Article extrait du Plein droit n° 74, octobre 2007
« Outre-mer, terres d’exception »
Où est « la France » ?
Marie Duflo
Secrétaire générale du Gisti
Les mésaventures d’un étranger sur le territoire français
« La République reconnaît au sein du peuple français les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité » dit la Constitution. Comment un exilé qui souhaiterait partager ces idéaux rencontrera-til ce peuple français d’outre-mer ?
S’il envisage un court séjour, il découvrira que son « visa Schengen » vaut pour entrer en France hexagonale ou dans certains pays voisins mais sur aucune terre ultramarine. Un visa spécifique lui sera demandé, sauf dispense, pour chacune des parcelles nationales hors de l’Europe, exception faite des départements d’Amérique couverts par un même visa. Dispensé de visa pour la métropole, l’Israélien ne l’est nulle part dans l’Outre-mer, le Brésilien ne l’est qu’en Polynésie et le Vénézuélien ne l’est que dans les départements d’outre-mer. C’est ainsi qu’un Brésilien doit détenir un visa pour traverser le fleuve frontalier de la Guyane mais pas pour aller à Paris. Quant à l’heureux étranger muni du droit à résider avec le « peuple français », ses mésaventures ne sont pas achevées s’il prétend se rendre dans d’autres terres françaises.
Où est « la France » ? Le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) est clair : « en France » signifie dans l’un des départements ou à Saint-Pierre-et-Miquelon. Un titre de séjour obtenu quelque part « en France » y est donc valable partout. Liberté d’aller et venir pourtant restreinte… Ainsi, le droit à l’exercice d’une activité professionnelle est exclusivement valable soit en métropole, soit en Guadeloupe, soit à la Réunion… selon l’endroit où le titre de séjour a été délivré. Quant au titulaire d’un récépissé ou d’une autorisation provisoire de séjour (demandeur d’asile, accompagnant de malade, …), il ne pourra se rendre en métropole que si la préfecture veut bien lui accorder un saufconduit [1] .
Le « territoire de la République française " est donc plus vaste que « la France ». Pour le droit des étrangers, il concerne aussi les Collectivités d’outre-mer (COM) et la Nouvelle-Calédonie. La Collectivité de Saint-Pierre-et- Miquelon étant par dérogation « en France » selon le Ceseda, quatre territoires nationaux - Mayotte, les îles Wallis et Futuna, la Polynésie française et la Nouvelle- Calédonie - sont dotés d’une ordonnance relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers proche du Ceseda mais dans laquelle le mot « France » est remplacé par « Mayotte », …, « Nouvelle-Calédonie », limitant ainsi territorialement le droit des étrangers [2] .
Aucun titre de séjour délivré sur l’un de ces quatre territoires ne confère le droit d’entrer ou de séjourner « en France » à l’exception de la carte de résident délivrée en Nouvelle-Calédonie. Dans le sens inverse, le dispositif est un peu plus ouvert : Mayotte, Wallis et Futuna ou la Polynésie reconnaissent la validité des cartes de résident délivrées en un autre lieu du territoire de la République et la Nouvelle-Calédonie étend cette reconnaissance à l’ensemble des titres de séjour s’ils sont de même nature que ceux institués par l’ordonnance calédonienne. Plusieurs initiatives législatives vers plus de réciprocité sont restées sans effet [3].
Le « territoire de la République française » n’aurait-il aucune signification pour les étrangers ? Qu’on se rassure. Il existe bien puisque toute mesure d’éloignement (arrêté de reconduite à la frontière, expulsion ou interdiction de territoire français) prise en l’un de ses lieux vaut partout.
Restent les parcelles françaises où l’exil est improbable. Pour les terres australes et antarctiques françaises, la loi ne prévoit que le transit du voyageur non admis vers une autre escale française et des pénalités pour le transporteur de ce voyageur. Quant au Mexicain qui passe chaque mois substituer son drapeau à celui de la France sur l’atoll de Clipperton, minuscule anneau de corail désert perdu dans le Pacifique au large du Mexique, … il est plus simple d’envoyer un bateau planter un nouveau drapeau tricolore que de prétendre contrôler sa venue.
En ne mentionnant que les « populations d’outre-mer » et le « peuple français », la Constitution permet de subtiles distinctions entre « France », « territoires de la République française » et autres. Le voyageur étranger au sein de ces terres nationales, même féru de culture française, aura du mal à repérer des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité… ou tout simplement une législation un tant soit peu cartésienne.
Une circulation illégalement restreinte
L’espace européen de libre circulation contrôle ses frontières selon des règles établies par le « Code frontières Schengen ». Pour le franchissement de ses frontières externes, ce code prévoit une dispense de visa à l’étranger muni d’un « titre de séjour » délivré par un État membre « à l’exception des titres temporaires délivrés au cours de l’examen d’une première demande de titre de séjour ou au cours de l’examen d’une demande d’asile ». La liste des titres de séjour transmise par la France à l’Union européenne ne comporte pas non plus les autorisations provisoires de séjour. En revanche, le contrôle des frontières internes à l’espace Schengen étant aboli, l’étranger autorisé à séjourner en France métropolitaine ou dans une autre partie de cet espace peut y circuler librement. Seul le territoire européen de la France étant partie de l’espace Schengen, tout cela ne concerne pas l’Outre-mer.
Quant à l’entrée « en France », c’est-à-dire dans l’un de ses départements ou à Saint-Pierre-et-Miquelon, elle relève du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile dont l’article L 212-1 prévoit que les étrangers sont admis sur le territoire au seul vu d’un titre de séjour et d’un document de voyage. Contrairement au « Code frontières Schengen », aucune restriction relative à la nature de l’autorisation de séjourner en France n’est mentionnée, ce qui inclut donc les divers types de récépissés et d’autorisations provisoires de séjour (article L 311-4).
Comment, à plus forte raison, en serait-il autrement, lorsqu’il s’agit d’un vol Cayenne-Paris ou de tout autre voyage interne à la France d’une personne autorisée à y séjourner ? La question de l’admission sur le territoire n’a alors même pas lieu d’être posée. Pourquoi donc un demandeur d’asile présent à Cayenne et convoqué à Montreuil, en Île-de- France, pour une audience de la Commission de recours des réfugiés demanderait-il à la préfecture un « sauf-conduit » dont aucun texte ne prévoit l’existence ?
Constatant cette évidence, le tribunal administratif de Cayenne rejetait, le 6 juin 2007, une requête formée par un demandeur d’asile contre un refus préfectoral de délivrance de « sauf-conduit » en vue d’un déplacement en France métropolitaine. Le tribunal estime que la préfecture n’était pas tenue de délivrer le saufconduit parce que « le titre de séjour en cours de validité [en l’occurrence, récépissé de trois mois donné aux demandeurs d’asile] suffit pour circuler sur l’ensemble du territoire national ».
« Considérant qu’il résulte de l’instruction que M. A. ressortissant haïtien, a demandé le bénéfice du statut de réfugié le 1er juin 2005 ; que sa demande ayant été rejetée, il a introduit un recours devant la commission des recours des réfugiés ; que le préfet de la Guadeloupe lui a délivré le récépissé prévu par l’article L 314-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, valable jusqu’au 3 juillet 2007 ; que son recours devant être examiné à l’audience de la commission de recours des réfugiés prévue le 11 juin 2007 à Montreuil (Seine- Saint-Denis), M. A. a demandé au préfet de lui délivrer un "saufconduit" lui permettant de s’y rendre ; que le préfet a gardé le silence sur cette demande ;
Considérant qu’en vertu de l’article L 311-14 [lire L 311-4] du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile la détention d’un récépissé de demande d’asile autorise la présence en France d’un étranger ; que le titre de séjour en cours de validité suffit pour circuler sur l’ensemble du territoire national sans que soit exigé, en plus, un quelconque "saufconduit" ; qu’il résulte de ce qui précède, et ainsi qu’il a été admis par le préfet dans ses écritures, que M. A. peut se rendre et séjourner sur le territoire européen de la France jusqu’à l’expiration le 3 juillet 2007 de l’autorisation provisoire de séjour dont il est titulaire ; que, dans ces conditions, M. A. n’est pas fondé, en tout état de cause, à soutenir qu’en ne faisant pas droit à sa demande de "sauf-conduit", dont aucun texte ne prévoit la délivrance, le préfet de la Guadeloupe aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale à son droit d’assurer de manière effective sa défense selon les garanties qui s’y attachent ; […] La requête de M. A. est rejetée. » TA Basse-terre, ord. 6/06/2007, M. B. A. (n° 0700473).
Ce raisonnement des juges administratifs a été, dit la décision, admis par le préfet. M. A. avait pourtant saisi le tribunal pour une bonne raison : la police aux frontières avait déjà, à deux reprises, refusé son départ vers Paris au motif qu’il n’avait pas de sauf-conduit.
M. A. est loin d’être le seuL Pour un voyage d’un étranger des Dom vers l’hexagone, l’interpréta- tion généralement admise consiste à calquer l’exception prévue par le règlement de l’espace Schengen, donc à exclure des titres de séjour autorisant le voyage les autorisations provisoires de séjour et les récépissés autres que ceux de renouvellement d’une carte de séjour ou d’une carte de résident. La préfecture se contente de délivrer avec parcimonie des saufconduits pour soins médicaux urgents ou pour une audience à la Commission de recours des réfugiés. Cette pratique n’a aucun fondement comme l’a reconnu le préfet devant le tribunal administratif de Basse-Terre.
Ainsi, ce rejet de la requête de M. A. est une victoire contre un obstacle majeur au voyage entre les Dom et la métropole des étrangers autorisés au séjour pour moins d’un an. Pourtant, il faudra encore d’autres requêtes analogues à celle de M. A. et d’autres décisions judiciaires avant que les services préfectoraux tiennent compte des considérants de cette décision et que cessent les restrictions illégales de la circulation « en France » des titulaires d’un titre de séjour précaire.
Pour obtenir confirmation de cette prise en compte, la question suivante était posée - par un courrier électronique en date du 28 juillet - à M. Pascal Lieutaud, responsable du bureau de l’état civil et des étrangers au sein de la préfecture de la Guadeloupe : « Un demandeur d’asile peut-il voyager et se rendre en métropole avec une APS ou récépissé ? ». La réponse commence par feindre d’ignorer le sens de la décision, puis manifeste un total mépris des textes juridiques et des arguments des juges : « Je ne sais pas s’il peut passer (voir avec la PAF) mais je sais que le TA a donné tort à un avocat parisien qui enjoignait le Préfet à délivrer un laissez-passer à un demandeur d’asile convoqué à Montreuil […]. Ma position est claire : le gouvernement dépense beaucoup d’argent pour délocaliser l’Ofpra et la CRR ; c’est un réel progrès pour les demandeurs euxmêmes. Je n’ai pas l’intention de faciliter les passages en métropole pour une vie meilleure ».
Cette fin de non recevoir se fonde sur une tendance à assigner à résidence le demandeur d’asile. Est-ce légitime ?
Certes, la délocalisation de l’Ofpra et les audiences foraines de la Commission de recours à Basse-Terre constituent, depuis 2006, un réel progrès pour le demandeur d’asile présent en Guadeloupe (voir l’article « Guadeloupe : une juste délocalisation » dans ce numéro de Plein droit). Ce demandeur d’asile présente son récit moins difficilement par un entretien personnel avec un officier de l’Ofpra que par une visioconférence. S’il a introduit un recours auprès de la Commission de recours des réfugiés, aller à Montreuil comporte pour lui des frais de voyage souvent dissuasifs. Mais, à l’instar de M. A., il peut aussi légitiment préférer confier sa défense à un avocat parisien et le rejoindre en métropole avant son audience par la Commission de recours.
Le droit d’asile encadré par le Convention de Genève relève exclusivement des compétences de l’État français ; il est régi par le livre VII du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile applicable sur tout le territoire national à quelques exceptions expresses près, mineures pour la plupart. La principale exception concerne le droit au séjour du demandeur d’asile à Mayotte, dans les îles Wallis et Futuna, en Polynésie et en Nouvelle- Calédonie - systématiquement restreint au lieu où la demande est formulée. Ainsi, le demandeur d’asile arrivé en France d’outre-mer est-il contraint à y rester, par la loi sur ces quatre territoires et par la pratique illégale des « sauf-conduits » dans les Dom [4].
Au nom de quoi un réfugié entré sur une parcelle ultramarine de la France n’aurait-il pas droit à se déplacer vers l’hexagone afin que la demande de reconnaissance de son statut y soit examinée dans de meilleures conditions, ou tout simplement à parcourir le territoire de la République française pour le plaisir d’un séjour familial, voire touristique ? La décision du tribunal de Basse-Terre s’inscrit en faux contre toute assignation à résidence du réfugié ultramarin.
P.-S.
Pour aller au-delà de ce court billet, nous renvoyons au cahier juridique du Gisti, La situation juridique adaptée à l’Outremer, novembre 2007.Notes
[1] Voir une mise en cause de cette pratique des préfectures dans la seconde partie de ce texte.
[2] Saint-Barthélemy et Saint-Martin ont depuis le 15 juillet 2007 perdu leur statut de communes de la Guadeloupe pour un statut de COM. Voir l’article de Catherine Benoit, p. 17, pour les implications de ce changement sur les droits des étrangers.
[3] Projet de loi présenté le 12 mai 2005 par Valérie Girardin, ministre de l’Outre-mer, ratifiant l’ordonnance n° 2004-1253. Amendement présenté le 28 avril 2006 par le député UMP de Mayotte lors du débat parlementaire sur la loi relative à l’immigration et à l’intégration.
[4] S’il est arrivé sur les Terres australes et antarctiques françaises, il y restera jusqu’à ce qu’un navire puisse l’emmener à l’île de la Réunion pour l’examen de sa demande (art. L 765-1 du Ceseda).
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