Article extrait du Plein droit n° 45, avril 2000
« Double peine »

Sécurité de résidence des immigrés en Europe

Un groupe d’experts a élaboré en 1998, sous l’égide du Conseil de l’Europe, un rapport portant sur la sécurité de résidence des immigrés de longue durée(1).

Ce document qui analyse de façon précise la législation et les pratiques de six États, s’attache à mesurer le degré de protection offert à ces étrangers face à l’éloignement.

Pour douze autres pays, membres également du Conseil de l’Europe, le rapport dresse un état plus descriptif de leur législation .

Nous présentons ici les résultats de cette étude pour la Belgique, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Espagne et le Royaume-Uni en ce qui concerne uniquement la protection face au départ forcé.

En Belgique, en 1980, la loi sur les étrangers a créé un statut spécial sur la sécurité de résidence des étrangers en séjour légal de longue durée ou ayant des attaches étroites avec des personnes résidant en Belgique. Ainsi, en particulier, bénéficie d’un permis d’établissement celui qui justifie d’une résidence régulière ininterrompue de cinq ans.

Ce permis peut perdre sa validité dans deux hypothèses : l’étranger s’est absenté du territoire pendant plus d’un an ou a fait l’objet d’une mesure d’éloignement. Cette mesure d’éloignement qui résulte de la seule compétence du ministre de l’intérieur suppose que l’intéressé ait porté gravement atteinte à l’ordre public ou à la sécurité nationale. Aucun étranger ne peut se prévaloir d’une protection absolue contre l’éloignement.

Cela étant, le nombre d’arrêtés d’expulsion pris chaque année a été ramené à une poignée ces dernières années (5 en 1995, 10 an 1996, contre respectivement 1 026 et 1 166 en France).

En Allemagne, deux statuts de résident permanent ont été institués par la loi sur les étrangers entrée en vigueur en 1991 : le permis de résidence illimitée et le permis d’établissement. La délivrance de ces documents est notamment subordonnée à une durée légale de résidence et à la preuve de moyens d’existence suffisants. Le permis d’établissement, qui offre une protection supérieure contre l’éloignement, est délivré à l’étranger qui remplit les conditions d’obtention d’un permis de résidence illimitée et qui satisfait, en outre, à quatre critères supplémentaires.

Ces deux permis accordent un droit de séjour qui n’est assorti d’aucune limitation de durée. Ils peuvent par contre être annulés pour péremption et lorsque les titulaires ont été frappés par un arrêté d’expulsion. Le prononcé d’une telle mesure d’éloignement implique que l’étranger menace l’ordre public, la sécurité nationale ou d’autres intérêts prépondérants de l’État. Certains étrangers bénéficient d’une protection particulière contre l’éloignement, mais aucun ne peut se prévaloir d’une protection absolue. Il n’existe pas de statistiques nationales sur le nombre d’expulsions prononcées.

D’après les informations rassemblées par les auteurs du rapport, les deux tiers des étrangers contraints au départ étaient des demandeurs d’asile déboutés, et les autres, pour la plupart, des immigrés en situation irrégulière. Il semblerait ainsi que très peu d’arrêtés d’expulsion concernent des étrangers de longue durée, sans compter un très faible pourcentage d’exécution.

Aux Pays-Bas, en 1965, la loi sur les étrangers a érigé le principe selon lequel certaines catégories d’étrangers devaient bénéficier d’un droit au séjour garanti. Ceux qui ont séjourné cinq ans aux Pays-Bas, disposent de moyens d’existence stables et suffisants, et n’ont pas commis d’infraction grave contre l’ordre public reçoivent un permis d’établissement permettant de résider en permanence. Ce permis peut être retiré par le ministre de la justice s’il a été obtenu sur la base d’informations erronées, en cas d’infractions répétées contre la législation sur les étrangers (situation éliminée par voie d’instruction ministérielle), de condamnation pour une infraction grave, en cas de menace grave à la sécurité nationale (situation extrêmement rare) ou de départ définitif des Pays-Bas.

La question de l’éloignement des étrangers pour un motif tiré de l’ordre public fait l’objet d’un débat public depuis de nombreuses années. Dès les années soixante-dix, la possibilité de prononcer une expulsion à l’encontre d’un étranger ayant purgé une peine d’emprisonnement a été dénoncée comme constitutive d’une « double peine ».

Une série d’instructions émanant des pouvoirs publics tend à réduire la possibilité d’expulsion pour motif d’ordre public (mise en place d’une corrélation entre la durée du séjour et le quantum de la peine d’emprisonnement : ainsi, à l’extrémité de l’échelle, celui qui réside depuis plus de dix ans ne peut être expulsé que s’il a été condamné à une peine d’emprisonnement supérieure à soixante mois et uniquement s’il a commis un acte particulièrement violent ou s’il a été condamné pour trafic de stupéfiants). Après vingt ans de résidence régulière, un étranger ne peut plus être expulsé pour un motif tiré de l’ordre public.

Par ailleurs, d’autres catégories d’étrangers bénéficient d’un droit de séjour « absolu » qui ne peut donc être remis en cause : les membres de famille (conjoints vivant ensemble et enfants de moins de dix-huit ans) et les immigrés de la deuxième génération, nés aux Pays-Bas ou admis au titre du regroupement familial et résidant dans le pays depuis quinze ans.

En Espagne, il faut attendre 1996 pour que soit institué un statut de résidence spécial pour les étrangers de longue durée. Le permis de résident permanent est accordé à l’étranger qui justifie de six années de résidence régulière ininterrompue.

D’autres catégories peuvent y prétendre, comme les réfugiés ou encore les étrangers admis au titre du regroupement familial. Valable pour une durée illimitée, il doit toutefois être renouvelé tous les cinq ans. Ce permis peut notamment être retiré en cas de résidence hors d’Espagne pendant plus de six mois ou si l’étranger ne peut plus justifier des raisons qui ont entraîné la délivrance du permis.

L’expulsion peut être prononcée soit par l’administration, soit par une juridiction pour la participation à des activités contraires à l’ordre public, à la sécurité intérieure ou extérieure, ou aux intérêts de citoyens espagnols. Elle peut aussi être prononcée pour séjour irrégulier. Le tribunal répressif peut, de son côté, condamner un étranger à l’expulsion si celui-ci est accusé d’avoir commis une infraction passible d’un emprisonnement d’une durée pouvant aller jusqu’à trois ans. Le permis de résident permanent ayant été institué récemment, il n’est guère possible d’évaluer le nombre d’expulsions qui concernent les titulaires d’un tel titre.

Au Royaume-Uni, la loi sur l’immigration de 1971 a mis un terme à la possibilité, pour les ressortissants d’un pays membre du Commonwealth, d’entrer, de circuler et de s’installer librement. Il existe un statut permettant de vivre et de travailler au Royaume-Uni de façon illimitée (« indefinite leave to enter or remain »). Pour accéder à ce statut protecteur, il faut que l’étranger ait acquis l’« autorisation d’entrée » sur le sol britannique. Cela vise les citoyens membres du Commonwealth, mais qui ne sont pas des citoyens britanniques. Ils ont ainsi un droit de séjourner, qu’ils peuvent perdre s’ils quittent le Royaume-Uni pendant plus de deux ans.

Trois catégories d’étrangers peuvent prétendre à l’obtention d’une autorisation indéfinie d’entrée ou de séjour : les personnes achevant quatre années d’activité économique, les conjoints ou personnes à charge d’un citoyen britannique ou de quelqu’un qui est déjà porteur d’une autorisation illimitée d’entrée ou de séjour, et les réfugiés.

Cette autorisation, une fois accordée, peut être remise en cause en cas d’absence du territoire, par décision administrative prononçant un arrêté d’expulsion fondé sur l’avis du secrétaire d’État, parce que l’individu est membre de la famille d’un étranger frappé par un arrêté d’expulsion, quand un tribunal recommande l’expulsion dans le cadre d’une condamnation pénale et que le ministère de l’intérieur décide de suivre cette recommandation. Certains étrangers sont protégés de toute mesure d’éloignement, en particulier les ressortissants de quelques pays du Commonwealth.

Notons que les personnes titulaires d’une autorisation indéfinie d’entrée ou de séjour et menacées par une mesure d’expulsion ont à leur disposition une voie de recours suspensive de l’exécution de l’éloignement.

Généralement, la procédure d’éloignement forcé est justifiée par l’intérêt public et vise des étrangers condamnés pour des infractions de droit commun (le plus souvent, importation ou fourniture de drogues dures ou meurtre ou vol à main armée), sans du reste que le tribunal répressif qui en a la compétence ait recommandé leur expulsion (le juge pénal ne peut pas en revanche la prononcer). L’expulsion a pour effet d’interdire tout séjour au Royaume-Uni de façon définitive, sauf si la mesure a été retirée. Selon le rapport, l’administration userait peu de l’expulsion pour les personnes ayant un droit de séjour garanti (sur cent vingt mesures d’éloignement en 1996 pour des motifs tirés de l’ordre public, vingt ont été annulées).

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Partie du principe qu’un statut de résidence garanti est un élément indispensable de toute politique d’intégration des immigrés à la société d’accueil, l’étude démonte, en conclusion, les arguments habituellement utilisés pour justifier l’éloignement des étrangers. Ses auteurs estiment d’abord que « l’expulsion d’un étranger dont la famille et d’autres proches continuent tous de vivre dans le pays en question risque fort d’accroître, non de diminuer les chances de voir des comportements indésirables se reproduire, du fait soit de la probabilité d’un retour illégal, soit du manque de contrôle social, soit encore de l’impossibilité d’occuper un emploi régulier ».

En second lieu, ils estiment que l’argument de la prévention générale qui considère que la menace d’éloignement et l’expulsion proprement dite d’un étranger feront réfléchir les autres étrangers, en particulier ses compatriotes, qui seront alors moins enclins à commettre des actes analogues « laisse rêveur, d’un point de vue tant pratique que moral ; il revient à utiliser un être humain comme instrument permettant d’amener d’autres êtres humains à adopter un certain type de comportement ».

Enfin, pour contrer l’argument selon lequel les Etats sont libres d’expulser de leur territoire les non-citoyens, les auteurs du rapport reprennent à leur compte la position de M. Schermers, ancien membre de la Commission européenne des droits de l’homme, qui déclarait : « Je doute que le droit international contemporain permette à un État qui a éduqué les enfants d’étrangers qu’il a admis, d’expulser ces enfants lorsqu’ils deviennent une charge. Il est manifeste qu’il n’est plus acceptable au regard du droit international de se décharger ainsi sur l’État d’origine des parents. Il est pour le moins contestable d’accorder à un pays d’accueil le droit de rendre les immigrés qui n’ont pas donné satisfaction ».


Notes

(1) « Sécurité et résidence des immigrés de longue durée. Etude comparative de la législation et de la pratique des pays européens », par Kees Grœnindijk, Elspeth Guild et Halil Dogan. Centre du droit des migrations, Université de Nimègue, Pays-Bas. Février 1998.



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Dernier ajout : jeudi 20 mars 2014, 14:57
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