Article extrait du Plein droit n° 39, juillet 1998
« Une vieillesse illégitime »
Un profil démographique contrasté
Suzanne Thave
Responsable de la cellule Statistiques et études sur les populations étrangères au Département de la démographie de l’INSEE
La population des immigrés retenue ici se compose des personnes résidant en France qui sont nées à l’étranger et ne sont pas françaises de naissance. Aux recensements, ces personnes se sont déclarées étrangères ou françaises par acquisition. En 1990, la population des immigrés représente environ 7% de la population totale, c’est-à-dire de l’ensemble des personnes résidant en France à cette date.
Le principal motif d’émigration vers la France est d’ordre économique. Dans un premier temps, des hommes arrivent avec un contrat ou un espoir de travail. Pour beaucoup d’entre eux, ce n’est qu’une étape provisoire, un moyen de gagner un salaire qui permet à la famille de mieux vivre. Après quelques années, influencés par le contexte politique ou économique, certains s’installent et font venir leur famille. Quand les immigrés choisissent l’exil politique, comme les réfugiés du sud-est asiatique, la famille entière a dû quitter le pays. D’autres populations, comme les originaires du Portugal, font une migration économique en famille. Quel que soit le mode adopté, l’immigration est généralement accomplie par des personnes jeunes.
Les retours ou l’installation en France sont dépendants de nombreux facteurs. Plus la durée de séjour va être longue, plus la probabilité de vieillir en France sera grande. Les recensements ne permettent pas de connaître l’année d’arrivée en France des immigrés qui y résident, donc leur durée de séjour. Par contre, ils nous fournissent la structure par âge des populations selon leur origine. Pour étudier le vieillissement de la population des immigrés en France, nous comparerons la structure par âge et sexe des immigrés en 1968 à celle de 1990, soit plus de vingt ans plus tare).
Vers un équilibre hommes/femmes sans vieillissement
A la fin des années soixante, l’économie française est florissante, elle s’est relevée des suites de la guerre grâce à l’apport de main-d’oeuvre étrangère appelée pour sa reconstruction. Cette immigration s’est étalée sur une vingtaine d’années. En 1968, les hommes représentent 56% de la population immigrée, et 63% dans la tranche d’âge 25 à 44 ans. Cette part atteint 68% vers 28 ans.
Au-delà de 55 ans, la répartition par sexe est beaucoup plus équilibrée : arrivés lors des vagues migratoires des années vingt, ces immigrés venaient d’Italie, de Pologne, de l’Europe du Nord et de l’Est essentiellement. Leur migration était familiale et une grande partie d’entre eux se sont implantés en France. En 1990, soit vingt-deux ans plus tard, la partie haute de la pyramide des âges sera essentiellement formée par ceux d’entre eux qui seront encore en vie.
De 1968 à 1974, des migrants continuent à arriver comme les Portugais. Le choc pétrolier de 1973 va se répercuter sur la politique d’immigration de la France. En 1974, la suspension de l’immigration de main-d’oeuvre influence le comportement des immigrés : un grand nombre de travailleurs se fixent en France et la procédure du regroupement familial devient le mode d’entrée prépondérant. Une quinzaine d’années plus tard, on constate l’effet de cette politique.
En 1990, la venue d’épouses et d’enfants a équilibré le rapport hommes/femmes jusqu’à 35 ans. Le surplus d’hommes immigrés se retrouve aux âges 45 à 62, mais dans des proportions qui plafonnent à 60%. Ce n’est qu’après 67 ans que la part de femmes immigrées devient supérieure à celle des hommes, et à 76 ans elle n’atteint que 60%. La population totale de la France devient, elle, majori-tairement féminine dès 54 ans en 1990.
Des indicateurs de vieillissement
En 1990, la part des personnes âgées de 60 ans ou plus est la même qu’en 1968 ; le vieillissement des immigrés en France est compensé par les flux d’entrées de jeunes. Une étude détaillée des principales communautés immigrées et une autre approche sont nécessaires pour comprendre l’évolution des composantes de la population.
Une autre approche du vieillissement consiste en l’analyse d’indicateurs. Une population vieillit quand la part des personnes âgées augmente plus vite que celle des personnes d’âge actif. Pour une population immigrée, cela se traduit par des entrées inférieures aux départs.
En effet, la migration concerne principalement les jeunes : la plupart des migrations pour des raisons économiques ou familiales s’effectuent généralement avant 30 ans. Ces entrées d’étrangers fluctuent pour des raisons multiples : politiques du pays d’accueil, traditions de migrations, régimes politiques qui engendrent l’exil, etc. Les immigrés ne terminent pas forcément leur vie sur le territoire français, mais les départs ne sont pas mesurés par le système statistique français.
L’indicateur de vieillissement défini comme le rapport entre l’effectif des personnes âgées de 60 ans ou plus et celui de la population âgée de 25 à 59 ans semble toutefois un outil satisfaisant. Il montre que la population immigrée prise dans son ensemble a vieilli comme la population globale de la France en vingt-deux ans. Les valeurs de ce ratio sont très proches pour ces deux populations en 1990 : 31% et 43% respectivement pour les hommes et les femmes immigrées, 36% et 51% pour les hommes et les femmes de la population totale.
Ces indicateurs sont très voisins de ce qu’ils étaient en 1968 pour les deux populations (32% et 48% pour les immigrés, 35% et 51% pour la population totale de la France).
L’interprétation de ces évolutions est délicate mais elle est confortée par l’analyse des comparaisons des pyramides des âges. En effet, une montée du ratio entre deux recensements peut signifier un arrêt des flux d’entrées de jeunes ou un arrêt des flux de retours des retraités ; dans les deux cas la population d’âge actif a diminué au profit d’une population plus âgée. De 1968 à 1990, l’effectif de la population immigrée féminine de moins de 45 ans a beaucoup augmenté ainsi que celle des hommes de 35 à 50 ans, ce qui a compensé l’accroissement de la population âgée.
Les chiffres moyens pour l’ensemble de la population cachent des disparités très fortes selon le pays d’origine des immigrés, et des évolutions contrastées.
D’un côté, les vagues de migrations de la période de l’entre-deux guerres : composées de victimes de persécutions ou de changements de régime, ou d’immigrés recrutés pour satisfaire les besoins en main-d’oeuvre, elles sont représentées par des populations déjà âgées en 1968, et dont les effectifs de migrants jeunes ne sont pas renouvelés. Ils sont issus de l’ensemble des pays d’Europe, exception faite du Portugal.
D’un autre côté, des flux récents en provenance d’Afrique et d’Asie ont amené une population immigrée jeune. Seules quelques populations les plus caractéristiques vont être analysées.
Union européenne : des immigrés âgés à l’exception des Portugais
Quittant les pays frontaliers, la Belgique ou l’Italie essentiellement, de nombreux travailleurs sont venus en famille apporter leur force de travail à une France qui se reconstruisait après l’hécatombe de la Première Guerre mondiale. Devenus français pour 61% d’entre eux, la plupart des immigrés de l’Union européenne (UE) ne repartiront pas.
La population originaire d’Italie était déjà âgée en 1968, et les effectifs des hommes et des femmes sont très proches. Mais, depuis cette date, les flux d’entrées ont été faibles, et une grande part des familles installées ont vieilli sur place. En 1990, les immigrés d’Italie représentent 44% des personnes âgées de plus de 59 ans de l’UE. L’indicateur de vieillissement a été multiplié par deux de 1968 à 1990.
Les migrants de l’entre-deux guerres sont depuis longtemps à la retraite : 48% des hommes et 57% des femmes ont 60 ans ou plus. Près des deux tiers sont devenus français. Sur les 263 000 couples comprenant au moins un conjoint immigré d’Italie, 68% sont des couples dont un des conjoints est français ou né en France. Cette population va vraisemblablement continuer à vieillir en France.
La pyramide des âges des immigrés d’Espagne s’est beaucoup transformée de 1968 à 1990. Un grand nombre de ces immigrés sont arrivés entre 1936 et 1939 avec leurs parents qui fuyaient la guerre civile et qui ne sont pas repartis dès la fin de la guerre. Ils ont été rejoints par des compatriotes qui venaient travailler en France. Mais la période du durcissement de l’immigration en France s’est concrétisée par la mise en place d’un dispositif de retour destiné à faire partir les Algériens mais qui a surtout profité aux immigrés de la péninsule ibérique.
De mai 1977 à novembre 1981, 24 000 retours d’Espagnols ont pu être dénombrée), et ces mouvements se sont poursuivis jusqu’en 1992. Depuis 1968, les flux d’entrées ont baissé et l’indicateur de vieillissement a doublé. En 1990, les originaires d’Espagne sont nombreux à vieillir en France : 42% ont plus de 59 ans. En 1968, moins d’un sur quatre se déclarait français par acquisition. Cette part a augmenté à chaque recensement et, en 1990, la proportion était de plus d’un sur deux. On peut penser que la majorité de ces personnes vieillira en France.
Les originaires du Portugal donnent une autre image de l’immigration européenne. Dès 1965, les Portugais, hommes et femmes, fuient la dictature et des conditions économiques très difficiles. Ils seront bien accueillis par la France qui préfère cette main-d’oeuvre à celle d’Algérie à cause des relations tendues avec ces anciens départements français(3). Ils arrivent nombreux à la fin des années soixante.
Depuis le milieu des années soixante-dix, l’émigration de Portugais s’est réduite, les flux d’émigration permanente ont laissé la place à des flux d’émigration temporaire. Parallèlement, un mouvement de retours des émigrés portugais s’est amorcé et 37 000 ont, comme les Espagnols, bénéficié de l’aide financière versée de mai 1977 à novembre 1981.
Durant la décennie quatre-vingts, les retours se sont poursuivis surtout en provenance des pays les plus proches, après un séjour de quinze à vingt ans. Ils se chiffreraient autour de 25 000 par an en provenance des pays de la CEE(4).
En 1968 comme en 1990, la part des hommes de 25 à 44 ans est de 51% de la population masculine immigrée du Portugal, celle des femmes est passé de 44% à 53%. Parmi les personnes de 60 ans ou plus, 22% seulement sont devenues françaises. En vingt-deux ans, l’indicateur de vieillissement est passé de 7,2% à 8,6% et reste donc à un niveau très faible : cette population a très peu vieilli.
La pyramide des âges de 1990 se rétrécit fortement au-delà de 50 ans. Il semble que le souhait de la plupart de ces immigrés soit de passer leur retraite au pays dans leur village où la maison qu’ils ont construite leur sert de résidence de vacances pendant leur vie active). L’entrée du Portugal dans l’Union européenne facilite la circulation entre les deux pays et ces possibilités.
Europe de l’Est : les plus âgés
Sont regroupés sous cette expression les immigrés originaires de Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie, Union soviétique, Yougoslavie.
Des générations nées avant 1930, les plus âgés des immigrés originaires de l’Union soviétique représentent les Russes blancs fuyant la révolution d’octobre, les autres les nouveaux réfugiés pourchassés par Staline après la seconde guerre mondiale.
Les Polonais ont été recrutés massivement à partir de 1919, et 500 000 étaient recensés en 1931. Regroupés en association, ils reconstituent la vie du pays et pour la plupart vieilliront en France. Ils forment la plus grosse masse des immigrés des pays de l’Est de plus de 60 ans en 1990. L’indicateur de vieillissement pour l’ensemble de ces pays a beaucoup augmenté depuis 1968, c’est la population immigrée la plus vieille.
Maghreb : une population vieillissante malgré l’arrivée plus récente des Marocains
En 1968, les immigrés du Maghreb étaient 606 000, avec 2,8 hommes pour une femme. Représentant une main-d’œuvre peu qualifiée, ils sont venus seuls, laissant souvent femme et enfants au pays, dans l’espoir de mieux faire vivre la famille puis de revenir chez eux. 61% de ces hommes avaient de 25 à 44 ans, moins de 4% avaient 60 ans ou plus.
Vingt-deux ans plus tard, la population immigrée du Maghreb a été multipliée par deux et atteint 1 220 000. La possibilité de regroupement familial et la crainte de ne pouvoir revenir en France ont eu pour résultat de fixer une partie des immigrés qui ont fait entrer tout ou partie de leur famille en France. L’effectif des femmes a été multiplié par trois, et le rapport hom-mes/femmes s’est abaissé à 1,4.
Les hommes de 25 à 44 ans ne représentent plus que 38% de leur effectif. La part des personnes âgées de 60 ans ou plus est passée de 4 à 12% pour les hommes et est restée autour de 9% pour les femmes. Mais, l’effectif de ces personnes âgées a fortement crû de 1968 à 1990 : elles étaient 30 000 en 1968 également réparties en hommes et femmes, elles sont 133 000 en 1990, dont 85 000 hommes.
L’immigration algérienne devient apparente dès le lendemain de la seconde guerre mondiale. Les Algériens peuvent circuler librement en métropole et les besoins de main-d’oeuvre sont importants. A partir de 1962, année d’indépendance de l’Algérie, les traversées de la Méditerranée vers la France s’intensifient. L’ accompagnement familial est freiné par l’absence de logements. Seuls des foyers pour salariés célibataires algériens sont construits. Vont naître alors les bidonvilles à la périphérie des grandes agglomérations. Même si ces travailleurs sont munis de cartes temporaires, et si les retours au pays sont fréquents, une grande partie de ces immigrés se fixe en métropole. L’effectif des hommes des générations antérieures à 1945, qui ont vraisemblablement migré dans les années 1960, est encore élevé en 1990.
Depuis 1968, davantage de femmes les ont rejoints mais leurs effectifs restent très faibles par rapport à celui des hommes. Seule la population masculine a vieilli en vingt-deux ans avec un indicateur de vieillissement multiplié par sept. Certains de ces hommes ont passé toute leur vie active en foyer de travailleurs, et leur lien avec le pays d’origine s’est distendu. Une étude sur le mode de vie des résidents de la Sonacotra en 1993(6) a montré que 83% des Algériens avaient plus de 46 ans, 43% plus de 55 ans.
L’effectif de la population des immigrés du Maroc a fortement augmenté depuis 1968. Celui des hommes a un peu vieilli depuis 1968. Des générations plus jeunes d’hommes et de femmes sont arrivées, ce qui fait de cette communauté l’une des plus jeunes résidant en France.
L’immigration des Tunisiens en France a connu deux périodes principales : au moment de l’indépendance de la Tunisie en 1956 puis, à partir de 1969, des générations plus jeunes ont renforcé les effectifs déjà présents à cette date avec un pic pour ceux nés autour de 1950. Les immigrés de Tunisie restent faiblement représentés parmi les immigrés du Maghreb.
La population plus jeune : Afrique noire, Turquie, Asie du Sud-Est
Ces immigrés, peu présents en 1968, sont les représentants d’une immigration récente. Ils sont venus en France poussés par des motifs différents. Les originaires d’Afrique noire sont surtout venus pour étudier, ceux de Turquie pour des motifs de travail, ceux d’Asie du Sud-Est ont fui leur pays après les événements de 1975 et ont été accueillis par la France comme réfugiés politiques.
Les immigrés d’Afrique noire ont vu leurs effectifs multipliés par six depuis 1968. Des hommes sans qualification mais aussi de nombreux étudiants sont venus en France. Les familles ont rejoint ces migrants mais, dans la tranche d’âge 45 à 54 ans, les hommes sont encore trois fois plus nombreux que les femmes. L’indicateur de vieillissement a baissé et cette population reste très jeune.
Regroupés sous l’expression « originaires de Turquie », l’importante population âgée recensée en 1968 représentante des rescapés du génocide arménienm a été renouvelée par une immigration plus récente de travailleurs. Arrivés avec leurs enfants dès 1923, les Arméniens ont développé en France leurs compétences dans le travail de la soie et de la chaussure. Quelques-uns sont repartis en Turquie après la seconde guerre mondiale, mais ils sont revenus en grand nombre et ont fait venir des compatriotes en France. Ce sont ces derniers et les enfants qui ont accompagné leurs parents dans la fuite du génocide qui forment la population des immigrés des générations antérieures à 1920 qui ont vieilli en France. Ces immigrés anciens sont présents dans les classes d’âge élevées : 12% des femmes ont plus de 59 ans et 7% des hommes, seule classe d’âge où les femmes sont plus nombreuses que les hommes.
En 1990, les immigrés de Turquie sont quatre fois plus nombreux qu’en 1968 grâce à une immigration plus récente de travailleurs initiée en 1969 par la France et par le regroupement familial : un quart de cette population a de 15 à 24 ans et l’indicateur de vieillissement a fortement chuté.
Les immigrés du groupe de pays Cambodge, Laos et Vietnam, réfugiés arrivés en famille après 1975, sont restés en France et leurs flux ne sont pas renouvelés. Ils forment en 1990 une population jeune : les deux tiers ont entre 15 et 44 ans, avec une légère surreprésentation masculine. La part de personnes âgées reste faible : 6% pour les hommes, 10% pour les femmes.
Installés depuis 25 ans en France, il est vraisemblable que peu d’entre eux retourneront dans leur lointain pays malgré la démocratisation de cette zone ; une grande partie de leur famille restée sur place a souvent disparu, et les conditions économiques restent difficiles.
(1) Une analyse du vieillissement utilisant une méthode plus complexe fait l’objet d’un autre article : MESRINE Annie et Suzanne THAVE : « Vieillir en France quand on est immigré », Données sociales 1999, à paraître.
(2) OCDE, Tendances des migrations internationales, SOPEMI, rapport annuel 1982, 1989, 1990, 1994.
(3) WEIL P., La France et ses étrangers – L’aventure d’une politique de l’immigation 1938-1991, Calmann-Lévy, 1991.
(4) cf. publications OCDE.
(5) CHARBIT Yves, PETIT ! Véronique, « Des familles entre France et Portugal », et HILLY Marie-Antoinette, « Immigrés et espace d’origine : le village des Portugais » in Espace, Populations, Sociétés, n° 2-3, 1996.
(6) BERNADOT Marc : « Le mode de vie des résidents en foyers pour isolé à la Sonacotra », Migrations Etudes, juin 1995.
(7) SCHOR Ralph : Histoire de l’immigration en France de la fin du X1Xe siècle à nos jours, Armand Colin, 1996.
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