Article extrait du Plein droit n° 28, septembre 1995
« Les nouvelles batailles de Poitiers »
L’enfant séparé
Violaine Carrère
Il arrive que les principes les mieux fondés deviennent des objets auxquels on s’accroche au point d’en être aveuglé. Un principe : les étrangers mineurs, en France, ne sont pas expulsables. Or leurs parents peuvent l’être, et des enfants sont donc, de fait, séparés de force de leurs parents.
Entre l’abandon de ce principe et sa défense acharnée, n’y a-t-il pas d’autres voies ?
Ah ! L’enfance ! Ce vert paradis… Attendrissement unanime… Des textes, des institutions, une foule d’acteurs divers sont là pour protéger l’enfant, aider ses parents à veiller sur lui, voire suppléer à leurs éventuelles défaillances.
L’enfant d’étranger, lui, peut connaître en pratique un paradis un peu moins vert que les autres, ou si peu vert – ou rose – qu’il vire au cauchemar. L’attendrissement, envers lui, semble s’émousser ; l’enfant d’étranger est trop souvent d’abord un étranger, ensuite seulement un enfant. On entend même, ici ou là, invoquer des bribes de culture ethnologique mal digérée pour insinuer que le lien familial étant « différent », au Maghreb ou en Afrique Noire, on ne peut pas comparer l’attachement à la mère, par exemple, avec celui d’un enfant de Français. C’est bien sûr confondre hardiment différence de forme, d’organisation symbolique, de partage des rôles, et différence d’intensité. Nul besoin de la science ethnologique pour voir que s’il y a bien un universel, c’est que les enfants naissent des mères et sont « portés » par elles jusqu’à un âge variable, et que les mères sont en relation, même de manière variable, avec des pères, et que cela structure le développement psychique des enfants.
L’enfant d’étranger est par définition déjà « séparé » : séparé de son pays natal ou du pays natal de ses parents, séparé d’une partie de sa parenté, séparé d’un contexte culturel, etc.
À lui plus qu’à un autre on devrait épargner toute séparation supplémentaire, et en particulier la séparation d’avec ses parents.
Or, quand il est français, l’enfant d’étranger est parfois privé de parents en capacité de veiller correctement sur lui, puisque ni expulsables, ni régularisables [1], ces parents n’ont pas de droit au travail, pas de droits sociaux. Il se trouve dès lors de fait « séparé » – mis à part – des autres petits Français.
Et quand il est lui-même étranger ?
Inhumanité folle
La législation le fait bénéficier d’un statut plus favorable que celui d’aucune autre catégorie d’étrangers : il jouit en effet d’une protection totale à l’égard des mesures d’éloignement. Sauf procédure d’urgence absolue [2], l’administration ne peut en aucun cas ni reconduire à la frontière ni expulser un mineur.
Ilôt d’humanité dans un océan de textes votés, et appliqués, au mépris de l’humanité ? Effet de la nécessité d’une certaine cohérence avec des textes d’ordre supérieur ? Quoi qu’il en soit, réjouissons-nous de ce qui constitue un des derniers remparts contre la barbarie des traitements censés assurer l’immigration-zéro en France. On ne peut arracher un enfant des attaches qu’il a pu nouer, au gré des décisions qu’ont prises ceux qui ont sa charge et qui l’ont soit fait naître en France, soit y arriver tout petit, ou y séjourner longtemps. Mais plus encore, dès l’instant où il se trouve sur le sol français, l’État français l’assure de la protection qu’il accorde à tout enfant sur son sol.
Voilà pour le principe, et c’est un principe auquel il paraît bon de (se) tenir.
Bien sûr, il irrite ceux pour qui un bon étranger… est un étranger dehors ! Or d’autre part, dans son application concrète, il s’avère qu’il peut conduire à des pratiques d’une inhumanité folle. Conséquence, qui pourrait être amusante si elle n’était dramatique : on voit se rejoindre les souhaits de services préfectoraux zélés avides d’expulsion et les dénonciations horrifiées des défenseurs de l’enfance à qui l’on confie les enfants dont on va expulser, ou dont on a expulsé, le ou les parents.
Séparer de force de leurs parents des enfants pour les protéger, c’est un thème qui évoque d’autres temps… Fallait-il ou ne fallait-il pas séparer les enfants juifs de leurs parents déportés ? Le rappel d’une image traumatisante, quand il n’est pas élaboré comme un argument destiné à faire réfléchir peut, à l’inverse, empêcher de réfléchir et même inhiber toute réflexion.
Les associations de soutien aux immigrés sont ainsi coincées dans une bizarre obligation d’aphasie : clamer son indignation en face de séparations brutales d’un enfant et de ses parents, c’est risquer de favoriser une première entorse à ce principe qui interdit l’expulsion d’un mineur, et cette première entorse serait fatalement suivie d’autres, peut-être jusqu’à la mort du principe lui-même.
Cependant, comment supporter de laisser se perpétrer de telles violences ?
Roissy - Une jeune femme débarque avec son bébé. Elle n’est pas en règle, et apprend qu’elle est indésirable en France. Pendant que se décide son sort, elle va apprendre aussi - si du moins on le lui explique, et dans une langue qu’elle puisse comprendre - que le sort de son bébé va se traiter différemment et à part du sien.
En principe un juge pour enfants est là en permanence. Mais la jeune mère a pu atterrir de nuit, ou un dimanche, quand la permanence n’est pas assurée, et le Parquet a le devoir (ou le pouvoir) de remplacer le magistrat absent. Le Procureur de la République prend alors une décision en urgence et l’enfant se retrouve dans un foyer de l’aide sociale à l’enfance (ASE).
Il est facile d’imaginer ce que peut vivre alors l’enfant, et on aurait envie de s’éviter de le décrire. Mais puisque tout se passe comme si, lorsqu’il s’agit d’étrangers, l’imagination se flétrissait et les réflexes d’humanité tombaient, il faut bien dire ce que connaissent, quotidiennement, des tout-petits parfois.
Comme un paquet
Le personnel de l’ASE reçoit, des mains de la police de l’air et des frontières… un petit paquet ! On ne sait souvent ni le prénom de l’enfant, ni la langue qu’il parle ou comprend, ni son âge. Sa mère n’a eu ni le temps ni les moyens de rien lui dire. Elle n’a pas non plus pu communiquer avec les personnes qui se trouvent devoir par force la relayer. Et donc on ne sait rien des habitudes, alimentaires ou autres, de l’enfant, qui peut n’être pas sevré, et n’avoir jamais pris un biberon de sa vie… !
Ce que le foyer accueille, c’est alors un être terrifié, dans le stress de la séparation brutale d’avec sa mère, à qui personne ne peut expliquer quoi que ce soit, qu’on ne peut même pas apaiser par des sons connus de lui. Qu’il hurle et se débatte ou qu’il soit rendu muet par le traumatisme, il est avec des personnes qui, aussi bienveillantes et bien formées soient-elles, éprouvent une impuissance totale par rapport à lui.
Le Parquet, une fois qu’il a pris sa décision en urgence, a huit jours pour saisir un magistrat qui devra statuer sur le sort de l’enfant. Le juge va prononcer une ordonnance de placement provisoire (OPP). Il faudra ensuite qu’il y ait concordance entre la décision d’exécution de la reconduite de la mère et la décision de levée de l’OPP pour que la mère reparte avec son enfant.
Si l’expulsion est effectuée avant la levée de l’OPP, si la mère ne parvient pas à refuser d’embarquer sans son enfant, que peut-il se passer ? Comment une jeune femme retournée au Zaïre, au Cap-Vert ou au Sri Lanka, qui ne parle pas forcément le Français, qui ne connaît rien aux rouages administratifs ou judiciaires français, qui vient de faire un aller et retour angoissant, et à qui son enfant a été arraché sans qu’elle sache même vers quelle destination, comment pourra-t-elle récupérer cet enfant ? On mesure la difficulté de traiter à distance, encore plus celle d’un hypothétique retour !
Lorsque la reconduite à la frontière a été ordonnée par un arrêté préfectoral pour une personne séjournant déjà depuis X temps sur le sol français, l’enfant qui se retrouve « placé » n’a quelque chance de rejoindre sa mère ou son père que si la famille est connue des services de l’ASE, lesquels peuvent effectuer des démarches en ce sens.
Instaurer des garde-fous
C’est à ce point que les partisans du placement des enfants de parents menacés d’expulsion argumentent. Si, disent-ils, les enfants étaient maintenus avec le parent qui les accompagne en centre de rétention ou en zone d’attente, si les textes permettaient d’expulser des mineurs, cela priverait de la possibilité de se battre pour que le ou les parents, a priori désireux de rester en France, éventuellement en danger dans leur pays d’origine, obtiennent un titre de séjour. Lorsque l’enfant n’est pas expulsable, on peut faire valoir le droit de vivre en famille, la Convention européenne des droits de l’homme, pour demander au juge de ne pas priver cet enfant de sa mère ou de son père, ou des deux.
Un cas concret illustre bien ce point de vue, d’une certaine façon a contrario et à cause d’éléments différents de ceux énoncés plus haut. Parce que l’enfant en question avait à la fois une mère « en situation irrégulière » et un père « en règle », parce que de surcroît l’enfant est de nationalité française, cet exemple permet d’alerter sur le danger qu’il y aurait à aller trop vite en besogne, et à dire : ne séparons pas l’enfant du parent qu’on expulse.
Il s’agit d’une petite fille, 8 mois au moment des faits, et, donc, Française. Sa mère, ivoirienne, avait fait l’objet avant la naissance de la petite fille d’un arrêté de reconduite à la frontière [3]. Elle est arrêtée et la fillette est alors arrachée des bras de son père, lui en situation régulière, et placée en rétention avec sa mère. La mère refuse d’embarquer, elle et sa fille sont gardées à vue pour comparution devant le tribunal. Finalement, la mère a été relaxée, et aujourd’hui c’est l’enfant qui porte plainte au pénal. L’audience aura lieu le 10 novembre à Paris…
Le fait qu’il s’agisse, dans ce cas précis, d’un enfant français montre avec force l’importance de la non-expulsabilité. C’est en l’occurrence elle qui a évité à la mère de la fillette, grâce à son refus d’embarquer, d’être expulsée.
Mais ce que ce cas révèle d’également important, c’est qu’il est essentiel que, dans les procédures d’expulsion, soient instaurés des garde-fous. Il faut que puisse être vérifié systématiquement s’il y a des enfants en jeu, et s’il y en a, il faut qu’il y ait suspension de l’exécution de la mesure d’éloignement le temps que soit effectuée une recherche complète d’information sur le ou les enfants.
Ou bien l’enfant n’a aucun autre lien sur le sol français que le parent qu’on veut expulser, ou bien il a un autre parent. Dans le second cas, il n’y a aucun motif pour ne pas laisser l’enfant à cet autre parent (sauf décision contraire de la famille elle-même), à charge pour des avocats de plaider la nécessité, dans l’intérêt de l’enfant, d’avoir auprès de lui ses deux parents. Dans le premier cas, il peut se faire que l’enfant soit un enfant non sevré, un nourrisson, pour qui sa mère est tout son univers, ou à « l’inverse », qu’il réside en France depuis assez longtemps pour qu’il y ait toutes sortes d’attaches : une scolarité en cours, la pratique exclusive du français, des amis, voisins, parents éloignés… C’est de tout cela aussi qu’on va séparer un enfant si on le place tandis qu’on expulse sa mère ou son père.
Et on va l’en séparer sans que ce soit compensé pour lui par la relation avec un père ou une mère. S’il s’avère impossible d’empêcher l’expulsion du ou des parents de cet enfant [4], vaut-il mieux pour lui rester en France pris en charge par la DDASS ? Ou partir avec le parent expulsé ?
Aujourd’hui se pratiquent de plus en plus des « chantages à l’enfant » : on place des enfants de mères faisant l’objet d’une mesure d’éloignement mais aussi de mères seules ou de mères venant d’accoucher et sans ressources, parfois sur dénonciation de services (dits) sociaux, puis on leur explique qu’elles récupéreront leur enfant si elles ne refusent pas d’embarquer, ou si elles réservent un billet d’avion et s’engagent à partir.
En dehors du coût important que représente la prise en charge d’un enfant par la DDASS [5], pendant éventuellement 18 ans, le coût humain est terrible. Et les services spécialistes de la prise en charge d’enfants ne sont absolument pas aptes à cette prise en charge très particulière. Particulière, non pas parce qu’il s’agit de petits étrangers, bien sûr, mais parce qu’il s’agit d’enfants qui ne sont ni orphelins, ni abandonnés volontairement, ni à protéger de leurs parents.
Un « sens » inadmissible pour l’enfant
En matière d’assistance éducative, il y a une règle d’or : on ne sépare un enfant de ses parents que s’il y a danger pour lui à rester avec eux, ou impossibilité radicale pour les parents de s’occuper, momentanément ou définitivement, de l’enfant (détention, internement psychiatrique, etc.).
Même dans ces cas où la séparation s’impose, on s’efforce de maintenir le lien avec le ou les parents : visites, correspondance, cadeaux… On peut en tous cas dire à l’enfant pourquoi il est « placé », on peut mettre des mots sur la douleur de la séparation et, quel que soit son âge, l’aider à donner un sens à cette séparation. Dans les cas qui nous occupent, toutes les techniques d’assistance éducative sont rendues vaines : le « sens » de la séparation est inadmissible pour l’enfant.
L’est-il seulement pour lui ?
Les enfants juifs séparés de leurs parents pendant l’Occupation par l’Allemagne nazie subissaient bien évidemment le même traumatisme que le petit Zaïrois ou le Marocain séparé de ses parents expulsés. Au moins les sauvait-on d’une mort quasi-assurée.
Sauf à dire que la vie à Kinshasa ou Rabat égale en horreur les camps de concentration du Reich, la seule chose qui peut faire préférer, dans l’absolu, pour un enfant, le séjour dans un foyer de la DASS au retour (ou au départ) dans le pays de ses parents, ce serait l’idée que, quelles qu’en soient les circonstances et les conditions, la vie en France vaut mieux que tout. Pas si sûr… Et surtout pour un bébé de deux mois…
Reste donc peut-être à défendre avec force un principe (qui complète, et non entame, le principe de non-expulsabilité) : l’impérieuse nécessité de la présence de la défense « devant le 35 bis », auprès du Procureur de la République, auprès du juge pour enfants. Dans tous les cas où un étranger menacé de reconduite ou d’expulsion est père ou mère ou tuteur d’un mineur, des avocats, dont plusieurs maintenant se sont spécialement formés à l’assistance éducative aux mineurs, pourraient établir s’il y a ou non d’autres attaches familiales en France, de quelle nature, avec quelle histoire…
La loi permet, ou même exige, que dans tous les cas où l’intérêt d’un mineur est en jeu, devant toute instance où est invoqué cet intérêt, le mineur soit entendu. Devant les tribunaux, devant les juges pour enfants, les étrangers mineurs peuvent donc être représentés, et leurs intérêts défendus.
Lorsqu’il y a menace de privation de la relation avec le père ou la mère d’un mineur, il faudrait que, systématiquement, toute mesure d’éloignement soit suspendue ou bloquée – sans que pour autant il y ait placement provisoire – le temps de la collecte des éléments du dossier sur le mineur.
Pour tout cela, nul besoin de textes dérogatoires : l’utilisation des textes existants suffit.
Vœu pieux ? En ces temps de « charters systématisés », peut-être… Mais se tromper d’indignation et en venir à prôner le « placement » parce qu’il apparaît comme ce qui maintient en place l’édifice d’un principe, ça pourrait finir par ressembler à une forme de chantage à l’enfant.
Notes
[1] Sur la régularisation des parents d’enfants français, voir « Ces circulaires qui ne tournent pas rond » dans ce numéro.
[2] Dans les faits difficile à exécuter, comme l’a montré le cas des deux jeunes arrêtés à Lyon lors des manifestations anti-CIP.
[3] Dans les circulaires citées en note 1, il est dit que le fait qu’un tel arrêté ait été prononcé avant la naissance de l’enfant exclut le parent en question du bénéfice de la régularisation.
[4] Imagine-t-on vraiment que le gouvernent français ou les législateurs modifient les textes au point que tout étranger parent d’un mineur deviendrait automatiquement non expulsable.
[5] Alerté par la Présidence du Conseil général de Seine-Saint-Denis, qui faisait remarquer et l’inhumanité de ces placements et l’ampleur du budget devant être dégagé localement pour l’accueil de ces enfants, du seul fait de l’implantation de l’aéroport à Roissy, M. Pasqua a jugé inutile de répondre sur l’aspect humain, mais a dit que le coût incriminé était largement compensé par les taxes d’aéroport dont bénéficie le département ! Sans commentaires.
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