Article extrait du Plein droit n° 3, avril 1988
« Quels discours sur l’immigration ? »

Rapport Hannoun : À la poursuite du « diamant vert »

Quinze ans d’application de la loi du ler juillet 1972 contre le racisme ont montré les limites de la seule répression en ce domaine. Le fait que le gouvernement se préoccupe d’améliorer le dispositif législatif existant et confie à Michel Hannoun, une des personnalités de la droite les plus ouvertes en matière d’immigration, le soin de mener une réflexion d’ensemble sur la question ne pouvait donc qu’être accueilli avec un a priori favorable. La lecture du rapport remis par le député de l’Isère au secrétaire d’État aux droits de l’homme [1] s’avère pourtant décevante.

0n ne reviendra pas sur le décrochage entre conception d’ensemble et propositions, non plus qu’on ne commentera ces dernières : cela a été fait, maintenant, à de multiples reprises. Ce qu’il convient de dégager, c’est le discours qui sous-tend les propositions et qui semble devenir, par delà les clivages politiques, le consensus acceptable par les « hommes de bonne volonté », où que ceux-ci se situent. Seul, en effet, Jean-Marie Le Pen et quelques franges proches de ce dernier se sont élevés contre L’homme est l’espérance de l’homme qui a, il est vrai, également suscité de sérieuses réserves au sein du RPR lui-même. Ce rapport appelle cependant une lecture sérieusement critique : le consensus, en la matière, peut rapidement se révéler inquiétant.

Clichés

Partant du constat que la France comme l’immigration ont évolué, voire radicalement changé, l’auteur s’efforce de tracer un paysage « nouveau », où s’ajoutent touche à touche des réflexions de bon sens : difficultés de l’appréhension statistique de l’immigration, gommage de son rôle économique – part du chômage étranger – au profit de l’immigration familiale et de l’accueil des réfugiés politiques, installation durable sur le territoire français, etc. ; difficultés par ailleurs d’une société française elle-même en crise économique –, autant de points qui paraissent difficilement contestables. D’où vient alors le sentiment d’insatisfaction ?

Sans doute tient-il d’abord à l’absence de construction, de raisonnement : les données se juxtaposent de façon impressionniste, pas de fil conducteur, le lecteur piétine, fait du sur-place et s’embourbe dans des clichés déjà largement véhiculés. Les évolutions montrées, tout le monde les connaît déjà. Le parti est certes habile, puisque chacun peut avoir le sentiment de reconnaître ses intuitions propres. L’écriture lisse et académique, le rappel de citations littéraires confirmant les évidences, tout nous mène droit au café du commerce. Ainsi glisse-t-on progressivement d’un constat qui se donnait comme « scientifique » et construit – au fil de nombreuses consultations – à une présentation molle de l’opinion publique : sondés, les Français ne penseraient plus majoritairement que la diminution du nombre d’étrangers permettrait de résoudre le problème du chômage ; mais sondés – encore – ils penseraient que les étrangers « coûtent cher » en prestations sociales… Plus d’arêtes, plus de raisonnement, nous voilà embarqués dans l’éclatement des enquêtes d’opinion.

Paradoxes

Procéder ainsi légitime les approximations, autorise les paradoxes les plus étranges. Et ceux-ci ne manquent pas : la France aurait connu durant la dernière décennie, dit M. Hannoun, une évolution contrastée : « montée » de la tolérance que l’on peut repérer dans les sondages (56 % des Français se veulent tolérants) comme dans les faits (avortement et homosexualité semblent désormais admis de la majorité de nos concitoyens), mais parallèlement des actes racistes qui, pour n’être pas plus nombreux qu’il y a une dizaine d’années, sont plus violents et plus affirmés qu’auparavant. Exemple parmi d’autres et qu’il faut bien expliquer.

L’auteur a alors recours à une analyse des « valeurs » actuelles : la montée de la tolérance a pour cause « le déclin des grands systèmes idéologiques et l’émergence d’un nouvel individualisme » (p.43) ; à mettre au rang des acquis, l’abandon des « enthousiasmes dogmatiques », enfin remplacés par des « valeurs simples et universelles » ; « juridisme et moralisme constituent des garde-fous contre les débordements idéologiques » (p.44). Parmi les valeurs simples, qu’il faut prêter aux jeunes (simples, donc jeunes, ou jeunes, donc simples ?), triomphent la liberté individuelle et les droits de l’homme. Via les jeunes, ou par delà les jeunes – les choses ne sont pas très claires sur ce point – ces valeurs se « diffuseraient » dans l’ensemble de la société. Au café du commerce, nous voilà tous imbibés et nivelés. Curieux, si l’on pense avec l’auteur – trente pages plus loin – que l’une des causes du racisme actuel est « la faillite des valeurs collectives » : plus d’appel à la diffusion sociale des valeurs désormais, « en l’absence de toute certitude, il n’y a pas de raison de refuser le racisme ou la xénophobie » (p.74) ; nous en sommes au règne du « relativisme moral » (p.45), et que chacun reconnaisse ses références et ses préférences.

Affirmer ainsi le déclin des idéologies et l’émergence d’un nouvel individualisme revient à acquiescer aux mécanismes de sélection à l’œuvre dans la société française : « autant notre société paraît accueillir favorablement les différences revendiquées, autant elle peut sembler dure à l’égard de différences subies » (p.46) ; comme pour les nationaux appartenant aux classes défavorisées, l’insertion sociale des étrangers se fait le plus souvent « par le bas » ; les immigrés subissent de multiples barrières à l’entrée dans la vie économique, sociale, politique. Le libéralisme ambiant – duquel participe l’auteur – n’offre aucune perspective dynamique à ceux qui, d’entrée de jeu, sont en mauvaise posture dans le rapport de force ainsi décrit. Mais, pour n’être pas infâme, le discours individualiste doit finalement s’habiller « droits de l’homme… »

Habillage

C’est bien en termes d’habillage que le problème est posé : à partir du constat initial de manifestations racistes et discriminatoires, sur fond d’anxiété et de relativisme moral accompagnant la crise, « comment changer la perception des étrangers dans un contexte économique inchangé ? ». Il s’agit bien de changer la perception que les Français ont des étrangers, et non d’ouvrir aux étrangers la possibilité de modifier les modalités de leur insertion en France. Foin des dynamiques ascensionnelles à l’œuvre dans le projet migratoire lui-même ; pourtant celles-ci, même si elles sont souvent occultées, se lisent dans les parcours scolaires des enfants, dans l’attention que les familles portent à l’avenir de ceux-ci, dans la capacité d’innovation dont font preuve les groupes de jeunes, etc. On campe là sur les rigidités et les résistances : il y aurait d’ailleurs une attitude « naturelle » de l’homme (et des sociétés) qui serait spontanément porté « à rejeter ce qui diffère de lui plutôt que de se remettre en question » (p. 18).

Tolérance

Nous voilà de plain-pied avec l’identité nationale : selon les sondages (toujours), les Français seraient plutôt d’accord avec l’idée que « si on ne fait rien pour limiter le nombre des étrangers, la France risque de perdre son identité nationale » (p.72). Suit alors le rejet de la France multiculturelle : « sous la juxtaposition de cultures diverses qui ne s’interpénétreraient pas, on perçoit la menace du morcellement et de la dissolution » (p. 72). Le raisonnement, pourtant bienveillant, du rapporteur se retourne enfin contre son projet de départ – et cela navre – car, insensiblement, nous voilà arrivés à l’idée de l’étranger qui ne gêne pas. Le rapport dégage une espèce de loi de proximité : les Européens sont les mieux tolérés (car culturellement proches), les Maghrébins, plus éloignés, gênent. Certes, M. Hannoun, et grâces lui soient rendues, ne reprend pas à son compte cette loi de proximité, mais il en accepte les justifications, qui restent pour le moins ambiguës. Face à la boîte noire de l’identité nationale, donc, les écarts se creusent entre immigrés, les proches et les autres. À partir de tels écarts, une France multiculturelle ne peut se bâtir.

Quelle Intégration ?

La France multiculturelle est impossible : mais, par ailleurs, « continuer à enseigner nos ancêtres les Gaulois n’est ni possible, ni souhaitable » : l’assimilation n’a plus de sens. Comment s’en tirer ? L’auteur se lance à la poursuite du diamant vert, il a nom « intégration ». Vaillamment, Hannoun se lance enfin dans une véritable profession de foi : « L’intégration implique (donc) un effort réciproque. La France doit faire des efforts pour permettre aux étrangers de s’intégrer. Ceux-ci doivent aussi, s’ils le souhaitent, faire un effort pour s’intégrer à la société française. Cette exigence de la réciprocité dans l’effort est un gage de réussite. Elle suscite une dynamique. Elle fait émerger la conscience d’une communauté de destin, reposant sur l’équilibre des droits que l’on acquiert et des devoirs que l’on accepte » (p. 120).

Derrière cette proposition ont complètement disparu les réalités de la société française comme des populations immigrées, leurs multiples liens et leurs interactions ; a complètement disparu également la recherche de solidarités collectives de la nation à l’égard des plus fragiles, Français et étrangers confondus ; a complètement disparu enfin tout projet politique. Un tel habillage peut convenir à tous les hommes de bonne volonté sans distinction.




Notes

[1L’homme est l’espérance de l’homme, Paris, La Documentation Française, 1987.


Article extrait du n°3

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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 16:57
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