Article extrait du Plein droit n° 3, avril 1988
« Quels discours sur l’immigration ? »

Pourquoi y a-t-il des demandeurs d’asile tamouls ?

Michel Iogna-Prat

 
À un moment où la plupart des demandeurs d’asile tamouls se voient refuser par l’Ofpra le statut de réfugiés, il nous a semblé utile de rappeler les circonstances qui les poussent à fuir le Sri-Lanka. Nous avons demandé à Michel logna-Prat de nous livrer son analyse de la situation politique et ethnique qui prévaut dans l’île.

Depuis 1980, l’Europe assiste à l’arrivée d’étrangers auxquels, à l’exception du Royaume-Uni, elle n’était pas habituée. Soixante-mille Tamouls en provenance de Sri-Lanka ont quitté leur pays d’origine pour fuir les violences, persécutions et exactions d’une armée décidée à en finir avec un conflit inter-ethnique qui empoisonne la vie politique de ce pays depuis plus de trente ans.

Environ vingt mille d’entre eux ont choisi de venir demander l’asile en France. Accueillis avec froideur, pour ne pas dire avec hostilité, on les a très vite qualifiés de « réfugiés économiques », sans jamais chercher à comprendre la réalité et les causes de leur exil. Les émeutes communalistes de juillet 1983, l’aggravation de la situation à Sri-Lanka depuis lors ont donné lieu à quelques commentaires, çà et là, dans la presse nationale et internationale. L’échec du plan de paix adopté en juillet 1987 a été l’objet de quelques analyses. Si, aujourd’hui, leur situation est mieux perçue, il ne semble pas pour autant qu’elle soit comprise et encore moins admise.

Que se passe-t-il aujourd’hui à Sri-Lanka ?

Lorsque, le 29 juillet 1987, le Premier ministre indien et le Président de la République sri-lankaise signent un accord en vue du rétablissement de la paix dans les provinces tamoules du Sri-Lanka, la surprise est totale. La situation, tant politique que militaire, paraissait bloquée. D’une part les négociations engagées entre les parties concernées, sous l’égide du gouvernement indien, s’enlisaient et ne semblaient pouvoir déboucher sur un accord en raison de l’intransigeance des uns et des autres. D’autre part, les affrontements entre l’armée et les groupes de militants ne donnaient à aucun d’entre eux un avantage décisif.

L’accord de juillet 1987

Au lendemain du 29 juillet, chacun s’est plu à rêver que la paix était définitivement revenue au Sri-Lanka. Un certain nombre de réfugiés tamouls ont regagné leur patrie. Diverses manifestations organisées à Jaffna et dans la péninsule ont permis de percevoir à quel point la paix semblait correspondre à une volonté populaire forte.

Ce rêve s’est effondré lorsque la péninsule de Jaffna est redevenue le théâtre d’affrontements armés, faisant de nombreuses victimes parmi la population civile, à cette différence près que la « force de paix indienne » a pris le relais de l’armée sri-lankaise.

L’échec de ce plan de paix n’était-il pas prévisible ? Diverses raisons permettent de le penser, raisons tenant d’une part aux conditions dans lesquelles il a été élaboré et d’autre part au fait qu’il ne constituait nullement une solution politique globale mettant un terme aux problèmes qui ont opposé Tamouls et Cinghalais. L’accord, négocié entre les deux chefs d’État dans le plus grand secret, a été imposé et aucune des parties concernées, tant du côté tamoul que du côté cinghalais (partis politiques – clergé bouddhiste) n’a été consultée.

Alors que des négociations étaient en cours, même si elles semblaient bloquées, les deux présidents ont pensé qu’ils pourraient imposer leur volonté aux belligérants. Ils ne pouvaient en réalité que se heurter à leur résistance.

Les enjeux politiques

Les forces politiques sri-lankaises, y compris au sein du parti au pouvoir, ont clairement exprimé leur hostilité à un texte qui leur semblait déboucher sur une désintégration de l’unité nationale et donner raison à leurs adversaires, en leur accordant une certaine autonomie dans les provinces du Nord et de l’Est de l’île. Pour les groupes militants tamouls, il était en deçà de leurs aspirations, à savoir l’indépendance du Tamil Ea-lam, et leur était imposé sans que de sérieuses garanties leur soient données. Les limites de l’autonomie des provinces tamoules n’étaient pas définies et le maintien de l’ordre dans ces régions semblait devoir rester une prérogative de l’autorité centrale, permettant ainsi un retour de l’armée sri-lankaise alors que les groupes de militants auraient été désarmés.

Sur le plan politique interne, Rajiv Gandhi se trouve dans une situation délicate. Il va d’échec électoral en échec électoral et l’appareil politique du « Congrès I » est éclaboussé par de nombreux scandales. Il a donc intérêt à restaurer sa crédibilité. Résoudre la crise sri-lankaise contribuerait donc à renforcer son prestige à l’intérieur tout en confirmant, à l’extérieur, le rôle de l’Inde comme puissance régionale.

Le Président Jayawardene veut quitter la scène politique sri-lankaise, à l’issue de son mandat, sur un coup d’éclat. Il veut passer à la postérité comme celui qui aura rétabli la paix et la concorde nationale. Ces intentions personnelles semblent avoir pesé d’un poids plus important que la volonté d’aboutir à un accord garantissant une paix durable.

Certains observateurs (1) considèrent que l’échec de l’accord du 29 juillet serait également dû à des conflits opposant les groupes de militants afin de s’assurer un rôle prépondérant dans les nouvelles structures administratives, aux opérations de colonisation menées par le gouvernement sri-lankais dans la province de l’Est, et enfin au désarroi de jeunes militants pour lesquels le retour à la vie civile aurait constitué un choc psychologique difficilement surmontable.

Toutes ces raisons ne sont pas exclusives les unes des autres, elles se combinent pour expliquer que l’accord Gandhi-Jayawardene était miné dès le départ.

Un contenu inadapté

Mais à côté de ces éléments conjoncturels, il est une autre raison qui nous paraît plus fondamentale : dans le contexte historique du Sri-Lanka, l’accord ne constituait pas une solution nouvelle, susceptible de combler le fossé entre les deux communautés.

Qu’offre-t-il ?

Il propose d’ériger les provinces du Nord et de l’Est du Sri-Lanka en une entité administrative autonome dotée d’un conseil provincial élu et dirigée par un Premier ministre et un Conseil des ministres.

Toutefois, l’accord prévoit l’organisation, avant le 31 décembre 1988, d’un référendum permettant aux populations de la province Est de décider si elles entendent rester liées à celles de la province Nord en une seule entité administrative ou si, au contraire, elles souhaitent que leur province soit érigée en une entité administrative autonome dotée des mêmes organes.

Cette disposition constitue à elle seule une source de discorde évidente. Les Tamouls considèrent depuis toujours que ces deux provinces sont des zones tamoules indissociables l’une de l’autre. Depuis plus de vingt ans le gouvernement sri-lankais a procédé, dans la province de l’Est, à l’installation de Cinghalais pour contrecarrer les revendications des partis tamouls.

Les vrais problèmes

À supposer que cette difficulté soit surmontable, il reste que l’accord du 29 juillet ne propose rien d’autre qu’une sorte de « régionalisation » sans s’attaquer aux problèmes fondamentaux qui opposent depuis plusieurs décennies Tamouls et Sri-lankais, notamment le problème linguistique, le problème de l’éducation et celui de l’accès aux emplois publics et para-publics. Ces problèmes, s’ils ne peuvent expliquer à eux seuls la dramatique détérioration de la situation, notamment entre 1981 et 1987, conditionnent néanmoins toute solution politique à venir. Pour mieux le comprendre, il n’est pas inutile de les examiner rapidement.

La Constitution de 1948 ne fait pas du cinghalais la langue officielle du nouvel État, dans lequel l’anglais, langue de la puissance coloniale, le cinghalais, langue de la majorité de la population, et le tamoul, sont sur un pied d’égalité et sont utilisés concurremment dans la vie politique et administrative. Comme le souligne Alain Lamballe (2), depuis 1956 « tout s’est passé comme si les Cinghalais voulaient recouvrer leur souveraineté en luttant contre les derniers vestiges de la présence anglaise et en réduisant les Tamouls à un rôle secondaire ». C’est à cette date que la rupture s’effectue entre les deux communautés puisqu’est adopté l’Official Language Act n° 33 de 1956 qui fait du cinghalais la seule langue officielle de l’île. L’adoption de ce texte entraîne des affrontements violents et amène les Tamouls, par la voix du Federal Party, à exiger l’autonomie des provinces tamoules sur une base linguistique. Cette loi est ressentie par la communauté tamoule comme les prémisses d’un phénomène de rejet ne pouvant qu’entraîner à terme son exclusion des administrations ou du monde des affaires, où elle joue un rôle important. Elle ne peut donc que radicaliser ses positions.

La marginalisation

S’agissant d’autre part de l’accès à la fonction publique, si, au moment de l’indépendance, les Cinghalais étaient majoritaires, la proportion des Tamouls, au regard de leur pourcentage dans la population, leur confère néanmoins une position privilégiée. Ainsi, dans certains secteurs, la proportion de Tamouls pouvait atteindre 60 %. Dès 1956, le gouvernement impulsera donc un mouvement de cinghalisation de la fonction publique. L’adoption du cinghalais comme langue officielle permet dès lors d’éliminer les candidats tamouls. La conséquence de ces mesures est évidente et il est clair que le recrutement des fonctionnaires, notamment subalternes, laissé à l’appréciation des ministères, se fait sur la base de critères ethniques, sans considération de la compétence.

Le troisième secteur dans lequel les Tamouls sentent une discrimination est incontestablement celui de l’éducation, où les mesures adoptées, vont radicaliser une partie de la jeunesse, qui va se trouver exclue notamment des études supérieures.

L’adoption, en 1974, de mesures de standardisation pour l’accès à l’enseignement supérieur va constituer un déclencheur important dont les conséquences se feront nettement sentir au plus fort du conflit, entre 1981 et 1987. Ces mesures aboutissent à exiger des Tamouls des notes aux examens supérieures à celles des Cinghalais, pour pouvoir accéder à l’université. Ainsi, on peut constater, entre 1970 et 1975, que le pourcentage des Cinghalais admis dans les disciplines scientifiques passe de 65 à 75 % alors que celui des Tamouls passe de 31 à 21 %. Main Lamballe analyse ainsi la situation créée : « La politique universitaire actuelle engage l’avenir du pays. Les futurs cadres choisis selon des critères complexes et controversés appartiennent, pour la plupart, à l’ethnie cinghalaise. En rejetant une partie de l’élite tamoule, l’université se prive d’éléments valables et alimente la révolte d’une minorité, car les jeunes générations, de plus en plus, estiment que le système de sélection est conçu pour les broyer… ».

Or, l’accord du 29 juillet 1987 ne répond nullement à ces problèmes essentiels, alors qu’il prétend résoudre un conflit vieux de près d’un demi-siècle. En outre, on voit mal quelles chances de succès il pouvait avoir alors qu’il reprend des solutions qui, dans le passé, avaient échoué.

Des vieilles recettes

Ainsi le pacte Bandanaraike – Chel-vanayakam signé le 26 juillet 1957 posait le principe de conseils régionaux qui auraient permis aux provinces tamoules de s’administrer de manière autonome. Il prévoyait que la province Nord constituerait une région et la province Est une ou plusieurs régions. Les conseils régionaux devaient se voir dotés de compétences, à définir par le Parlement, mais qui auraient pu porter sur les domaines suivants : agriculture, coopératives, colonisation de terres nouvelles, enseignement, santé, industrie, pêcheries…

Il se présentait comme un moyen terme entre deux positions, celle du Parti Fédéral dirigé par Chelvanaya-kam, visant à transformer Ceylan en un État fédéral, et celle du Premier ministre Bandanaraike refusant d’amender la constitution dans un sens fédéraliste. Cet accord, violemment combattu par l’opposition d’alors dirigée par J.R. Jayawardene, avait dû être dénoncé moins d’un an plus tard par l’un de ses signataires, et son abrogation avait débouché sur des émeutes au cours desquelles de nombreux Tamouls furent massacrés.

La comparaison, a trente ans de distance, entre les deux textes montre bien qu’on ne peut résoudre la crise actuelle avec de « vieilles recettes », d’autant que le contexte a radicalement changé.

Les événements survenus entre 1981 et 1987 ont traumatisé la communauté tamoule. Près de dix mille personnes ont été tuées, près de deux cent mille ont été contraintes de s’exiler hors du Sri-Lanka pour trouver ailleurs un refuge souvent aléatoire, des centaines de milliers de Tamouls ont été déplacés à l’intérieur du pays et ont dû vivre comme des réfugiés dans des conditions pitoyables. De nombreux jeunes Tamouls ont fait l’objet d’arrestations arbitraires, ont connu la torture et ont été détenus pendant de longues périodes dans des conditions insupportables sous couvert de lois d’exception.

Il est incontestable que la communauté tamoule a payé le prix fort sa revendication pour un territoire indépendant. Il est tout aussi certain que la majorité des Tamouls aspirent aujourd’hui à la paix, mais pas dans n’importe quelles conditions. Ils ne croient plus qu’une cohabitation harmonieuse soit possible entre les deux communautés avant longtemps. Trop de drames les ont marqués pour qu’ils soient prêts à accepter n’importe quoi. La rupture entre les deux communautés, du fait de ces drames, semble consommée.

C’est précisément parce que cette dimension a été occultée que l’accord Gandhi-Jayawardene ne pouvait qu’être voué à l’échec. Il supposait, comme en 1957, un minimum de confiance réciproque entre les partenaires pour avoir quelque chance de succès. Or, cette confiance n’existe plus.

Cela signifie-t-il que la paix soit impossible au Sri-Lanka ? Sûrement pas. Toutefois, elle n’est envisageable que si les multiples problèmes qui ont été à l’origine de la scission progressive entre les deux communautés sont traités et résolus en profondeur et si, à défaut d’indépendance, une solution adoptée soit cautionnée par un garant extérieur. On pouvait penser que l’Inde pourrait jouer ce rôle. Ce n’est plus le cas depuis quelques mois.


(1) Voir Vijay Singh « L’Inde en guerre contre ceux qu’elle a armés… », Le Monde diplomatique, novembre 1987.

(2) Alain Lamballe Le problème tamoul à Sri-Lanka, Ed. L’Harmattan-Presses Universitaires Aix-Marseille, Paris 1985.



Article extrait du n°3

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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 17:38
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