Article extrait du Plein droit n° 32, juillet 1996
« Sans frontières ? »
L’Italie et l’immigration : Le parcours édifiant du « décret Dini »
Adriana Boffardi
Responsable du département des politiques actives du travail de la CGIL (confédération générale italienne du travail)
Une des premiers engagements pris par le nouveau gouvernement de centre-gauche [1] est le vote d’une loi organique sur l’immigration qui rendra caduc le décret-loi précédent [2]. Ainsi s’ouvre, au niveau institutionnel, une nouvelle étape qui fait droit à la volonté de lutte et de résistance des associations, communautés et syndicats.
Le « décret Dini » a révélé des contradictions sociales et politiques présentes encore aujourd’hui dans la société italienne. Réfléchir sur les étapes du décret permet de comprendre les processus d’évolution et de maturation en cours dans notre pays sur les questions de l’immigration.
À l’automne 1995, un quartier de Turin, San Salvario, coincé entre marginalité et dégradation s’insurge contre les immigrés accusés de vente et de trafic de drogue et de prostitution. Ce n’est pas le premier épisode de ce genre : dans d’autres villes déjà, dans des quartiers semblables, la population a polarisé sa révolte sur les immigrés.
Mais l’épisode de San Salvario devient le prétexte à une lutte anti-immigrés conduite par des partis politiques et, en premier lieu, par la Ligue du Nord, favorisant l’expression de comportements xénophobes et même racistes. On agite les fantasmes du sida, de la drogue, de la prostitution. On met en exergue l’« ordre public » contre toute notion de légalité démocratique. On dit vouloir combattre les clandestins pour justifier les contrôles discriminatoires. On renforce dans l’opinion publique une image négative de l’immigré, socialement inquiétant et donc destiné à une marginalité dangereuse. Journaux et télévision multiplient les exemples de violence et d’intolérance, aboutissant à la création imaginaire de « quartiers types » où se juxtaposent les équations immigrés/criminels et immigrés/responsables de la dégradation de la société. Pendant que des chiffres fantaisistes circulent sur le nombre d’irréguliers présents en Italie (de 800 000 à 1 500 000 au lieu des vraisemblables 300 000), le syndrome de l’invasion se répand au point de paralyser toute analyse objective, à partir de données réelles, des problèmes d’intégration et de cohabitation.
Pour les forces politiques de centre droit et pour certains comités de quartier, la recette miracle est l’expulsion, et le mot d’ordre est une loi, voire un décret-loi sur la question.
Dans ce climat, pendant que certains parlementaires réclament des mesures grotesques à l’encontre des immigrés – depuis l’utilisation de balles en caoutchouc jusqu’à la prise d’empreintes des pieds – la Ligue du Nord, qui soutient le gouvernement, menace de ne pas voter la loi de finances si celui-ci ne prend pas un décret autorisant des expulsions « immédiates » d’immigrés.
Les partis de centre-gauche, en premier lieu le PDS et le parti populaire, demandent au gouvernement de corriger le contenu du décret soit par des garanties constitutionnelles sur la partie « répression », soit par l’introduction de clauses positives sur le travail saisonnier et sur la régularisation de ceux qui vivent et travaillent en Italie. Les corrections seront minimes.
Très vite, syndicats, associations laïques ou confessionnelles, organisations d’immigrés prennent position, non seulement contre le contenu mais aussi contre le principe même du recours à une procédure d’urgence sur un sujet aussi délicat que l’immigration.
Une grande manifestation est organisée pour le 19 novembre à Turin, à laquelle se joignent les partis démocratiques et des organisations de la société civile. Mais le 18 novembre, le gouvernement promulgue un décret-loi, baptisé « décret Dini », du nom du président du Conseil. La manifestation a lieu quand même, mettant en lumière une Italie autre que celle de l’intolérance et de la répression décrite avec tant de complaisance par les media au cours des jours précédents. Hommes et femmes, italiens ou immigrés, sont là non seulement convaincus d’une solidarité nécessaire envers celui qui est différent, d’une interdépendance entre le respect des droits de tous et la démocratie, mais aussi comme participant à un modèle de coexistence plus riche déjà à l’œuvre dans beaucoup d’endroits en Italie.
À partir de ce moment, l’engagement de la « gauche sociale » est double : exercer une forte pression pour parvenir à de profondes modifications parlementaires du décret, et obtenir des critères de régularisation touchant le plus grand nombre possible d’immigrés.
Compromis inégal
En fait, le décret-loi contient, à côté de propositions carrément anticonstitutionnelles ou d’autres discriminatoires sur le plan pénal et procédural, des dispositions qui semblent répondre à des revendications posées depuis longtemps par les syndicats et les associations sur la régularisation, le travail saisonnier, le droit à la santé.
En réalité, ce texte est un compromis entre diverses instances, mais dans lequel dominent des mesures d’urgence et discriminatoires. Il suffit, pour s’en convaincre, d’être attentif au vocabulaire et aux expressions utilisés.
Ce sont surtout les paragraphes sur les expulsions qui mettent en évidence le caractère xénophobe des dispositions qu’introduit, dans la législation, le principe d’inégalité entre les individus, Italiens ou immigrés, au niveau des droits fondamentaux. En matière d’expulsion, le décret innove en prévoyant certains précédents pénaux et en aggravant les peines pour des condamnés déjà jugés. Si cette sévérité s’admet à l’encontre de ceux qui facilitent l’entrée clandestine d’étrangers ou qui emploient illégalement de la main-d’œuvre étrangère, sur l’expulsion, elle a provoqué une levée de boucliers y compris de la part de magistrats, de juristes, d’intellectuels engagés dans le combat pour la légalité.
Cinq hypothèses différentes prévoient l’expulsion d’un étranger : – comme mesure de sécurité s’il a déjà été condamné ou s’il est jugé socialement dangereux ; – comme mesure préventive décidée par le juge à la demande du ministère public à l’encontre d’une personne signalée par la police comme présentant un danger pour la sécurité publique ; – en cas de flagrant délit pour des actes mineurs sur requête du ministère public ; – comme décision du ministère de l’intérieur pour des motifs d’ordre public ou de sûreté de l’État ; – enfin comme mesure administrative à l’encontre de celui qui est en situation irrégulière, sans garantie en cas de contestation de la décision en raison du peu de temps laissé pour faire un recours. C’est donc tout un ensemble de mesures qui suspendent les garanties constitutionnelles en introduisant la présomption de culpabilité, la suspension des protections prévues par la justice pénale, l’arbitraire des décisions prises par des instances incompétentes. De nombreux juges démocrates ont refusé d’appliquer des dispositions aussi discriminatoires et ont soumis le décret à la Cour constitutionnelle.
Une autre disposition clairement répressive prévoit l’obligation pour les étrangers venant de pays soumis à l’obligation d’un visa, de présenter un certificat attestant de l’absence de pathologie préjudiciable à la santé publique.
Mais toute la partie énumérant les dispositions relatives à l’entrée et au séjour est fragmentaire et insuffisante. En réalité, elle se contente d’ajouter quelques mesures spécifiques pour tenter de rationaliser l’ensemble.
La réglementation du travail saisonnier, réclamée depuis longtemps par les syndicats et les associations est, par contre, tout à fait nouvelle. Elle prévoit en effet « un permis saisonnier d’une durée de six mois » donnant « un droit prioritaire à l’entrée l’année suivante ». Ces deux acquis intéressants sont malheureusement noyés dans un ensemble confus ; le résultat est un mécanisme compliqué au lieu d’une mesure donnant l’autorisation de séjourner de façon temporaire pour rechercher un emploi. Apparaissent également comme tout à fait insuffisantes les dispositions ayant trait aux droits à la sécurité sociale.
Enfin, le chapitre sur les mesures transitoires de régularisation (valables 60 jours), de regroupement familial (valables 120 jours) et de recherche d’emploi représente une faible concession accordée aux forces progressistes pour faire contrepoids aux mesures répressives. Dans le domaine du regroupement familial, les conditions à remplir sont nombreuses : être en règle depuis au moins un an, avoir un logement adéquat, un revenu égal à deux fois le revenu minimal, l’aide sociale n’étant octroyée que pour deux enfants. Le regroupement familial ne peut pas concerner les parents à charge ni, paradoxalement, les couples mixtes. Enfin, celui qui vient dans le cadre du regroupement familial, en général la femme, n’a pas le droit de travailler pendant un an.
La régularisation par le travail, quant à elle, ouvre très peu de perspectives. Les étrangers présents en Italie au moment de l’entrée en vigueur du décret peuvent demander à la préfecture de police un permis de séjour à condition de présenter un contrat de travail à durée indéterminée ou déterminée d’au moins six mois, ou de déclarer sur l’honneur avoir un emploi stable chez un employeur italien, ou encore de déclarer sur l’honneur avoir travaillé pour un seul employeur pendant quatre mois au cours de l’année précédente. La régularisation est en outre subordonnée au paiement anticipé, par l’employeur, de six mois de charges dans le cas d’un contrat à durée indéterminée, et de quatre mois pour un contrat à durée déterminée. L’introduction de cette véritable taxe sur la régularisation, source d’abus et de délits, est très grave.
Des résultats limités, des effets dévastateurs
En conclusion, beaucoup de démarches pour les régularisables et beaucoup d’exclus (travailleurs précaires ou ne travaillant que quelques mois, forains, indépendants, prostituées).
Le seul article franchement positif se trouve vers la fin du décret : il donne droit, en effet, à l’assistance sanitaire à toute personne présente, même temporairement, sur le territoire.
Présenté comme un texte venant sauver la patrie et comme une mesure positive pour les « bons » immigrés (régularisation de ceux qui travaillent) et sévère pour les « mauvais » (expulsion des criminels), le décret a eu des résultats concrets très limités. Il a par contre eu des effets dévastateurs sur le plan culturel et démocratique, en renforçant dans l’opinion le lien entre problèmes d’ordre public et couleur de la peau ou ethnie, et en émettant un message pervers sur la possibilité d’arrêter ou d’exorciser, par des moyens répressifs, le phénomène de l’immigration. Ce décret s’intègre dans une vision négative de l’immigration présentée comme une calamité qu’il faut essayer de contenir et non comme un phénomène inévitable à accueillir comme une opportunité de développement par ses apports culturels et de civilisation.
Dans la pratique, peu d’expulsions ont eu lieu sur la base du nouveau décret ; celui-ci est en effet appliqué avec beaucoup d’hésitations et même presque « suspendu » en raison des recours déposés devant la Cour constitutionnelle. Quant à la partie concernant les flux saisonniers, en l’absence de dispositions adéquates émanant du ministère du travail, elle a presque fait naufrage du fait de sa complexité.
Les régularisations ont constitué une micro-solution : sur les 250 000 demandes présentées, seules 70 000 ont été acceptées jusqu’à aujourd’hui ; selon la préfecture, ce chiffre pourrait doubler. Mais en supposant même que l’on atteigne le chiffre de 150 000 nouveaux permis de séjour, deux réflexions viennent à l’esprit.
La première concerne justement les limites imposées par les critères de régularisation et qui ont empêché tant de femmes et d’hommes qui pourtant travaillent dans notre pays, d’obtenir leur régularisation, comme les forains et les travailleurs indépendants. Le décret a donné lieu à d’infects chantages du fait du paiement anticipé des charges patronales, devenu un véritable objet de marchandage au poste de travail.
La deuxième observation concerne le nombre d’immigrés en Italie. Il est évident que, derrière les 250 000 demandes présentées, ne peut se cacher cette multitude de 800 000 à 1 000 000 de clandestins évoquée par certains. Les données transmises par Caritas comme par l’Istat (Insee italien) tournent autour de 240 000 à 300 000 personnes. Dans la majorité des cas, il s’agit de personnes entrées avec un visa de tourisme et qui sont restées, d’étudiants qui se sont mis à travailler, de personnes qui n’ont pas réussi à renouveler leur permis de séjour, ou enfin, mais peu sont dans ce cas-là, entrées clandestinement en Italie. Ceci va donc à l’encontre des images apocalyptiques d’étrangers débarquant du monde entier sur les côtes italiennes « sans défense » et prouve, en tout cas, que le décret Dini a fait preuve d’une grande méconnaissance de la complexité de l’immigration en Italie et de ses évolutions.
De leur côté, syndicats et associations, fortement hostiles pourtant aux dispositions répressives contenues dans le décret, se sont néanmoins employés à soutenir et à favoriser les régularisations. Le syndicat a ouvert et renforcé dans les régions des guichets et des bureaux de consultation et d’aide, tout en s’opposant constamment aux institutions chargées de la régularisation.
Et aujourd’hui ?
Un des derniers actes du gouvernement Dini a été de réactualiser, pour la troisième fois, le décret-loi en question, bien qu’un recours soit pendant devant la Cour constitutionnelle.
De nouvelles protestations des syndicats, des associations et des communautés d’immigrés se sont élevées non seulement contre l’absence d’une quelconque modification du texte, à commencer par la prolongation du délai de régularisation, mais surtout contre la confirmation d’un acte par un gouvernement démissionnaire et dans un contexte politique nouveau déterminé par la victoire électorale du centre gauche.
Les raisons de cet ample rassemblement social favorable aux immigrés est une des conséquences de la victoire électorale, qui fait que le gouvernement et le parlement sont aujourd’hui tenus de considérer le phénomène de l’immigration avec plus de sérieux et de reconnaître des droits et des motifs valables de régularisation. D’autant que les droits des personnes et la réforme de l’État ont été un des thèmes majeurs de la campagne électorale, même si, pour diverses raisons, l’immigration n’a pas été au cœur des programmes proposés par les deux grands groupes.
Un mois après la formation du nouveau gouvernement de centre gauche présidé par Romano Prodi, les choses prennent une autre tournure. Du moins pour l’instant, le gouvernement a décidé de ne plus réactualiser le décret, de ne pas appliquer les critères discriminatoires et de maintenir les effets positifs. Il a pris l’engagement de promulguer une nouvelle loi, non dans l’urgence mais une loi organique, sur l’ensemble des aspects de l’immigration.
Et il est de bon augure que, dans une commission parlementaire, le ministre de la solidarité sociale, Livia Turco, se soit déjà engagée à la mise en place d’« un parcours linéaire qui, du simple droit d’entrer et de séjourner, conduise à l’acquisition de droits et de devoirs liés à une pleine citoyenneté incluant le droit à une représentation et le droit de vote, actif et passif, au moins au niveau administratif ».
Une page a été tournée au niveau institutionnel. Même si nous savons qu’au sein du gouvernement cohabitent – et pourraient s’affronter – des positions et des cultures différentes à propos de l’immigration. Mais de nouvelles perspectives sont ouvertes pour un débat positif inspiré par des principes d’égalité constitutionnelle et de justice sociale. Il appartient à toutes les forces qui se sont battues contre le décret Dini de relever le défi suivant : que l’opinion publique, les institutions, les hommes et les femmes de ce pays ne considèrent plus l’immigration comme un problème à exorciser et réprimer, mais comme l’opportunité d’un enrichissement et d’un développement de la société.
Notes
[1] Les élections du 21 avril 1996 ont donné la victoire au Groupe de l’Olivier (centre gauche) et à Refondation communiste. Ce dernier parti soutient aujourd’hui, sans en faire partie, le gouvernement de centre gauche présidé par Romano Prodi.
[2] Un décret-loi est une disposition prise en cas d’extrême urgence par le gouvernement, qui a valeur de loi mais qui n’est plus en vigueur s’il n’est pas confirmé par une loi votée par le Parlement dans les soixante jours.
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