Article extrait du Plein droit n° 32, juillet 1996
« Sans frontières ? »

La suppression du droit au travail pour les demandeurs d’asile : L’exclusion par circulaire

Le Comède

 
Le Comède, comité médical auprès des exilés est une association humanitaire créée en 1979 pour l’accueil médico-psycho-social des demandeurs d’asile et des réfugiés. Installée dans l’hôpital de Bicêtre, en région parisienne, une équipe de soixante professionnels en lien avec un important réseau de médecins spécialistes, de dispensaires de soins, de centres PMI et de planning familial, de centres médico-sociaux, de laboratoires, effectue un travail de santé publique auprès d’une population qui n’a pas accès à la protection sociale, organise prévention et éducation sanitaires et informe les pouvoirs publics et les milieux professionels sur la problématique de l’exil.

« Il a été décidé, par circulaire du premier ministre du 26 septembre 1991, de modifier les dispositions de la circulaire du 17 mai 1985 qui accordent automatiquement une autorisation de travail aux demandeurs d’asile.
Les intéressés seront désormais soumis aux règles du droit commun applicables aux travailleurs étrangers pour la délivrance d’une autorisation de travail, la situation de l’emploi leur étant opposable.
Ils continueront de bénéficier de l’allocation d’insertion pendant la durée de l’examen de leur dossier par l’Ofpra et, le cas échéant, la commission des recours
 ».

Les médecins du Comède qui reçoivent tous les jours, depuis 1979, les demandeurs d’asile, ont été, au cours de ces dernières années, confrontés à la dégradation de leur santé et de leurs conditions de vie. En leur fermant l’accès au marché du travail, la circulaire du 26 septembre 1991 leur a porté un lourd préjudice ; bien pire, une atteinte grave à leur dignité d’homme et l’aggravation d’une situation matérielle déjà précaire. Pour survivre, les réfugiés sont devenus dépendants des « autres » et ont dû s’adonner à des pratiques contraires à leur morale et à leur honneur.
Dans nos cabinets de consultation, par leurs paroles, ils signent avec simplicité leurs difficultés à vivre et nos difficultés à les soigner. Car, même en tant que malades, ce ne sont pas des patients comme les autres, puisque leur unique lieu de soins est le Comède. Et pourtant… Il n’est pas facile d’arriver la première fois au dispensaire avant 8h30, par tous les temps, quel que soit leur éloignement, pour obtenir un ticket qui est l’équivalent d’un rendez-vous avec un médecin entre 9 heures et 17 heures.

Lorsque nous les rencontrons au cours d’une consultation, nombreuses sont les réactions qui nous interpellent en tant que praticiens. À travers leurs réponses, résonne sans cesse le refrain de la misère, et le plus souvent à travers les actes médicaux les plus simples. Qui, en prescrivant une glycémie à jeun en fin de journée, ne s’est entendu dire « je n’ai pas encore mangé aujourd’hui… » ? Comment, dans ces conditions, prescrire un comprimé à chaque repas ? Comment éduquer un diabétique lorsqu’il doit prendre son insuline et sa nourriture à heure régulière ? Comment leur expliquer les règles d’hygiène à suivre quand on connaît leur mode de vie ? Devant un patient grippé, le conseil de « rester au chaud » frôle la dérision.
L’interdiction de travailler, c’est aussi des conditions de logement qui se dégradent. Certains réfugiés ont même l’impression de vivre comme des animaux : ils dépendent d’un ami ou d’un frère qui leur ouvrira la porte pour dormir. Parfois, les femmes paient plus cher ce « droit au toit » : prostitution, MST diverses, IVG,… Pour nos patients atteints de pathologies lourdes, ces conditions de vie aggravent sévèrement leur état de santé. Certains se retrouvent isolés, et la chaîne de solidarité cesse systématiquement devant certaines maladies.
Comment, de plus, assurer un suivi médical pour ces patients qui n’ont souvent même plus un ticket de métro pour venir consulter au Comède et chercher des médicaments ?

Malgré tout, certains osent enfreindre la loi en travaillant « au noir » avec tous les risques qu’ils encourent en cas de maladie ou d’accident. À l’opposé, pour ceux qui refusent de rentrer dans l’illégalité, nous voyons leur santé se détériorer physiquement et psychologiquement, avec une rapidité inquiétante. Ils n’ont plus aucune aide puisque la suppression du droit au travail, c’est aussi l’absence quasi complète de protection sociale.

Invitation à quitter le territoire

Deux exemples choisis dans notre pratique quotidienne illustrent bien la blessure profonde que vivent nos patients et leur famille.

Monsieur K. consulte au Comède qu’il connaît bien puisqu’il y est venu pour la première fois en 1989, peu de temps après sa fuite du Zaïre. Il venait de déposer sa demande d’asile à l’Ofpra, il espérait trouver bientôt du travail. Un ami lui avait dit qu’en attendant une prise en charge par la sécurité sociale, il pouvait venir au Comède où il serait soigné et entendu. Cet ami, qui connaissait Monsieur K. depuis le Zaïre, savait que ce sculpteur sur bois avait été arrêté, emprisonné et torturé pour avoir exposé une statuette dont la ressemblance peu flatteuse avec le président Mobutu avait été jugée insultante, et considérée comme une atteinte à la sûreté de l’État.

Il avait expliqué à Monsieur K. que lui même avait reçu des soins au Comède à son arrivée, et qu’il pouvait avoir confiance.
Aujourd’hui, Monsieur K. est venu consulter, après une longue période d’absence. Il est prostré, encore sous le choc de ce qui s’est passé à la préfecture quelques mois auparavant, en avril 1992. Il y était allé comme d’habitude pour réactualiser son récépissé où on pouvait lire : « Le présent récépissé donne droit à son titulaire de rechercher et d’exercer une activité salariée ».
Cette fois-ci, à la préfecture on lui « arrache ses papiers ». Une invitation à quitter le territoire français, dans le délai d’un mois, lui est remise. Il signe sans trop comprendre ce qui lui arrive. C’est en sortant de ces locaux administratifs qu’il réalise qu’il ne pourra plus présenter de document en règle à son patron chez lequel il travaille depuis trois ans. Il est saisi de panique, sa femme et ses trois enfants sont arrivés du Zaïre il y a deux ans, et ils viennent d’avoir un fils. Il se rend compte avec une grande acuité qu’il sera privé de son travail, pourtant si difficile pour lui, qui est artiste, mais grâce auquel il pouvait vivre sans mendier.
Comment dire à sa femme que, de nouveau, ils risquent de tout perdre, comme au Zaïre où son atelier avait été saccagé par les agents de la sécurité ? Il repense au rejet de la commission des recours qu’ils ont reçu il y a un mois et qu’avec sa femme ils ont vécu comme une profonde injustice.
Ils n’ont pas contesté cette décision, puisqu’ils ne se sentaient pas chassés de ce pays. Aujourd’hui, monsieur K. n’a plus rien. Il est revenu au Comède, il ne travaille plus et n’a plus de sécurité sociale. La nuit, il n’arrive plus à dormir, il fait des cauchemars où il revoit ce qu’il a vécu au Zaïre, mais aussi des scènes terrifiantes où il est pourchassé par des inconnus qui, le plus souvent, tentent de l’étrangler.

Depuis quelque temps, il a dû quitter son appartement et loge dans un squatt. Il n’arrive plus à communiquer, il a honte, il ne comprend pas ce qui arrive. Il essaie de dire quelques mots au médecin mais n’y arrive pas. Le médecin lui parle, il est réconforté par cette voix bienveillante, mais ne saisit pas très bien ce qu’il dit.
Il sort du cabinet avec des médicaments. Il a compris qu’il faudrait qu’il revienne pour reconsulter le médecin et le psychiatre.
Quelques jours plus tard, Monsieur K. revient au Comède. Il erre dans les couloirs, l’air absent, complètement désorienté, incapable de dire un mot. Il semble ne reconnaître personne. Son état est si grave que nous devons l’hospitaliser en urgence dans le service de psychiatrie.
Depuis cette époque, monsieur K. est régulièrement suivi par le psychiatre. Il a tenté une réouverture de son dossier à l’Ofpra, qui a été rejetée, et a formé un recours contre cette décision.
Aujourd’hui, monsieur K. a retrouvé une certaine combativité, même si sa situation n’a pas beaucoup changé depuis que nous l’avons vu en 1992. Le travail qui était un moyen de vivre et de faire vivre sa famille lui permettait également de relativiser les persécutions dont il avait été victime au Zaïre. La brutale interruption de son travail a eu des conséquences dramatiques bien plus graves que le simple fait de ne plus travailler, puisqu’elle a replongé monsieur K. dans l’insécurité, dans la peur quotidienne, avec la crainte, toujours renouvelée, de se retrouver à la rue avec sa famille, ou pire encore, d’être expulsé vers le Zaïre.

Des familles déchirées

Tous les jours, au Comède, nous recevons des patients arrivés en France avant 1991 dont la situation a basculé dans l’incertitude la plus totale, aussi bien matérielle que morale. Nous recevons aussi ceux qui sont arrivés après 1991, qui eux aussi demandent l’asile politique et sont maintenus dans une situation dramatique où ils doivent vivre avec une allocation d’insertion de 1 300 francs par mois, versée pendant six mois, sans pouvoir travailler.

Monsieur et madame M. sont assis dans la salle d’attente au Comède. Ils sont habités par une tristesse si grande, qu’ils semblent seuls au monde. Ils viennent tous les deux dans le cabinet du médecin et n’acceptent pas sa proposition de les consulter l’un après l’autre. Aujourd’hui, ils ont besoin de rester ensemble. Il y a quelques jours, ils ont été contraints de demander le placement provisoire de leurs deux jeunes enfants.
Lorsqu’ils ont fui l’Angola, tous ensemble, ils ne soupçonnaient pas que c’est en France qu’ils seraient dispersés. Ils n’imaginaient pas, en déposant leur demande d’asile politique à l’Ofpra, en 1993, que, deux ans plus tard, ils n’auraient aucune réponse. Ils ne savaient pas non plus qu’ils ne pourraient pas travailler tant qu’ils n’auraient pas le statut de réfugié.
Ils ont vécu pendant six mois avec les allocations d’insertion et le soutien incertain de compatriotes. Ce n’est qu’au moment où il ne s’est plus trouvé personne pour les aider, qu’ils ont été contraints d’expliquer à leurs enfants qu’il leur faudrait se séparer pour quelque temps, qu’il iraient les voir chaque semaine, que tout irait bien…
Dans le cabinet de consultation, chacun d’entre eux repense cette séparation d’avec les enfants. Ils sont sous le choc et parlent avec peine. Ils ont peur, ils se demandent combien de temps ça va durer. Est-ce que l’Ofpra va les convoquer ? Ils ont conscience qu’il est très difficile d’obtenir le statut de réfugié, mais ils savent aussi que s’ils avaient pu travailler, leurs enfants seraient encore avec eux.
Ils consultent le médecin pour des insomnies, des angoisses, des maux de tête.

Les exemples sont nombreux, qui mettent en lumière l’exceptionnelle gravité des effets de l’application de la circulaire de 1991 relative à la situation des demandeurs d’asile. On constate que la suppression du droit au travail entraîne un bouleversement total qui perturbe chaque personne dans toutes ses dimensions, sociale, économique, morale, psychologique, qui ébranle le demandeur d’asile jusque dans son identité et dans celle de sa famille.
Les effets de cette circulaire sont si multiples, si pervers et si manifestement contraires aux droits de l’Homme, qu’on peut se demander s’ils avaient été prévus par le législateur.

Comède
Hôpital de Bicêtre
78, rue du Général Leclerc
BP 31 – 94272 Le Kremlin Bicêtre cedex
Un appel du Comède

Le droit d’asile existe-t-il encore en France ?



Nous sommes une équipe de soignants au Comède (Comité médical pour les exilés).

Depuis 17 ans, nous recevons des réfugiés de toute origine, demandeurs de l’asile politique. Nous leur assurons des soins médicaux, un soutien psychologique et psychiatrique, une assistance sociale. Le Comède a ainsi soigné, depuis sa création, plus de 52 000 réfugiés venant de 80 pays différents.

Les hommes et les femmes que nous rencontrons ont été contraints de quitter leur pays pour fuir les violences politiques, religieuses, raciales, les persécutions et la torture, pour avoir la vie sauve. Ils ont choisi la patrie des droits de l’Homme dans l’espoir d’y trouver la sécurité, la liberté, la dignité.

Depuis quelques années, et notamment depuis qu’en 1991 le droit au travail leur est refusé pendant le délai d’instruction de leur demande d’asile, nous sommes confrontés à une dégradation massive et dramatique des conditions de vie et de l’état de santé physique et psychologique de nos patients. Ensuite, la situation de la plupart d’entre eux se détériore du fait des refus répétés que l’administration leur oppose. Pour nous qui les soignons, les écoutons et les connaissons, ces refus sont incompréhensibles. Ils retentissent gravement sur leur santé, réactivant le souvenir des persécutions subies.

Depuis mars 1995, l’application des accords de Schengen a encore aggravé la situation de ceux d’entre eux qui en relèvent. L’État français ne leur octroie plus rien, ni abri, ni soins médicaux, ni subside, et ceci jusqu’à détermination de l’État habilité à traiter leur demande d’asile.

Ce n’est pas un hasard si les réfugiés viennent en France. Il leur semble évident que la patrie des droits de l’Homme ne peut que les accueillir. Le droit d’asile est inscrit dans notre Constitution. Nous constatons cependant qu’il est bafoué dans les faits, ce qui menace les fondements de notre démocratie : attenter à un droit met en danger tous les droits.

Nous ne pouvons taire notre indignation et notre inquiétude de citoyens et de soignants. Notre appel s’adresse à tous les citoyens de ce pays afin qu’avec nous, ils prennent conscience de ce risque et défendent le droit d’asile comme ils défendraient n’importe quel droit inscrit dans notre Constitution.



Article extrait du n°32

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Dernier ajout : mardi 4 novembre 2014, 16:52
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