Article extrait du Plein droit n° 4, juillet 1988
« L’emploi immigré dans la crise »

Montbéliard : les dégâts du départ des immigrés

Gérard Mamet

 
Extrait d’un article paru dans Les Cahiers de l’AERIP (Association d’Étude des Réalités Institutionnelles et Politiques), n° 3, octobre 1987, sous le titre « Les dégâts économiques et humains du départ des immigrés. L’exemple de la région de Montbéliard ».

La région de Montbéliard est profondément marquée par la mono-industrie. L’usine de Sochaux, qui est la plus grande concentration ouvrière de France est en train de connaître des changements très importants qui ont des graves répercussions sur toute l’économie de la région. Entre 1979 et 1987, les effectifs de la firme Peugeot de Sochaux sont passés de près de 40 000 salariés à 23 500 fin 86. Pendant cette période, le nombre de travailleurs immigrés est passé de 8 500 (avec les intérimaires) à environ 2 700 aujourd’hui. Ce sont donc eux les premières victimes de la crise que traverse actuellement l’industrie automobile.
[...]

Quand survient la baisse de production en 1979 les intérimaires sont renvoyés sur le champ. Ils ont servi de marge de manœuvre.

En juillet 1980, Peugeot lance une première opération « retour des étrangers » au pays d’origine. Ils reçoivent 10 000 F de l’État et 15 000 F de Peugeot. 1 000 travailleurs immigrés partent dans le cadre de cette opération qui se termine en mars 1981.

Mais ce n’est pas suffisant pour Peugeot et en 1984 la direction met au point un dispositif plus alléchant appelé pompeusement « convention de mise en œuvre des aides à la réinsertion des travailleurs immigrés dans leur pays d’origine ». Ce sont les « contrats ONI » qui font partie d’un ensemble plus vaste baptisé « plan social » qui comprend aussi les mises en préretraite FNE [1] et l’incitation au départ volontaire.

Le contrat ONI est présenté comme une « aide conventionnelle à la réinsertion en faveur des travailleurs étrangers ». Il donne droit à une prime qui peut paraître mirifique de 100 000 à 140 000 F suivant la situation familiale et l’ancienneté.

Voici la composition de la fameuse prime :

  • le versement par l’État d’une somme pouvant atteindre 20 000 F
  • une aide au déménagement qui varie selon les pays
  • le billet de retour par avion pour l’intéressé, le conjoint et les enfants mineurs
  • une indemnité correspondant à 66 % des droits aux ASSEDIC
  • l’indemnité de licenciement
  • une prime de 15 000 F de Peugeot.

Mais en contrepartie, le travailleur perd ses droits sociaux acquis en France et n’a plus la possibilité de revenir. Pour ceux qui sont près de la retraite, c’est un véritable marché de dupes.

L’aide au retour ne s’adressait normalement qu’à des travailleurs volontaires. L’article 6 de la convention indiquait : « L’ONI veille à la bonne information du personnel et au strict respect du volontariat des candidats ». Peut-on vraiment parler de volontariat dans une situation de chômage et de racisme larvé ? Beaucoup de travailleurs ont eu peur du lendemain, peur de se retrouver à la porte, sans rien, quelques mois plus tard. Après 15 ou 20 ans de travail à la chaîne, certains étaient las. Ils en avaient assez du bruit, du travail pénible et des vexations de certains petits chefs réceptifs aux idées du Front national.

La première convention a donc rencontré un certain succès : 1561 départs pour la seule usine de Sochaux (478 Turcs, 441 Algériens, 330 Yougoslaves, 166 Portugais, 115 Marocains, 27 Tunisiens et 4 divers). Mais la deuxième convention qui a démarré le 1er février 86 marche beaucoup moins bien. Les explications sont multiples. D’abord il reste beaucoup moins d’immigrés et ceux qui étaient le plus enclins à partir l’on déjà fait. Mais beaucoup d’immigrés hésitent aussi parce qu’ils reçoivent des mauvaises nouvelles de ceux qui sont rentrés : la réinsertion se passe mal. Alors on voit fleurir dans la région des tracts odieux avec le slogan « La valise ou le cercueil » et signés « Comité contre le racisme anti-français » ou des tracts un peu moins grossiers signés « Comité pour l’emploi des Français ». Si on n’a jamais su exactement qui était derrière ces diffusions de tracts anonymes, on a parfaitement compris à qui cela profitait.

Peugeot, de son côté, ne ménage pas sa peine pour persuader les immigrés de tous les avantages de l’« aide à la réinsertion ». […] Il n’y aura malgré tout que 180 travailleurs pour signer la deuxième convention ONI.

Des conséquences désastreuses

Avec les familles, ce sont près de 7 000 immigrés qui ont quitté la région de Montbéliard en 2 ans, soit plus de 5 % de la population. Dans une ville de la région, Bethoncourt, les 1 100 départs représentent 10 % de la population. Dans certains quartiers, les départs correspondent à 15 % du nombre d’habitants. […]

Tout le monde s’aperçoit vite de l’effet désastreux des départs dans de nombreuses activités : l’enseignement, le logement, le commerce et les services, etc.

[...]

– Dans la région de Montbéliard, le nombre de logements vides s’accroît de 979 de mars 85 à mars 86, principalement à cause des départs ONI. On arrive ainsi à 2 810 logements vacants pour les 3 organismes HLM en janvier 1987. Le journal local « Le Pays » du 20 février 87 annonce 16 millions de pertes pour l’habitat social. Les bâtiments vides sont murés, véritable spectacle de désolation. On voit même fleurir des inscriptions comme « dead city », ville morte, sur des bâtiments fantômes.

Certes le départ des immigrés n’est pas la seule cause de cette situation. […] Mais il en est une des causes majeures. Le secteur du bâtiment et des travaux publics a perdu 1 000 emplois en 5 ans.

– À la rentrée 85, l’inspection académique a donné les chiffres suivants concernant les départs d’enfants d’immigrés : maternelles : 480 ; primaire : 1300 ; collège. : 293 ; Total : 2073.

Les chiffres fournis par la préfecture font apparaître que le nombre d’enfants de moins de 16 ans est passé de 9 849 à 6 992 au cours de l’année 85. Dans la mesure où le ministère de l’Éducation se refuse à diminuer les effectifs des classes de façon significative dans les zones prioritaires, cela se traduit par de nombreuses suppressions de postes. Par exemple sur le quartier des Buis qui compte 4 000 habitants, l’inspection académique vient d’annoncer, en février 87, 9 suppressions de postes : 6 en primaire et 3 en maternelle.

– C’est certainement dans le commerce et les services que les suppressions d’emplois induites sont les plus importantes. Aucune évaluation n’a été faite à notre connaissance, mais on peut dire sans risquer de se tromper qu’il s’agit de plusieurs centaines de suppressions d’emplois.

Les élèves d’un collège ont réalisé une enquête auprès des commerçants du quartier des Buis à Valentigney. Voici ce qu’ils ont entendu :

  • Supermarché RAVI : baisse de 30 % du chiffre d’affaires
  • Boulangerie : grosse baisse des ventes due au départ des Maghrébins
  • Boucherie : le départ des Portugais qui étaient des gros acheteurs a entraîné une nette baisse des ventes – Bureau de tabac, pressing, […]
  • Les moyens financiers des communes sont également touchés par la diminution de la taxe d’habitation et de la Dotation générale de fonctionnement qui sont liées au nombre d’habitants.

[…]

Nous assistons donc à un véritable engrenage de la récession économique. Les suppressions d’emplois chez Peugeot et les départs des immigrés entraînent une diminution du nombre d’habitants donc de consommateurs. Cela induit des suppressions d’emplois dans d’autres secteurs comme le commerce, le bâtiment, l’enseignement, etc. Ce qui, par contrecoup, induit une nouvelle baisse de la consommation donc de nouvelles suppressions d’emplois, etc. La firme Peugeot s’en tire et devient sans doute plus compétitive, mais cela se fait au détriment de tous les autres secteurs de l’activité économiques de la région. […]

Retour ou exode

Quand un travailleur immigré quitte son pays pour des raisons économiques, il part dans l’idée de revenir au pays et cet espoir va le suivre pendant des années avant de se réaliser ou de glisser lentement vers l’oubli. Souvent le retour subsiste au niveau des mots, du rêve, du mythe. Il vit d’abord en célibataire dans l’espoir de réaliser rapidement les économies qui lui permettront de réaliser son rêve : l’achat d’un commerce, d’une ferme, d’un véhicule de transport, etc. Mais l’argent ne se gagne pas aussi vite qu’il l’espérait. Il fait venir sa femme et ses enfants. Ces derniers sont scolarisés en France et commencent à vivre comme tous les jeunes et tous les enfants de leur âge.

La pression du racisme et les primes proposées aux candidats au départ sont venues perturber les mécanismes normaux d’intégration dans la société française. Les familles immigrées se sont trouvées déstabilisées et certaines d’entre elles se sont décidées à quitter notre pays. Le collège des Tâles à Valentigney a organisé une correspondance avec les enfants rentrés au pays de leurs parents pour savoir ce qu’ils étaient devenus. Le collège a reçu des dizaines de lettres pleines de tendresse et de nostalgie. Cet échange de courrier, s’il n’a pas le caractère d’une enquête scientifique, permet de se faire une idée sur les difficultés de réinsertion de ces enfants. Ce sont eux les véritables sacrifiés de cette politique dite d’aide au retour.

Que disent-ils dans leurs lettres ? D’abord que certains parents n’ont pas trouvé de travail. Sur 21 pères, 11 se sont installés comme commerçants, 5 ont un autre travail et 5 sont au chômage, soit près de 25 %. Cela vient contredire le discours officiel de l’ONT qui laisse croire que la réinsertion se passe bien. L’ONI devait d’ailleurs vérifier le sérieux des projets de réinsertion avant la signature des contrats. Les projets de réinsertion ne correspondent que rarement aux besoins des pays d’origine. L’Algérie ou la Turquie ont besoin d’ouvriers très qualifiés, de techniciens, d’ingénieurs, etc. et pas tellement de commerçants. Il faut donc battre en brèche un certain discours sur le retour considéré comme un outil du développement de pays du Tiers-Monde. La France n’a d’ailleurs jamais fait un effort sérieux de formation professionnelle des travailleurs immigrés. À Sochaux, ils sont ouvriers à plus de 99 % (en 1977, seulement 6 ingénieurs et cadres et 40 employés, techniciens, agents de maîtrise sur 6 500 étrangers).

La réinsertion scolaire est également très problématique. Les enfants algériens disent qu’ils ont beaucoup de mal avec l’arabe classique. Les jeunes rentrés en Turquie ne maîtrisent pas la langue turque. Certains disent qu’ils ne comprennent rien à aucune matière. Ce qui est dramatique, c’est que ces enfants qui commençaient à réussir dans l’école française se retrouvent à la case départ. Certains expliquent dans des termes bouleversants qu’ils ne pourront pas réaliser leur projet de devenir infirmière ou technicien.

Mais c’est sans doute au niveau psychologique que leur situation est la plus dramatique.

[…]

En fait, ces enfants, ces jeunes étaient intégrés dans la société française, parfois peut-être sans s’en être rendu compte.

Mais nous avons aussi des échos des adultes. Certains connaissent de grosses difficultés : chômage, absence de logement, différences de mode de vie, etc. Le syndicat CGT de Sochaux par exemple a reçu plusieurs lettres disant : « Nous avons été trompés, nous n’avons pas de travail, aidez-nous à revenir. Nous sommes prêts à rembourser les primes ». Quand François Mitterrand est venu à Montbéliard, SOS Racisme l’a d’ailleurs interpellé sur cette question. Il faudra bien que la France accepte que ceux qui ne peuvent pas se réinsérer puissent revenir. Certains sont déjà là avec des visas de tourisme.

L’attitude des amicales qui entretenaient plus ou moins le mythe du retour a changé. Pendant longtemps, l’Amicale des Algériens par exemple, disait que l’Algérie était prête à accueillir tous ses ressortissants. La crise économique : baisse du pétrole et baisse du dollar, a entraîné une modification du discours. L’AAE insiste maintenant sur le droit de rester, ce que fait aussi l’ATMF depuis plusieurs années. L’ATMF dit même : les immigrés sont intégrés dans la société française et ils resteront ici. Point de vue que nous partageons complètement.

En guise de conclusion

1 – La région de Montbéliard a fait l’expérience de la politique de renvoi massif des immigrés, préconisée par Le Pen puisque le quart des immigrés est parti. Les effets en sont catastrophiques pour l’économie de la région. Les commerçants des quartiers sont peut-être ceux qui font le plus les frais du départ des immigrés. Ce qui est sûr : les déséquilibres économiques se sont encore accentués.

[…]

2 – Les problèmes humains de ceux qui sont partis ont souvent été négligés. La prime, même si elle atteint les dix ou douze millions de centimes, ne résout pas magiquement les problèmes de réinsertion. Elle a finalement empêché les familles de faire un véritable choix qui tienne compte de tous, c’est-à-dire aussi des femmes et des enfants.




Notes

[1Fonds National pour l’Emploi.


Article extrait du n°4

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 18:38
URL de cette page : www.gisti.org/article3937