s’accommoder du logement précaire, dégradé et dégradant, qu’on assigne à l’immigré. C’est dire à quel point la dissimulation (i.e. l’illusion du provisoire) qui est au principe même de la perpétuation de l’immigration est, ici, nécessaire. Et quand l’immigration cesse, de fait, d’être provisoire alors que le logement le demeure, c’est encore l’illusion du provisoire qui permet de masquer le paradoxe d’un logement à jamais provisoire. » Abdelmalek Sayad in L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck Université, 1991. |
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