Article extrait du Plein droit n° 4, juillet 1988
« L’emploi immigré dans la crise »

Une filière portugaise clandestine

La facilité avec laquelle les Portugais traversent désormais les frontières, puisqu’ils bénéficient comme touristes, sinon comme travailleurs, de la libre circulation, a incité des entreprises à mettre en place un véritable trafic clandestin de main-d’œuvre dont ont profité des sociétés françaises respectables, et même des entreprises publiques.

À partir du mois de juillet 1986, de très nombreux Portugais sont arrivés en France pour travailler sur des chantiers du bâtiment et des travaux publics, sans aucun titre de travail. Dans la plupart des cas, ils ont travaillé pour le compte de grosses sociétés françaises ayant pignon sur rue – Bouygues, Nord-France – et pour la réalisation de travaux destinés à des entreprises non moins connues : SNCF, Matra, CIT-Alcatel.

Officiellement bien entendu, les sociétés françaises de bâtiment et de travaux publics qui bénéficiaient de cette main-d’œuvre n’étaient pas l’employeur de ces sans-papiers. Respectabilité oblige.

L’organisation de ce trafic de travailleurs est simple. Deux à trois entreprises font partie d’une filière fournissant essentiellement des chantiers en région parisienne [1]. D’abord, au Portugal, une entreprise recrute sur place une main-d’œuvre envoyée par trains de nuit à Paris-Austerlitz ; dans la plupart des affaires connues, cette entreprise était Rush Portuguesa, dont le siège social est à Porto, mais il y a eu aussi Selmark et Zagope, également domiciliées au Portugal.

À leur arrivée à Paris, les voyageurs sont pris en charge par des correspondants de cette entreprise portugaise qui les placent aussitôt sur des chantiers bien définis dont elle a obtenu « le marché » : ici, la construction de la voie du TGV Atlantique, là la construction d’un hôtel appartenant à une chaîne, ailleurs encore la construction d’un immeuble pour une société internationale d’informatique. Uniquement de grosses affaires.

Un trafic lucratif

Entre cette entreprise portugaise et le chantier français, intervient bien souvent une société écran, sergent recruteur, basée en France. Cette société prospecte auprès des grosses entreprises pour leur proposer très rapidement une main-d’œuvre qualifiée à des prix défiant toute concurrence. Difficile de résister à une offre aussi alléchante. Dans tous les cas, l’envoi de cette main-d’œuvre sur le chantier est couverte par un double contrat entre l’entreprise française et la société intermédiaire, puis un second contrat entre cette société et l’entreprise portugaise. De cette façon, l’entreprise française peut toujours faire état de sa bonne foi en déclarant qu’elle n’emploie pas directement ces travailleurs en situation irrégulière et donc qu’elle ignore totalement leur situation administrative réelle.

On a ainsi vu des chantiers où le taux horaire que percevaient les sans-papiers était cinq fois inférieur au taux français.

La société écran tient le même langage puisque cette main-d’œuvre, selon elle, est salariée de son sous-traitant qui se trouve au Portugal.

L’intérêt d’un tel système est multiple pour les trois entreprises concernées :

  • L’entreprise française bénéficie d’un complément de main-d’œuvre docile adaptée à ses besoins et dont elle peut se séparer bien plus facilement que de son personnel permanent. Et cette main-d’œuvre d’appoint lui revient à un coût extrêmement avantageux, puisque les travailleurs portugais sont payés au taux de leur pays. On a ainsi vu des chantiers où le taux horaire que percevaient les sans-papiers était cinq fois inférieur aux taux français.
  • L’entreprise écran qui recherche les chantiers prend une commission, très importante, jusqu’à 20 %, pour les services rendus. Cette entreprise écran possède en général une structure très légère : un bureau, une secrétaire et deux ou trois prospecteurs.
  • L’entreprise portugaise paie, en pesos et au tarif portugais, la main-d’œuvre envoyée sur les chantiers en France, mais se fait rémunérer sa prestation de sous-traitance en francs. Pour cette dernière, la filière est particulièrement lucrative. Ainsi, la société Rush Portuguesa, pour un capital d’un million de francs, aurait eu, en France, un chiffre d’affaires supérieur à deux millions de francs par mois, en y envoyant jusqu’à deux cents ouvriers. La structure permanente de cette société ne serait que de cinq personnes, ce qui réduit au strict minimum les frais d’exploitation.

Une exploitation accrue

Si les avantages économiques et financiers d’un tel trafic de main-d’œuvre sont évidents, il ne faut pas oublier que l’emploi de ces personnes se fait aussi la plupart du temps en violation des règles élémentaires de la législation du travail ou de la sécurité sociale :

  • dépassement de la durée du travail ;
  • non-respect du repos hebdomadaire et du repos dominical ;
  • conditions de travail au mépris de la sécurité et de l’hygiène ;
  • absence de visite médicale du travail ;
  • non-assujettissement à la sécurité sociale française ;
  • hébergement douteux ;
  • accidents du travail non déclarés.

Les entreprises françaises sont largement responsables de ces abus dans la mesure où il s’agit de travailleurs qui, bien entendu, leur sont prêtés et non pas de véritables opérations de sous-traitance à l’intérieur desquelles elles n’auraient pas à s’immiscer.

Il semble d’ailleurs qu’à l’origine de cette filière, on retrouve, comme dirigeants des entreprises portugaises, d’anciens responsables de sociétés françaises ayant antérieurement bénéficié du même système qui a fait ses preuves sur des chantiers à l’étranger. Chacun se connaissant, dans le monde du bâtiment et des travaux publics, le trafic a fait tache d’huile, très rapidement et en douceur.

Une clandestinité parfaite

Il était en effet très difficile, pour les services de contrôle, et notamment pour l’Inspection du travail, d’identifier les salariés sans papiers parmi des dizaines d’autres, sur un chantier comme on en trouve tous les jours, notamment en région parisienne.

Ce trafic de main-d’œuvre reposait sur une totale clandestinité, depuis l’entrée en France jusqu’au retour au Portugal. À aucun moment l’une ou l’autre des entreprises, portugaise ou française, n’informait les autorités administratives françaises ou les services de contrôle de l’arrivée massive de ces salariés sur les chantiers ou de l’ouverture de ces chantiers, alors que la loi les y oblige.

En effet, depuis l’adhésion du Portugal à la C.E.E., le 1er janvier 1986, la circulation des personnes se fait sans grande difficulté. C’est donc en simples touristes, avec des papiers en règle, que ces travailleurs portugais passaient la frontière pour un séjour inférieur à trois mois. Ils travaillaient sur les chantiers dans la limite des trois mois du séjour touristique avant de repartir en train, tout aussi discrètement qu’ils étaient arrivés, pour être remplacés par une autre équipe. L’hôtel et l’hébergement étaient payés directement par l’entreprise portugaise, tout comme d’ailleurs les frais médicaux et les frais d’hospitalisation. Il aurait fallu un accident du travail particulièrement grave, avec intervention des pompiers, pour signaler la présence de ces personnes. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé une fois sur l’un des chantiers.

Compte tenu de la multiplication des contrôles sur certains chantiers sensibles, et des interventions du ministère des Affaires sociales auprès des principales entreprises françaises utilisant cette main-d’œuvre, ce trafic est à présent stoppé. La justice est saisie de très nombreux dossiers pour des infractions multiples au code du travail, en particulier pour violation du monopole de l’OMI en vue de l’introduction de travailleurs salariés et pour l’emploi de travailleurs salariés sans titre de travail. Certains dossiers ont été transmis aux autorités judiciaires portugaises pour des compléments d’information.

L’épilogue judiciaire de ces affaires n’est pas pour demain. Pourtant, les pouvoirs publics doivent agir très rapidement s’ils veulent lutter efficacement contre ces pratiques.

Dans le sud-est aussi…



Fin juillet 1987, un coup de filet de la direction départementale du travail du Var révèle qu’une demi-douzaine d’entreprises de Fréjus et de Saint-Raphaël emploient, sur des chantiers de la Côte d’Azur, par l’intermédiaire de sociétés de sous-traitance, des ouvriers portugais (une cinquantaine furent identifiés au moment où commençait l’enquête sur l’introduction des travailleurs illégaux). Ces ouvriers, entrés en France comme touristes, était payés 20 F de l’heure par une société basée à Lisbonne (SEL-GOMEL). Derrière cette chaîne portugaise, on découvre un sous-traitant marseillais (la SAG), lui-même sous-traitant de l’entreprise OCE de Puget-sur-Argens, à côté de Fréjus !

Cette affaire est à la fois originale et exemplaire. Elle montre que travail clandestin et sous-traitance sont très souvent liés, les ouvriers clandestins se trouvant toujours en bout de chaîne. François Koch conclut ainsi son article dans Le Monde du 7 août 1987 : « La perspective du grand marché européen inquiète beaucoup ; les entreprises portugaises du bâtiment dont les charges de main-d’œuvre seraient quatre fois inférieures aux françaises sont prêtes à inonder l’hexagone ».

Une interprétation bien commode



Pour justifier l’emploi de travailleurs portugais sans titre de travail, les entreprises s’appuient sur les dispositions du traité de Rome et du traité d’adhésion du Portugal à la C.E.E., qui précisent que les entreprises portugaises bénéficient, depuis le 1" janvier 1986, du droit à la libre prestation de services.

Selon elles, les salariés qui permettent l’exécution de cette prestation de services bénéficient de la même liberté : il n’est donc pas nécessaire qu’ils possèdent un titre de travail.

Le ministère des Affaires sociales et de l’Emploi conteste formellement cette analyse. Le traité du Portugal à la C.E.E. contient des dispositions transitoires pour les travailleurs salariés. Ceux-ci doivent posséder, jusqu’au 31 décembre 1992, un titre de travail, y compris lorsqu’ils permettent la réalisation d’une prestation de services. La liberté de la prestation de services est strictement limitée à l’entreprise, personne morale de droit privé. Le ministère des Affaires sociales fait remarquer que les dispositions transitoires concernant les travailleurs salariés seraient vidées de leur sens si on retenait l’analyse des entreprises portugaises et françaises.




Notes

[1Une autre filière, moins importante semble-t-il, s’était installée dans le sud-est de la France. Voir encadré ci-contre.


Article extrait du n°4

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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 18:13
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