Édito extrait du Plein droit n° 28, septembre 1995
« Les nouvelles batailles de Poitiers »
Représailles
ÉDITO
732 : Charles Martel, roi des Francs, arrête l’avance des Musulmans à Poitiers.
1356 : le « désastre » de Poitiers, où les Français sont défaits par les Anglais, entraîne le démembrement du royaume.
1372 : Duguesclin reprend la ville aux Anglais. C’est la troisième bataille de Poitiers.
199… : la France est à nouveau assiégée. Face aux hordes d’étrangers qui veulent forcer l’entrée de son territoire ou s’y établir à demeure, la chasse aux clandestins est ouverte. On refoule, on traque, on expulse les étrangers indésirables qu’il faut bouter à tout prix hors des frontières.
La fin justifiant les moyens, il est implicitement admis par tous que la loi – pourtant bien peu contraignante – n’est là que pour être violée : foin du code de procédure pénale qui précise dans quelles conditions on peut procéder à des contrôles d’identité, foin des délais de rétention, foin des droits de la défense, foin de la Convention de Genève… Rien ne doit entraver l’œuvre de salubrité publique entreprise.
Aux frontières, on fait le guet du mieux, s’il le faut on tire, et parfois on tue. Et quand un enfant de sept ans est victime du zèle policier, sa mort ne suscite pas une parole de regrets de la part de ceux qui nous gouvernent. Sans doute cet enfant là n’était-il pas suffisamment innocent pour qu’on déplore sa mort. Sans doute aussi l’ainsi dénommée « maîtrise des flux migratoires » vaut-elle autorisation tacite de tirer et, le cas échéant, de tuer.
Si la police, dans cette bataille, est en première ligne, elle n’est pas seule. La mobilisation est générale. Chacun, fonctionnaire ou simple citoyen, est prié, sommé même, d’apporter son concours. Qui refuse de collaborer, qui émet des réserves, a fortiori des critiques, se voit menacer à son tour et s’expose à des représailles.
Comme s’ils s’étaient donné le mot – et sans doute se le sont-ils donné – ministres, préfets et magistrats semblent avoir érigé la menace de poursuites ou les poursuites pénales en système de gouvernement. Les exemples ne manquent pas ; pire même, ils se multiplient :
Une Française projette de se marier avec un étranger sans titre de séjour ? Elle risque des poursuites pénales pour aide au séjour irrégulier.
Une jeune femme accomplit des démarches pour épouser son compagnon étranger ? Des poursuites sont engagées contre elle, jugée coupable d’avoir tenté de faire célébrer un mariage… clandestin (sic) !
Des associations soutiennent des parents d’enfants français en grève de la faim ? Le préfet menace de les poursuivre pour non-assistance à personne en danger au cas où un « accident » surviendrait.
Une personne établit, pour un étranger en situation irrégulière, un certificat d’hébergement ? Le chef du service des étrangers annonce son intention de la dénoncer au parquet pour aide au séjour irrégulier.
Même si ces menaces ont peu de chances d’aboutir, elles risquent hélas de produire l’effet de dissuasion attendu, la perspective d’être poursuivi, même pour un Français et, a fortiori pour un étranger, étant de nature à freiner les gestes de solidarité les plus spontanés, les réflexes d’humanité les plus naturels.
Le ministre de l’intérieur – Pasqua à l’époque – avait lui-même cru judicieux de porter plainte contre le président de l’Asti d’Orléans pour diffamation envers la police nationale, à la suite de la diffusion d’un tract dénonçant les centres de rétention et appelant la population du Loiret à être plus vigilante qu’elle ne l’avait été entre 1939 et 1945 face aux camps d’internement de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers. La manœuvre a tourné court, le tribunal n’ayant pu faire autrement que de constater que le délit de diffamation n’était pas constitué. Mais la façon dont l’instruction a été menée, accompagnée d’une perquisition totalement gratuite au domicile de l’intéressé, montre bien qu’il s’agissait avant tout d’intimider des militants trop véhéments.
Les représailles sont la suite logique de l’intimidation. Il s’agit cette fois de faire taire les associations qui s’obstinent à critiquer la politique du gouvernement et tentent encore, avec leurs faibles moyens, de faire obstacle à ses conséquences les plus inhumaines.
La décision visant la FASTI qui, sur ordre du ministre de la (dés)intégration, vient de se voir supprimer sans préavis la subvention sur laquelle elle pensait pouvoir compter, sans autre motif que d’avoir déplu audit ministre, n’est que le signe annonciateur d’autres décisions à venir. Elle vaut avertissement à toutes les associations qui touchent des subventions publiques : il n’est plus question de financer des contre-pouvoirs, a-t-on claironné sans complexe en haut lieu. Propos qui font écho à vingt ans de distance au mot célèbre d’un ministre de la culture stigmatisant ceux qui, d’un côté, tendaient la sébile et, de l’autre, le cocktail Molotov [1].
Acceptons, même s’il est en l’occurrence contestable, le qualificatif de contre-pouvoir, qui est loin d’être insultant. Mais faut-il en déduire que l’argent public – qui est celui des contribuables, donc des citoyens et pas celui du gouvernement – ne doit aller qu’à ceux qui pensent comme lui ? N’y a-t-il pas là une confusion regrettable entre l’État, qui est la chose de tous, et le pouvoir en place, élu par une majorité ? Curieuse conception
de la démocratie, de surcroît, qui prétend faire taire les voix discordantes et étrangler les associations qui jouent leur rôle d’organisations non gouvernementales.
Au fait qui avait érigé en slogan de campagne électorale le refus de la pensée unique ?
Notes
[1] Pour ceux qui ne sont en âge de se souvenir, ou qui ont oublié, il s’agit de Maurice Druon, ministre de la culture du gouvernement Messmer en 1973-74.
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