Penser l’immigration autrement

Faillite de l’État de droit ? L’étranger comme symptôme

Présentation / Lecture en ligne

Introduction

I. Mais à quoi servent les juges ?

Le renoncement des juridictions suprêmes, Karine Parrot

Justice des étrangers, justice au rabais, Patrick Henriot et Danièle Lochak

Outre-mer, outre-droit : le cas emblématique de Mayotte, Marjane Ghaem

Aux États-Unis, les étrangers et les limites de l’État de droit, Johann Morri

II. Les juges à l’épreuve du terrain

Contrôles d’identité : l’étranger, le policier et le procureur, Nathalie Ferré

Les juges qui traquent les Français… pas assez français, Stéphanie Calvo

Droits sociaux des étrangers : des juges démissionnaires, Lola Isidro

Mineurs isolés : un juge aux mains liées ?, Jean-François Martini

Un juge des enfants témoigne

III. Dans la tête des juges

Le juge judiciaire : entre pression administrative et tentation répressive, Laurence Blisson

Le juge administratif : pourquoi tant de timidité ?, Thérèse Renault

Juge des libertés… ou de l’enfermement ?, Nicolas Fischer

IV. Les mille et une façons de disculper l’administration

Le Conseil d’État encourage le camping, Conseil d’État, 19 novembre 2010 : Hébergement sous tentes des demandeurs d’asile

À 16 mois, pas d’urgence à avoir un toit, Conseil d’État 13 juillet 2016, 20 avril 2017 : Refus d’hébergement d’urgence aux demandeurs d’asile déboutés

Porte close pour les demandeurs d’asile, Conseil d’État, 7 novembre 2016 : Suspension du dispositif d’accueil des demandeurs d’asile en Guyane

Enfermez, y a rien à voir, Tribunal administratif de Nice 8 juin 2017, Conseil d’État, 5 juillet 2017 : Une zone d’attente clandestine à Vintimille

La vérité sort de la bouche du ministre, Conseil d’État, 29 juin 2015 : Vintimille : contrôles à la frontière

Les apparences pour preuves, Cour d’appel de Paris, 26 mars 2015, et Cour de cassation, 11 mai 2016 : Âge d’un mineur isolé étranger

Syriens, allez migrer ailleurs !, Conseil d’État, 15 février 2013, 20 mars 2013, 18 juin 2014 : Visa de transit imposé aux Syriens

La mendicité : une grave menace pour la France, Conseil d’État, 1er octobre 2014 : Éloignement d’une citoyenne européenne qui se livre à la mendicité

Enceinte ? Oui, mais d’abord étrangère, Cour de cassation, chambre sociale, 15 mars 2007 : Licenciement d’une femme enceinte dépourvue d’autorisation de travail

La Convention européenne des droits de qui ?, CA Paris, 21 février 2017 : L’incompétence du JLD pour veiller au respect de la CEDH

Je te vois pas mon petit, parle bien dans le micro, TA Mayotte, 24 mars 2016 et CE 13 avril 2016 : Audition d’un enfant de cinq ans, seul et en visioconférence avant son expulsion

À dix ans, on doit savoir compter jusqu’à 48 heures, JLD Mamoudzou 24 novembre 2016 : Irrecevabilité pour tardiveté d’une requête présentée par une enfant de dix ans

Une amnésie très ciblée, Cour de cassation, 27 septembre 2017 : Les pouvoirs du juge de la rétention

L’État de droit a été plus souvent convoqué, ces derniers temps, pour installer des postures avantageuses que pour s’efforcer d’en respecter les exigences et les valeurs. L’état d’urgence a été l’occasion d’un véritable flot de discours sur l’État de droit, ce qui montre qu’on n’invoque jamais autant l’État de droit que quand on veut porter atteinte à ses fondements. Les juristes, c’est normal, se sont interrogés pour savoir jusqu’à quel point les pouvoirs exorbitants donnés à l’exécutif sans contrôle juridictionnel étaient compatibles avec les principes de l’État de droit, tandis que les responsables politiques s’empoignaient pour savoir si ces principes représentaient une « ligne infranchissable » ou une simple « argutie juridique ».

Effet de mode, donc, accompagné d’effets de manche.

Mais en décidant de s’interroger sur ce que le droit des étrangers fait à l’État de droit et en consacrant à cette question une journée d’étude, en décembre 2016, le Gisti n’a pas cédé à un effet de mode, il a tout au contraire fait la preuve qu’il avait de la suite dans les idées. Car le numéro inaugural de Plein droit, la revue du Gisti, paru en 1987, donc il y a trente ans, portait comme titre : « Immigrés : la dérive de l’État de droit ». Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, les lois ont encore été modifiées à une vingtaine de reprises. Les droits des étrangers ne s’en sont pas trouvés améliorés, c’est le moins qu’on puisse dire.

Pour se prétendre « État de droit », un État doit satisfaire à deux conditions. La première est d’ordre formel : l’existence de règles de droit hiérarchisées, connues de tous, élaborées selon des procédures codifiées et – surtout – dont la violation est sanctionnée, ce qui confère au juge un rôle éminent. La seconde est d’ordre substantiel : n’est État de droit que celui qui consacre et respecte les droits fondamentaux – l’effectivité de ces droits étant à son tour garantie par la hiérarchie des normes, le formalisme des procédures et l’existence d’un contrôle juridictionnel.

Or, en dépit des combats menés pour faire triompher l’égalité des droits, les personnes étrangères ne bénéficient toujours pas des mêmes droits et libertés que les nationaux. Et ceux qui leur sont concédés sont souvent privés d’effet par la précarisation croissante du séjour et la menace de l’éloignement 1. Cette régression des droits fondamentaux des étrangers signe bien la régression de l’État de droit

À ce déficit de droits substantiels s’ajoute la défaillance des mécanismes juridictionnels qui, en théorie, devraient permettre aux étrangers de se défendre contre l’arbitraire de l’administration et de faire valoir leurs droits. Or une multitude de facteurs se conjuguent pour rendre les recours trop souvent factices et le contrôle des juges illusoire. C’est dans ce naufrage des garanties formelles que la faillite de l’État de droit est le plus perceptible.

C’est précisément sur cette deuxième dimension de l’État de droit que nous avons voulu faire porter la réflexion. Car, en apparence, tout va bien : nous avons des lois votées par le Parlement et contrôlées par le Conseil constitutionnel, des décrets d’application qu’on peut soumettre à la censure du Conseil d’État, chaque décision visant un étranger peut elle-même faire l’objet d’un recours. Et pourtant, en dépit du respect apparent de la hiérarchie des normes, des garanties procédurales, de l’existence de recours, les droits des étrangers restent trop souvent ineffectifs quand ils ne sont pas tout simplement bafoués. C’est cette distance entre les apparences et la réalité que nous avons voulu explorer dans le présent ouvrage, qui réunit les contributions à la journée d’étude du 5 décembre 2016, enrichies de quelques analyses complémentaires.

• Dans un premier temps, nous sommes partis d’une question naïve : mais à quoi servent les juges ? L’examen de la jurisprudence des juridictions suprêmes – Conseil d’État et Cour de cassation – conduit à un constat pessimiste sur leur capacité… et leur volonté de protéger les droits des étrangers. Au-delà de quelques décisions « phares », volontiers mises en exergue pour prouver que les juges savent tenir tête à l’exécutif, on observe que les textes sont systématiquement interprétés de façon à laisser les mains libres aux pouvoirs publics pour mener à bien leur politique de « maîtrise des flux migratoires », et donc dans un sens défavorable aux personnes étrangères. L’impression que la justice n’est pas équitable est renforcée par les règles applicables au contentieux des étrangers. Ceux-ci se retrouvent trop souvent aux prises avec une justice dévaluée, caractérisée par la difficulté d’accéder au juge et de se défendre efficacement, par une organisation des audiences au rabais devant un juge unique, parfois en visioconférence, et guidées par une logique de déstockage dont la généralisation des ordonnances de tri est la marque par excellence.

On ne pouvait pas, sur un tel sujet, ne pas évoquer le cas extrême de l’outre-mer, et plus spécialement de Mayotte. La notion d’État de droit y est non seulement inconnue mais paraît carrément incongrue : tout se conjugue, dans cette terre lointaine, pour d’un côté encourager les illégalités, de l’autre assurer l’impunité à ceux qui les commettent. En contrepoint, il a paru intéressant de se demander si, aux États-Unis, où la justice est considérée comme un contre-pouvoir, les juridictions contribuent – ou non – à limiter l’arbitraire de l’Exécutif et si les immigrés bénéficient des garanties normalement accordées aux justiciables dans un État de droit.

• Pour illustrer le caractère trop souvent illusoire du contrôle juridictionnel, nous avons choisi quatre exemples révélateurs d’une trop fréquente connivence entre les autorités administratives ou policières et la justice : les contrôles d’identité sur réquisitions du parquet, la démission des juges en matière de protection sociale, la protection des mineurs étrangers isolés où les juges des enfants ont les mains liées par le souci de ménager l’Aide sociale à l’enfance (ASE), la participation du juge judiciaire à la chasse aux « mauvais » Français…

• Il fallait aussi donner la parole aux juges eux-mêmes : quel regard portent-ils sur le rôle qu’ils jouent ou qu’on leur fait jouer, ont-ils des marges de manœuvre pour tenter de faire échec aux pratiques contestables de l’administration ? La question concerne aussi bien le juge administratif que le juge des enfants, le juge pénal, le juge des libertés et de la détention… Pourquoi avons-nous le sentiment, nous qui défendons les droits des étrangers, que les juges s’accommodent des atteintes à leurs libertés, des entraves pesant sur leur mission dans les contentieux qui touchent les étrangers, au point qu’on a parfois tendance à dénoncer des juges « complices » ? Est-ce dû à la sévérité des textes que les juges n’ont d’autre choix que d’appliquer, ou bien disposent-ils de marges de manœuvre qu’ils utilisent avec trop de parcimonie pour préserver les droits et libertés de ces justiciables d’un genre particulier ? Est-ce le poids de la hiérarchie dans la magistrature judiciaire, la révérence due au Conseil d’État du côté des tribunaux administratifs ?

• Enfin, nous avons rassemblé un « florilège » de décisions de justice emblématiques qui témoignent de la propension trop fréquente des juridictions à faire bon marché du droit pour donner raison à l’administration qui conserve donc le dernier mot. Ce qui donne à réfléchir sur la véritable hiérarchie des pouvoirs et les écarts entre cette hiérarchie de fait et la hiérarchie théorique qu’implique la notion d’État de droit.



1 Précarisation du séjour, régression des droits, Gisti, coll. Penser l’immigration autrement, 2016.

I. Mais à quoi servent les juges ?

Le contentieux des étrangers présente des traits communs à tous les « contentieux de pauvres » : même caractère expéditif, même absence d’attention portée aux personnes et à la qualité du service qui leur est rendu.

L’une des fonctions dévolues aux juges, dans un État de droit, est de faire respecter la hiérarchie des normes et, par là même, de veiller au respect des droits fondamentaux puisque ceux-ci sont garantis par les textes situés au sommet de la pyramide : la Constitution et les conventions internationales.

D’où vient l’impression que, lorsque le sort des étrangers est en cause, les juges ne remplissent pas la mission qui leur incombe, parfois même que le contrôle juridictionnel ne sert à rien ? Dans la jurisprudence des juridictions suprêmes que sont le Conseil d’État et Cour de cassation, on trouve bien sûr un certain nombre de décisions qui posent des principes protecteurs ou donnent ponctuellement raison aux requérants ; mais bien plus nombreuses sont celles qui adoptent une interprétation des textes consacrant une restriction des droits des étrangers. Le constat est particulièrement aigu pour tout ce qui touche à la « police des étrangers », c’est-à-dire à l’entrée, au séjour et à l’éloignement ; mais il vaut aussi pour le droit d’asile ou les droits sociaux. Le souci de garantir les droits des étrangers et de les protéger contre l’arbitraire de l’administration cède trop souvent devant les priorités de l’action gouvernementale, tout entière polarisée sur la « maîtrise des flux migratoires ».

Les règles de procédure applicables au contentieux des étrangers donnent de leur côté le sentiment qu’on a affaire à une justice d’exception, simple alibi de l’État de droit, qui concourt à légitimer plus qu’à encadrer ou freiner le renforcement sans fin du dispositif répressif. Elle se caractérise par des règles dérogatoires, moins protectrices que celles du « droit commun », des difficultés pour accéder au juge confinant au déni de justice, des entraves aux droits de la défense, des audiences au rabais devant un juge unique, des juges aux pouvoirs réduits, des procédures accélérées, le tout guidé par une logique de déstockage qui ne fait évidemment pas bon ménage avec le souci de rendre une justice digne de ce nom.

Outre-mer sonne avec droit d’exception. La maxime se vérifie a fortiori lorsqu’il s’agit d’y « rendre la justice » aux étrangers. Et le droit dérogatoire sévit à un degré encore supérieur à Mayotte, ce confetti de l’empire où tout semble permis à l’administration et à la police, où les autorités ferment les yeux sur les exactions commises par la population locale contre les Comoriens, où des juges n’hésitent pas à faire comparaître devant eux des enfants.

Les choses se passent-elles différemment aux États Unis où la justice est, plus volontiers qu’en Europe, considérée comme un contre-pouvoir ? La suspension, ordonnée par un juge, de l’Executive Order édicté par Donald Trump dès le lendemain de son investiture, qui visait à interdire l’entrée du territoire aux ressortissants de plusieurs pays musulmans, prolongée par d’autres victoires contentieuses sur le terrain de l’immigration, a contribué à conforter la thèse de la toute-puissance des juges américains. Mais la réalité est hélas beaucoup plus nuancée, pour une série de raisons dont la principale est sans doute que le Congrès et le Président se sont vu reconnaître, en matière d’immigration, une marge d’appréciation très large : de sorte que rien ne les oblige à reconnaître aux étrangers l’intégralité des droits contenus dans le Bill of Rights.



Le renoncement des juridictions suprêmes

Karine Parrot université de Cergy-Pontoise

La place des juges dans la défense des droits et libertés individuels a largement varié dans le temps, notamment suivant les rapports entretenus entre les trois grands pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Au lendemain de la Révolution française, la loi est parée de toutes les vertus : élaborée par les représentants du peuple, elle est nécessairement bonne ; applicable sur l’ensemble du territoire, elle est la même pour tous, premier pas vers une égalité des droits. Dans ce contexte, les professionnels chargés d’appliquer la loi ne pouvaient en être que les serviteurs dociles. Pendant une bonne partie du XIX e siècle, c’est donc cette conception du juge judiciaire « bouche de la loi » qui a prévalu, celle d’un exécutant inapte à créer du droit, au mieux capable de sonder la volonté toute puissante du législateur. Au fil du temps, il a fallu admettre que le législateur ne pouvait pas tout prévoir, mais aussi que le juge, en assurant le délicat passage du général au particulier, avait par essence une fonction créatrice. Comme un musicien qui interprète une partition, le juge judiciaire qui applique la loi crée du droit nouveau, fût-ce de manière imperceptible.

Comment la Cour de cassation fait-elle aujourd’hui usage de ce pouvoir d’interprétation dans le domaine du droit des étrangers ? Plus précisément, alors que, depuis 30 ans, la France s’est engagée dans une politique brutale de fermeture des frontières et de lutte contre l’immigration irrégulière, les juges judiciaires usent-ils de leur pouvoir d’interprétation pour garantir aux étrangers certains droits ou un certain niveau de protection de leurs droits ? Dans un contexte de montée en puissance constante du pouvoir exécutif, la Cour de cassation est-elle au moins un rempart efficace contre l’arbitraire ? La question vaut aussi à l’endroit du Conseil d’État puisque la police des étrangers relève pour une large part de l’ordre administratif. Le Palais-Royal opère-il un contrôle vigilant sur l’administration lorsqu’elle décide du sort d’une personne étrangère ? Les membres du Conseil d’État ont-ils été suffisamment attentifs à la réglementation émanant du gouvernement et aux circulaires ministérielles destinées à faciliter l’éloignement des étrangers jugés indésirables ? Autrement dit, les juridictions suprêmes ont-elles utilisé leurs pouvoirs pour protéger la liberté individuelle et les droits des personnes étrangères face aux politiques répressives ?

Malheureusement, non. Au-delà de leur différence de statut – qui module leur degré de connivence avec le personnel politique – la Cour de cassation et le Conseil d’État se rejoignent ici pour accompagner docilement la politique gouvernementale de lutte contre l’immigration irrégulière. À mesure que cette politique s’est durcie, les juges ont progressivement renoncé à exercer un contre-pouvoir et interprètent trop souvent, sinon quasi systématiquement, les textes en vigueur dans un sens défavorable aux étrangers. Le plus souvent, les juges se bornent à appliquer les règles en vigueur qui réduisent toujours un peu plus les droits et libertés des étrangers. Mais, alors qu’il reste des textes internes qui leur accordent des droits et des conventions internationales qui attachent des droits à la personne humaine, il arrive au Conseil d’État et à la Cour de cassation de les ignorer, voire de les violer pour ne pas entraver la politique gouvernementale de fermeture des frontières.

Volte-face sur le regroupement familial

La jurisprudence de la Cour de cassation sur l’accès aux prestations familiales montre combien l’interprétation des textes peut varier dans le temps... dans un sens défavorable aux personnes étrangères. Il s’agit d’une saga judiciaire désormais bien connue portant sur l’accès aux prestations familiales des étrangers dont les enfants, également étrangers, vivent avec eux 1. En 1986, une loi vient exiger des étrangers qu’ils résident régulièrement sur le territoire français pour bénéficier « de plein droit » des prestations familiales prévues par le code de la sécurité sociale, étant précisé in fine qu’« un décret fixe la liste des titres et justifications attestant la régularité de l’entrée et du séjour des bénéficiaires étrangers et des enfants qu’ils ont à charge et au titre desquels des prestations familiales sont demandées 2 ». L’article L. 512-2 du code de la sécurité sociale était donc ambigu puisque son premier alinéa accordait « de plein droit » le bénéfice des prestations aux étrangers résidant régulièrement en France, alors que le second exigeait la preuve d’une entrée et d’un séjour réguliers des enfants qu’ils auraient à charge. Forte de l’ambivalence du texte législatif, la Cour de cassation a, dans un premier temps, choisi une interprétation du droit favorable aux étrangers : se référant à la Convention européenne des droits de l’Homme – le droit au respect de la vie familiale combiné à l’interdiction des discriminations – l’assemblée plénière de la Cour censure la pratique des caisses d’allocations familiales subordonnant le versement des prestations à la preuve d’une entrée régulière des enfants 3. Dans un rapport annuel de la Cour, on peut lire : « Cet arrêt d’assemblée plénière [...] a marqué la volonté de la Cour de cassation, dans sa formation plénière, d’interpréter l’article L. 512-1 du code de la Sécurité sociale à la lumière de la jurisprudence européenne, en considérant que la jouissance de prestations sociales comme les prestations familiales, doit, sauf raisons objectives et impérieuses, être assurée sans distinction aucune fondée notamment sur l’origine nationale. Or, la subordination de l’ouverture du droit à ces prestations familiales à la délivrance d’un certificat de contrôle médical de l’OMI [Office des migrations internationales] pour des enfants étrangers dont il n’était pas contesté qu’ils étaient entrés et qu’ils séjournaient en France avec leurs parents régulièrement, n’a pas semblé répondre à un motif suffisamment impérieux et a été regardée dès lors comme uneimposée à ces enfants et disproportionnée par rapport au but poursuivi, s’agissant surtout de prestations indispensables pour l’entretien, le bien-être desdits enfants et le respect effectif de leur vie privée et familiale 4 ».

Un an après cette « bonne » décision de 2004, la loi de financement de la sécurité sociale modifie, théoriquement pour le clarifier, le code de la sécurité sociale : sauf cas particuliers, l’étranger qui prétend aux prestations familiales liées à un enfant devra prouver que ce dernier est arrivé régulièrement via la procédure de regroupement familial. Dans un premier temps, la nouvelle mouture des textes n’entame pas la « volonté » de la Cour de cassation d’interpréter le code à l’aune des droits fondamentaux : elle continue de juger que « le fait de subordonner à la production d’un justificatif de la régularité du séjour des enfants mineurs le bénéfice des prestations familiales porte une atteinte disproportionnée au principe de non-discrimination et au droit à la protection de la vie familiale » 5. Mais, sous la pression des caisses d’allocations familiales et sous couvert de la réforme législative, les juges de la Cour de cassation vont adopter, dans un second temps, une autre conception du droit à la protection de la vie familiale. On apprend donc que les nouveaux articles du code de la sécurité sociale qui subordonnent le versement des prestations familiales à la preuve d’une entrée régulière des enfants via la procédure de regroupement familial « répond[ent] à l’intérêt de la santé publique et à l’intérêt de la santé de l’enfant 6 ». Mieux encore, ils « revêtent un caractère objectif justifié par la nécessité dans un état démocratique d’exercer un contrôle des conditions d’accueil des enfants, [et] ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit à la vie familiale garanti par les articles 8 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), ni ne méconnaissent les dispositions de l’article 3-1 de la Convention internationale des droits de l’enfant 7 ». Ainsi, l’exigence d’une entrée régulière des enfants, tenue hier pour disproportionnée et illégale, se trouve dorénavant totalement justifiée, voire imposée dans l’intérêt de l’enfant ! Contrairement à ce que laisse entendre la Cour, son revirement – qui prive certains étrangers résidant régulièrement en France des prestations familiales – ne se justifie en rien par la modification législative intervenue en 2006. Si la loi initiale était ambiguë, en quoi la clarification ultérieure des règles peut-elle justifier que la condition visant l’entrée des enfants devienne tout à coup compatible avec la CEDH ? Certes, le Conseil constitutionnel n’avait rien trouvé (ou presque) à redire à la nouvelle rédaction de la loi 8 mais, on le sait, il n’examine pas la conformité des lois aux conventions internationales. Certes encore, en septembre 2015, la Cour européenne, saisie de la question de la conventionnalité du droit français, a elle-même considéré le grief tiré de la violation des articles 8 et 14 comme « manifestement mal fondé », en considérant que le refus d’attribuer les allocations serait dû, non à la seule nationalité des requérants, mais à leur non-respect des règles applicables au regroupement restriction trop rigoureuse familial 9... Sans revenir ici sur la très grande fragilité de cette décision 10 , elle ne peut justifier le changement d’optique des juges français intervenu dès 2011.

Elle ne justifie pas non plus la série de décisions récentes de la Cour de cassation qui, saisie de la question litigieuse, choisit systématiquement de priver l’étranger des prestations familiales. Dans un arrêt de novembre 2016, la deuxième chambre civile neutralise ainsi la convention bilatérale franco-ivoirienne relative à la sécurité sociale qui garantit aux salariés ivoiriens une égalité de traitement avec les Français dans l’accès aux prestations familiales 11. Pour ce faire, la Cour choisit d’appliquer d’office une autre convention franco-ivoirienne relative à la circulation et au séjour d’après laquelle la réunification de la famille a lieu via la procédure de regroupement de droit commun. La Cour opte pour une combinaison des deux textes internationaux tout à fait discutable en droit puisqu’elle permet de priver le ou la salariée étrangère des prestations familiales faute du certificat médical délivré par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) alors même qu’une des deux conventions pose le principe de l’égalité de traitement entre étrangers et Français dans l’accès aux prestations. Dans une décision de février 2016, la Cour pousse le formalisme à l’extrême, pour ne pas dire à l’absurde : en l’espèce, les trois enfants du requérant – un Nigérian résidant régulièrement en France depuis 2005 – étaient entrés en France grâce à un visa portant la mention « regroupement familial Ofii » mais le préfet (de la Drôme) et le directeur local de l’Ofii avaient refusé de faire procéder à leur contrôle médical. L’étranger, privé de l’accès aux prestations familiales, saisit le tribunal administratif de Grenoble qui, annulant le refus du préfet et de l’Ofii, enjoint au premier de délivrer une décision d’autorisation de regroupement familial au bénéfice des enfants. Autrement dit, pour la cour d’appel de Grenoble, saisie par ailleurs du refus de la CAF de verser les prestations, « le tribunal administratif a constaté la régularité de l’entrée et du séjour des enfants de l’intimé, qui auraient dû être autorisés à séjourner au titre du regroupement familial et bénéficier d’un contrôle médical », laquelle poursuit : « L’incapacité dans laquelle M. X. se trouve de présenter le certificat de contrôle médical délivré par l’Ofii ne lui étant pas imputable, il convient de considérer que le père est fondé à bénéficier des prestations familiales au titre de ses trois enfants. » Implacable ? Non. Pour la Cour de cassation saisie d’un pourvoi de la Caisse d’allocations familiales (CAF), « le jugement du tribunal administratif, même assorti d’une injonction à l’autorité préfectorale et à l’Ofii, ne conférait aucun titre [à l’étranger] de sorte que celui-ci ne justifi[e] pas de la situation de ses enfants au regard des articles L. 512-2 et D. 512-2 du code de la sécurité sociale 12 ». Autrement dit, d’après les juges, peu importe que les enfants soient entrés régulièrement en France : si l’étranger ne présente pas le document de preuve exigé par le code de la sécurité sociale pour l’accès aux prestations, il doit en être privé. Peu importe qu’en pratique, l’étranger qui séjourne régulièrement en France depuis plus de dix ans se trouve privé du versement des prestations familiales pour ses trois enfants du fait de décisions illégales du préfet et de l’Ofii !

Comment expliquer qu’une condition légale, naguère écartée comme contraire au droit fondamental au respect de la vie familiale, fasse désormais l’objet d’une application si rigide qu’on a du mal à la justifier autrement que par une adhésion pleine et entière, voire inconditionnelle, à la politique gouvernementale de fermeture des frontières et à la précarisation des droits des étrangers qui en est le corollaire. La position extrême de la Cour de cassation est d’autant plus choquante que, parallèlement, dans d’autres branches du droit, elle exige dorénavant des juges du fond qu’ils examinent la conformité à la Convention européenne des droits de l’Homme, non plus seulement des règles étatiques considérées in abstracto mais de leur application concrète au cas d’espèce 13. Ainsi, en droit de la famille par exemple, des règles jugées par elles-mêmes conformes à l’article 8 de la Convention devront être ponctuellement écartées si leur application au cas d’espèce s’avère porter au droit conventionnel une atteinte disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi. Manifestement, les personnes étrangères ne sont pas près de bénéficier des derniers modes de raisonnement de la Cour et de son nouveau test de proportionnalité...

Coller aux objectifs chiffrés du gouvernement

Cette tendance à accompagner sans ciller le durcissement de la politique migratoire au détriment des droits des étrangers s’observe également dans la jurisprudence de la Cour en tant que gardienne de la liberté individuelle. À ce titre, le contentieux de la rétention administrative donne manifestement à voir des juges supérieurs plus soucieux des objectifs chiffrés du gouvernement que du sort des personnes enfermées. Par deux arrêts du 10 décembre 2009, la Cour de cassation décide que le maintien en rétention de très jeunes enfants ne constitue pas en soi un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH. En l’espèce, les magistrats d’appel avaient chacun conclu à l’illé- galité de l’enfermement considérant les conditions de vie anormales imposées à ces très jeunes enfants (pour celui de deux mois et demi « quasiment dès sa naissance, après avoir été gardé à vue avec sa mère », l’autre étant âgé d’un an) et la grande souffrance morale et psychique infligée aux parents. Contre l’avis de son avocat général, la Cour de cassation refuse d’admettre que le très jeune âge de l’enfant puisse suffire à caractériser un traitement inhumain ou dégradant, solution qui aurait en pratique fait cesser l’enfermement des jeunes enfants et donc de leurs parents. Rétrospectivement, cette position apparaît d’autant plus déplorable que le législateur lui-même – pourtant toujours en lutte contre l’immigration irrégulière – a fini par admettre que la rétention des familles devait revêtir un caractère exceptionnel 14.

Au-delà de la situation particulière des enfants, la jurisprudence de la Cour de cassation sur les pouvoirs du juge chargé de contrôler l’enfermement administratif des étrangers n’a cessé d’évoluer en défaveur des intéressés. En 1995, se fondant sur le seul article 66 de la Constitution, la Cour avait décidé que le juge saisi d’une demande de prolongation de la rétention devait examiner les irrégularités invoquées par l’étranger concernant son interpellation et/ou la garde à vue précédant immédiatement son enfermement 15. En 2012, alors que le législateur vient de retarder l’intervention du juge dans la procédure pour que les éloignements puissent avoir lieu avant tout contrôle judiciaire, la Cour invoque cette fois la séparation des ordres de juridiction pour interdire au juge judiciaire de statuer avant l’expiration du nouveau délai de cinq jours 16. Autrement dit, en deux décennies, la volonté de la Cour de garantir un niveau minimum de protection de la liberté individuelle de l’étranger semble s’être évanouie. Grâce au nouveau délai de cinq jours instauré par la loi de 2011, plus de la moitié des étrangers éloignés depuis un centre de rétention (CRA) l’ont été avant qu’un juge judiciaire ait pu contrôler le respect des règles protégeant – timidement – leur liberté individuelle 17 , mais la Cour de cassation n’y a rien trouvé à redire : aucune velléité de sa part d’offrir aux personnes étrangères une protection contre un éloignement illégal, aucune envie, aucune idée d’invoquer l’article 5§4 de la CEDH et le droit à un recours effectif contre les décisions d’enfermement. Là encore, l’attentisme des juridictions suprêmes apparaît d’autant plus net que le législateur lui-même a fini par revenir sur cette législation et rétablir l’ancien délai de 48 heures, la Cour de Strasbourg (Cour EDH) ayant entre-temps jugé la procédure française insuffisamment protectrice du droit à la sûreté 18...

Toujours à la même rubrique, celle d’un juge judiciaire davantage gardien de la fermeture des frontières que de la liberté individuelle, on peut citer plusieurs arrêts récents concernant le régime de la retenue pour vérification du droit au séjour, introduit par la loi du 31 décembre 2012. Par extension du régime applicable à la rétention depuis 2011, les irrégularités affectant la procédure de retenue ne peuvent justifier la libération de l’étranger que si la violation de la loi a eu pour « effet de porter atteinte à [ses] droits » 19. C’est au juge, naturellement, qu’il appartient d’interpréter cette notion d’atteinte aux droits de l’étranger et de déterminer ainsi, en contrepoint, les garanties dont celui-ci pourra effectivement se prévaloir lors de son enfermement. Dans deux affaires, la Cour de cassation approuve les juges d’appel de ne pas avoir libéré l’étranger dont les empreintes avaient pourtant été relevées en violation de la loi : peu importe que le procureur n’ait pas été informé de la mesure, peu importe encore que cette mesure n’ait pas été l’unique moyen d’établir la situation de l’étranger, puisqu’aucune atteinte à la vie privée de l’étranger n’a résulté des agissements illégaux 20. Mieux encore, la Cour censure les juges du fond pour avoir libéré une étrangère menottée de manière illégale au cours de sa retenue sans avoir « constaté que l’irrégularité relevée avait porté atteinte [à ses] droits » 21. Autrement dit, le « simple » fait que, dans le cadre d’une procédure d’éloignement pour séjour irrégulier, une étrangère soit menottée en violation de la loi n’est pas suffisamment grave aux yeux de la Cour de cassation pour justifier l’annulation de la procédure. Stricto sensu, on ne peut pas dire qu’en statuant de la sorte les juges de cassation violent eux-mêmes la loi : ils ne commettent aucune erreur de droit puisque c’est à eux précisément de définir ce qui est ou n’est pas un « grief » pour l’étranger. Mais leur appréciation désincarnée de la réalité montre clairement l’esprit qui les anime lorsqu’ils arbitrent entre protection de la liberté individuelle (des étrangers) et efficacité des politiques (migratoires) répressives.

À propos encore de la question cruciale du contrôle de l’enfermement administratif, on peut mentionner la décision de la Cour qui valide le dispositif de délocalisation des audiences du juge de la liberté et de la détention dans des salles ad hoc situées « à proximité immédiate » des centres de rétention ou des zones d’attente 22. Depuis 2013, la prolongation de la rétention des étrangers enfermés au CRA du Mesnil-Amelot est prononcée dans une annexe spéciale du tribunal de grande instance (TGI) de Meaux qui jouxte littéralement le lieu d’enfermement. Par une lettre ouverte adressée à la garde des Sceaux, le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe exprimait pourtant ses plus vives craintes quant à l’indépendance et à l’impartialité d’un tel tribunal, à la publicité des débats et à l’exercice des droits de la défense ! Il ajoutait : « Ces audiences tenues dans des conditions exorbitantes du droit commun risquent d’accréditer l’idée que les étrangers ne sont pas des justiciables ordinaires 23. » À l’inverse, la Cour de cassation n’a semble-t-il aucune inquiétude vis-à-vis des canons du procès équitable : le dispositif est jugé conforme au Ceseda, compte tenu de ce que la salle d’audience se trouve bien en dehors de l’enceinte du centre de rétention 24 et que les avocats disposent des mêmes moyens qu’au palais de justice 25. Gageons que les juges du quai de l’Horloge n’ont pas parcouru les 4 km qui séparent ce « tribunal » de la station de bus la plus proche pour observer une tranche de cette justice « au rabais » rendue contre les étrangers et qu’ils valideront les prochaines audiences délocalisées à « proximité immédiate » de la zone d’attente de Roissy...

Même si l’on peut, bien entendu, détecter quelques décisions dans lesquelles la Cour de cassation choisit une interprétation des textes favorable aux personnes étrangères 26 , l’analyse de sa jurisprudence tend à montrer que, globalement, la Cour a fait le choix de satisfaire en priorité les objectifs gouvernementaux.

Durcissement de la politique, durcissement de la jurisprudence

Sans grande surprise, la même inclination se retrouve chez les membres du Conseil d’État. Si, par le passé, le Conseil a rendu des décisions fondatrices du statut des étrangers, depuis une vingtaine d’années, sa jurisprudence tend à accompagner le durcissement de la politique migratoire, avec son lot de discriminations et de traitements inhumains et dégradants. Pour rester dans le domaine des garanties procédurales accordées aux étrangers en cours d’éloignement, le Conseil a ainsi refusé d’annuler un décret qui déclare non prorogeable, même le week-end ou les jours fériés, le délai extrêmement bref de 48 heures accordé par le législateur pour contester différentes catégories d’obligation de quitter le territoire français (OQTF), ainsi que les décisions de placement en rétention et d’assignation à résidence qui y sont associées. L’argument tiré du droit à un recours effectif – garanti par l’article 13 de la CEDH et, dans ce cas précis, par la directive européenne sur l’harmonisation des procédures d’éloignement – ne convainc pas le Conseil « compte tenu notamment de la nature et de l’objet de la décision contestée et des garanties procédurales dont dispose le requérant 27 » : motivation plus que succincte pour valider une disposition réglementaire qui, en pratique, prive certains étrangers de tout recours contre les décisions qui les visent.

On se rappelle naturellement que le Conseil avait proclamé le droit des étrangers séjournant en France à mener une vie privée et familiale normale... Aujourd’hui, alors que les conditions du regroupement familial se sont durcies jusqu’à constituer une barrière juridique infranchissable pour nombre de familles étrangères, le Conseil décide tranquillement – contre l’avis du tribunal et de la cour administrative d’appel de Paris – que le préfet peut rejeter la demande de regroupement familial présentée par un étranger pour ses enfants mineurs, motif pris de la présence de ces derniers sur le territoire français (depuis quatre ans en l’espèce). Pour le Conseil, sauf circonstances exceptionnelles, ce refus, qui par ailleurs prive l’étranger des prestations familiales liées aux enfants, ne méconnaît ni le droit au respect de la vie privée et familiale de l’étranger ni le principe selon lequel l’autorité administrative doit accorder une attention primordiale à l’intérêt supérieur de l’enfant dans toutes les décisions le concernant 28. Là encore – et les décisions des juges du fond le prouvent – une autre interprétation des textes était possible, à la lumière des principes protecteurs des droits de l’enfant. Le Conseil d’État, lui, fait prévaloir une interprétation littérale du texte, qui sanctionne de manière intransigeante le non-respect des conditions elles-mêmes draconiennes du regroupement familial.

Toujours dans le domaine du droit au séjour, alors que les juges du fond sont divisés, le Conseil refuse aux étrangers en situation irrégulière le droit d’invoquer la circulaire Valls relative aux demandes de régularisation 29. À ses yeux, la cour administrative d’appel de Paris a commis une erreur de droit en qualifiant les énonciations de la circulaire de « lignes directrices dont les intéressés pouvaient utilement se prévaloir devant le juge », là où il fallait voir de simples « orientations générales destinées à éclairer les préfets [...] sans les priver de leur pouvoir d’appréciation ». Le Conseil d’État choisit, lui, de maintenir intégralement le pouvoir discrétionnaire du préfet qui n’a même pas à prendre en considération les critères posés par la circulaire et laisse l’étranger en situation irrégulière, pourtant encouragé à se rendre à la préfecture, sans aucun droit à faire valoir... Dans le même esprit, considérant que la convention franco-algérienne du 27 décembre 1968 régit de manière complète l’entrée et le séjour des Algériens en France, le Conseil refuse aux ressortissantes algériennes le bénéfice du droit commun qui protège l’étranger victime de violences conjugales lorsque la communauté de vie a cessé. Ici, encore, ce sera au préfet « dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont il dispose d’apprécier compte tenu de l’ensemble des éléments de la situation personnelle de l’intéressée [...] l’opportunité d’une mesure de régularisation 30 ». Pourquoi ne pas avoir jugé que la convention, muette sur la question des violences conjugales, devait sur ce point être complétée par le droit commun en invoquant la volonté du législateur... qui, on ose l’espérer, n’a pas voulu exclure du champ de la protection les femmes algériennes ?

Même constat dans le domaine de l’asile où, après avoir posé une série de principes favorables aux réfugiés, le Conseil d’État a fait évoluer sa jurisprudence dans un sens nettement moins protecteur. Pour s’en tenir à des illustrations récentes, on peut évoquer le traitement de l’accueil, ou plutôt du non-accueil, des demandeurs d’asile. Par une décision d’avril 2017, le Conseil se prononce sur l’expulsion de leur lieu d’hébergement des étrangers déboutés de leur demande d’asile 31 : d’abord « la libération des lieux par les intéressés présente, eu égard aux besoins d’accueil des demandeurs d’asile et au nombre de places disponibles dans les lieux d’hébergement [...], un caractère d’urgence et d’utilité que la circonstance que les intéressés soient parents de deux enfants nés en 2006 et 2014 ne remet pas en cause ». Autrement dit, l’incurie des services de l’État permet en l’espèce de caractériser l’urgence et l’utilité de la mesure d’expulsion. Ensuite, le Conseil se penche sur l’applicabilité, à cette catégorie d’expulsions, des règles concernant la trêve hivernale utilisées en l’espèce par le tribunal administratif de Rouen pour rejeter la demande d’expulsion du préfet. Pour le Conseil d’État, au contraire, « ces dispositions du code des procédures civiles d’exécution ne sont pas applicables, en l’absence de disposition législative expresse, à la procédure d’expulsion des personnes se maintenant dans un lieu d’hébergement pour demandeurs d’asile ». C’est-à-dire que, dans le silence des textes, le Conseil choisit l’articulation la moins protectrice, celle qui permet d’ordonner l’expulsion de cette famille albanaise du centre d’accueil temporaire pendant la trêve hivernale, au besoin avec le concours de la force publique. Le Conseil ayant par ailleurs décrété que les étrangers « qui font l’objet d’une OQTF ou dont la demande d’asile a été définitivement rejetée [...] n’ont pas vocation à bénéficier du dispositif d’hébergement d’urgence » 32 , la famille albanaise expul- sée devrait être laissée à la rue... Même l’état de santé d’une très jeune enfant née en France et déjà opérée à deux reprises ne constituera pas, aux yeux des juges administratifs, une circonstance exceptionnelle ouvrant droit à l’héberge- ment d’urgence 33.

1 Sur cette jurisprudence, voir, dans cet ouvrage, la contribution de Lola Isidro p. 90.

2 Code de la sécurité sociale, art. R. 512-2.

3 C. cass., ass. plén., 16 avril 2004, n° 02-30157

4 Cour de cassation, Rapport annuel 2008, p. 70.

5 C. cass., civ. 2e, 6 décembre 2006, n° 05-12666, voir aussi C. cass., civ. 2e, 15 mai 2008, n° 07-13144.

3 C. cass., civ. 2e,, 15 avril 2010, n° 09-12911.

7 C. cass.,, ass. plén. 3 juin 2011, 2 arrêts, n° 09-69.052 et 09-71.352.

8 Cons. const., 15 déc. 2005, DC n° 2005-528.

9 CEDH, 8 septembre 2015 Okitaloshima et Selpa Lokongo c/France, n° 76860/11 et 51354/13.

10 Voir sur ce point, la contribution de Lola Isidro, p. 90

11 C. cass., civ. 2e, 3 novembre 2016, pourvoi n° 15-21204.

12 C. cass., civ. 2e, 11 fév. 2016, n° 15-12598.

13 Voir pour un exemple parmi d’autres, C. cass., civ. 1re, 8 décembre 2016, n° 15-27.201. Sont ici en cause, les règles sur l’annulation d’un mariage entre alliés en ligne directe. Après avoir jugé que les articles correspondants du code civil, 161 et 184, poursuivent un but légitime et sont conformes à l’article 8 de la CEDH, la Cour précise « qu’il appartient toutefois au juge d’apprécier si, concrètement, dans l’affaire qui lui est soumise, la mise en œuvre de ces dispositions ne porte pas au droit au respect de la vie privée et familiale garanti par la Convention une atteinte disproportionnée au regard du but légitime poursuivi ».

14 On sait que l’article L 551-1 du Ceseda prévoit plusieurs exceptions à la règle qui fait échapper les étrangers accompagnés d’enfants mineurs à la rétention et qu’en pratique les familles assignées à résidence sont généralement placées en rétention la veille de leur expulsion par avion.

15 Il s’agit des arrêts Bechta et Mpinga rendus par la deuxième chambre civile le 28 juin 1995 (n° 94-50002 et 94-50006).

16 C. cass., civ. 1re, 5 déc. 2012, n° 11-30548 et n° 11-30549.

17 Le pourcentage est celui de l’année 2014 pour la métropole, voir Centres et locaux de rétention administrative, Rapport interassociatif 2014, p. 18.

18 CEDH, 12 juillet 2016, A. M. c/ France, n° 56324/13.

19 L’article L 611-1-1 du Ceseda déclare ainsi applicable l’article L. 552-13 édicté pour la rétention.

20 C. cass., civ. 1re, 7 décembre. 2016, n° 15-19.990 ; 16 juillet 2016, n° 15-22.868.

21 C. cass., civ. 1re, 23 sept. 2015, 14-20647.

22 L’article L. 552-1 du Ceseda prévoit : « Si une salle d’audience attribuée au ministère de la justice lui permettant de statuer publiquement a été spécialement aménagée à proximité immédiate de ce lieu de rétention, le juge statue dans cette salle. »

23 Lettre publique du 2 octobre 2013, CommHR/MB/sf 028-2013.

24 Lors de la construction de plusieurs centres de rétention, une salle d’audience avait été aménagée dans l’enceinte commune au centre et aux services de police. Par plusieurs décisions de 2008, la Cour a tout de même annulé comme irrégulières ces audiences délocalisées considérant que la notion légale de « proximité immédiate » excluait que la salle d’audience se situe dans l’enceinte même du centre de rétention, C. cass., civ. 1re, 16 avril 2008 (n° 06-20.390, 06-20.391 et 06-20.978) et 11 juin 2008 (n° 07-15.519).

25 C. cass., civ. 1re, 9 septembre 2015, n° 13-27867.

26 Voir par exemple la décision qui, dans le silence des textes, considère que le concubin notoire n’a pas à justifier de la régularité et de la permanence de son séjour en France pour bénéficier de son droit au transfert du bail, C. cass., civ. 3e, 20 octobre 2016, n° 15-19091.

27 CE, 22 juin 2012, n° 352388.

28 CE, 11 mai 2016, n° 392191.

29 CE, 4 juin 2015, n° 383267, Cortez Ortiz. Il s’agissait précisément de la circulaire du 28 novembre 2012 relative aux conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière dans le cadre des dispositions du Ceseda.

30 CE, 30 juin 2016, n° 391489.

31 CE, 21 avril 2017, n° 405164.

32 CE, 6 mars 2017, n° 408579.

33 CE, 20 avril 2017, n° 409797, En effet, l’état de santé de l’enfant de 16 mois ne « nécessitait que des consultations de contrôle tous les quatre mois environ ». Dans un (non) sens similaire, voir CE, 21 avril 2017, n° 406065.

34 Code de l’action sociale et familiale, art. R. 345-2-2.

35 Circulaire du 21 février 2006 relative aux conditions de l’interpellation d’un étranger en situation irrégulière, garde à vue de l’étranger en situation irrégulière, réponses pénales, NOR : JUSD0630020C, p. 1.

On lit plus loin que « La mise en œuvre de ce type d’interpellation [au guichet, au domicile, etc.] conditionne souvent, en effet, l’effectivité de la mesure de reconduite à la frontière et, partant, la crédibilité de la lutte contre l’immigration irrégulière ». Par où l’on voit que tout est finalement affaire de crédibilité d’une politique répressive, peu importe son efficacité même au regard des objectifs qui lui sont officiellement assignés.

36 Solution qui a ensuite été confirmée par la Cour de cassation, de manière tout à fait discutable considérant l’obligation de principe qui pèse sur l’étranger de se présenter personnellement aux guichets de la préfecture pour l’examen de sa situation administrative.

37 Souligné par nous.

38 CE, 7 février 2007, LDH, Syndicat de la magistrature, FASTI, MRAP, Gisti, Syndicat des avocats de France, n° 292607.

39 Pour la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation, « l’administration ne peut utiliser la convocation à la préfecture d’un étranger, faisant l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière, qui sollicite l’examen de sa situation administrative nécessitant sa présence personnelle, pour faire procéder à son interpellation en vue de son placement en rétention », voir C. cass., civ. 1re, 6 février 2007, n° 05-10880.

40 Circ. n° 11-04-C39, 6 juillet 2012, non publiée.

41 C. cass., civ. 1re, 21 novembre 2012, n° 11-30459.

42 C. cass., civ. 1re, 2 avril 2014, n° 13-11309.

43 C. cass., civ. 1re, 13 juillet 2016, n° 15-22854.

44 Souligné par nous.

45 C. cass., civ. 1re, 1er février 2017, n° 16-14700.

46 Voir la contribution de Marjane Ghaem, p. 45.

47 Voir notamment CE, 25 octobre 2014, n° 385173 mais encore CE, 27 juin 2016, n° 400816.

48 Voir, CE, 13 avril 2016, n° 398612.

Dans cette même logique, les éloignements expéditifs opérés en violation manifeste du droit conventionnel à un recours effectif n’ont pas non plus fait réagir les juges du Palais Royal, voir CE 10 déc. 2013, n° 373686 ; 19 févr. 2014, n° 375256. Pour la condamnation des expulsions sans recours effectif, voir à propos du droit applicable en Guyane, CEDH, 30 juin 2011, De Souza Ribeiro c/France, n° 22689/07.

49 Voir les cinq décisions rendues le 12 juillet 2016, toutes concernant la France, et en particulier CEDH, A.M. et autres c/ France, req n° 24587/12 et R.C & V.C. c/ France, req n° 76491/14

50 CE, 1er avril 2008, n° 313711.

51 CE, 15 février 2013, n° 365709. Il s’agissait ici du référé liberté.

52 Voir notamment le rejet de la requête au fond, CE, 18 juin 2014, n° 366307.

53 CE, 29 juin 2015, n° 391192.

54 CE, 19 novembre 201, n° 344286.

55 Voir notamment, C. cass., civ. 1re, 11 mai 2016, n° 15-18731 et la contribution de Jean-François Martini, p. 99.

Justice des étrangers, justice au rabais

Patrick Henriot magistrat honoraire, Danièle Lochak, université Paris Nanterre

Il ne suffit pas, dans un État de droit, qu’existent des dispositifs juridictionnels permettant à chacun de faire valoir ou de rétablir les droits qui lui sont reconnus par la loi. Il faut encore que l’accès aux juridictions et leur fonctionnement assurent à tous un traitement égal, qu’il n’y ait pas une justice à deux vitesses. On a tendance, à cet égard, à considérer avec méfiance les juridictions dites « d’exception », dont l’existence même semble contredire le principe d’égalité de traitement des justiciables. Dans certains cas, cette existence est justifiée par une réelle spécificité du contentieux à traiter, qui appelle des adaptations visant à accroître la qualité du débat judiciaire. Elles n’en portent pas moins trop souvent la marque soit de la volonté de ménager ceux qui ont vocation à les fréquenter – on pense ici à la Cour de justice de la République, exclusivement compétente pour juger les membres du gouvernement pour les crimes et délits commis dans l’exercice de leurs fonctions –, soit au contraire d’un parti pris défavorable à l’égard de certains justiciables – comme l’atteste l’état de sous-équipement et de pénurie de personnels dans lequel les juridictions sociales sont maintenues. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit du même défaut d’un dispositif juridictionnel qui distingue selon que l’on est puissant ou faible.

Mais le traitement particulier – favorable ou défavorable – accordé aux uns et aux autres ne procède pas toujours de la création d’une juridiction ad hoc. Les juridictions dites « de droit commun » peuvent également subir, pour le traitement de certains contentieux, des aménagements, notamment procéduraux, qui modifient sensiblement les conditions de leur fonctionnement et portent atteinte à la qualité de la justice qui y est rendue.

Le contentieux des étrangers offre le parfait exemple d’un contentieux qui, quoique relevant des juridictions ordinaires, n’en fait pas moins figure de « justice d’exception » : régie par des règles de procédure dérogatoires, moins protectrices que celles du « droit commun » et portant les mêmes stigmates que tous les contentieux dits « de masse ». La connotation péjorative de cette expression révèle crûment les logiques à l’œuvre dans le traitement de ce type de contentieux : l’obsession de la « maîtrise des flux » et de l’« évacuation » de stocks de dossiers regardés comme une charge excessive, sinon indue, pour les finances publiques induit un traitement « à la chaîne » et déshumanisé, évalué à l’aune du seul critère des délais de jugement. De ce point de vue, le contentieux des étrangers présente les traits communs à tous les « contentieux des pauvres » : même caractère expéditif, même absence d’attention portée aux personnes et à la qualité du service qui leur est rendu. Ni l’institution judiciaire ni la justice administrative n’ont ainsi échappé aux effets délétères de la « révision générale des politiques publiques » (RGPP), inspirée par le diktat de la réduction des déficits budgétaires.

Il faut pourtant se garder de voir dans les conditions dégradées et souvent indignes de jugement des étrangers le seul effet des logiques managériales qui gouvernent la production judiciaire dans son ensemble, singulièrement lorsqu’elle traite des contentieux dont l’importance statistique est inversement proportionnelle à l’intérêt politique et médiatique qu’ils suscitent. Au-delà de l’obsession des délais et des coûts, l’observation des conditions de traitement du contentieux des étrangers met surtout au jour un dispositif conçu pour accompagner et favoriser la réussite d’une politique de rejet de ceux dont il a – théoriquement – pour fonction de garantir les droits. Il ne s’agit pas seulement de juger vite pour évacuer les dossiers mais aussi de juger vite pour limiter la capacité de ceux qui comparaissent à résister aux mesures qui les visent et pour ne pas entraver l’action de l’administration.

L’accélération des délais de jugement n’est pas, au demeurant, le seul symptôme de la volonté d’asservissement de l’institution aux objectifs de l’exécutif en matière de police des étrangers. L’évolution des textes met aussi en évidence les restrictions toujours plus drastiques apportées aux garanties que la justice est censée procurer à l’ensemble des justiciables. Tout se passe comme si, en aménageant par touches successives les conditions de comparution et de jugement des étrangers, le législateur désactivait progressivement les dispositions protectrices que le respect des contraintes de l’État de droit l’avait d’abord conduit à édicter. On comprend alors comment la démultiplication des voies de recours peut aller de pair avec leur ineffectivité globale. Ce qui frappe, en effet, c’est le contraste entre la possibilité qu’offrent les textes de contester chacune des décisions prises par l’administration et la faiblesse des garanties concrètes qui en résultent pour les requérants.

L’inventaire des dégradations ainsi infligées au traitement du contentieux des étrangers peut s’ordonner autour de trois types de dérogations aux règles de procédure destinées à garantir les droits des justiciables.

Ce sont d’abord les délais particuliers : délais de saisine du juge ou délais de jugement, qui débouchent sur une justice expéditive faisant bon marché des droits de la défense. Le phénomène est particulièrement manifeste dans le contentieux du droit au séjour et de l’éloignement. D’autres règles dérogatoires conduisent à la détérioration des conditions du débat porté devant le juge et, partant, de la qualité des décisions dont ce débat est le prélude. Les dernières, enfin, tendent à limiter les pouvoirs du juge, le privant ainsi de sa capacité – qui est pourtant sa vocation naturelle – à tirer les conséquences des irrégularités ou des violations des droits des étrangers imputables à l’administration qu’il pourrait constater.

L’objectif du législateur est de sauvegarder les apparences d’un État de droit tout en faisant en sorte que le passage par la case juridictionnelle ne constitue pas un obstacle à l’éloignement. Les obstacles se situent donc plutôt du côté de l’étranger, dont on entrave l’accès au juge et dont on diminue les chances de voir sa cause jugée équitablement, compte tenu des difficultés rencontrées pour obtenir une assistance juridique et des délais très brefs imposés au juge pour statuer.

Devant le juge administratif, le raccourcissement des délais de recours réduit la possibilité de contester efficacement les décisions de refus de séjour ou d’éloignement. Dans le contentieux de la rétention, à l’inverse, c’est l’allongement du délai accordé à l’administration pour saisir le juge des libertés et de la détention (JLD) qui peut faire problème.

Le spectre du déni de justice

Ici, c’est le caractère suspensif du recours qui justifie la mise en place de procédures accélérées : la saisine du juge ne doit pas entraver la procédure d’éloignement, ce qui veut dire, notamment, que sa décision doit intervenir alors que l’étranger est encore en rétention.

Non seulement les entraves à l’accès au juge se sont accentuées au fil des réformes mais les conséquences s’en sont aggravées puisque, aujourd’hui, les procédures d’urgence – et donc l’obligation de déposer un recours dans des délais très brefs – ne s’appliquent pas uniquement aux mesures d’éloignement mais aussi à la majeure partie des décisions relatives au séjour : celles qui sont accompagnées d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) sans délai de départ volontaire.

Le ver était déjà dans le fruit lorsqu’un recours suspensif contre les arrêtés de reconduite à la frontière a été instauré par la loi du 10 janvier 1990 1. Le recours devait être introduit dans les 24 heures pour être jugé dans les 48 heures, l’appel étant possible devant le Conseil d’État mais non suspensif, donc dépourvu d’effectivité.

La loi Chevènement de 1998 a porté le délai de recours contre la mesure d’éloignement à 48 heures lorsqu’elle était remise en mains propres et sept jours lorsqu’elle était notifiée par voie postale. En pratique, compte tenu de la difficulté et parfois de l’impossibilité pour un étranger sans papiers de se faire remettre un pli recommandé à la poste, il arrivait fréquemment que le délai expire sans que le recours puisse être intenté. Mais cette procédure d’urgence ne concernait que les mesures d’éloignement : pour contester le refus de délivrance ou de renouvellement d’un titre de séjour, l’étranger disposait du délai de droit commun de deux mois et le recours administratif suspendait ce délai ; il pouvait de surcroît être accompagné d’un référé suspension.

La loi Sarkozy de 2006 a modifié ce dispositif en prévoyant que le refus de séjour pourrait être assorti d’une OQTF devenant automatiquement exécutoire à l’expiration du délai d’un mois. Procédure plus simple, mais surtout plus expéditive et moins protectrice, l’étranger n’ayant plus qu’un mois au lieu de deux pour attaquer, par un même recours, la décision de refus de séjour et l’obligation de quitter le territoire français. Et si l’administration, au bout d’un mois, décide de placer l’étranger en rétention, le tribunal doit statuer dans les 72 heures sur l’OQTF.

Aujourd’hui, à l’issue des réformes introduites par les lois du 16 juin 2011 et du 7 mars 2016, le tableau est le suivant : délai de trente jours dans le meilleur des cas pour attaquer le refus de séjour et l’OQTF avec délai de départ volontaire, quinze jours si l’OQTF est sèche ou si elle concerne un demandeur d’asile débouté, 48 heures pour une OQTF sans délai de départ volontaire ou si l’intéressé a été placé en rétention ou assigné à résidence.

Comment déposer ces recours dans le temps imparti sans une assistance juridique solide, même si des assouplissements sont prévus qui permettent de ne déposer qu’une requête sommaire et de la compléter en soulevant des moyens nouveaux jusqu’à l’audience ? L’étranger placé en rétention n’a le plus souvent de contact avec un avocat qu’au moment où il est présenté, au bout de 48 heures, au juge des libertés et de la détention, donc très tardivement – et à condition qu’il n’ait pas été éloigné dans l’intervalle. Il peut éventuellement compter, pour rédiger et transmettre son recours, sur l’association présente dans le centre de rétention. Mais cette présence n’est assurée que pendant les jours et les heures ouvrables. Et comme le délai de 48 heures est un délai dit « d’heure à heure », non prorogeable en raison des week-ends et des jours fériés, un étranger placé en rétention un vendredi soir ou un samedi matin ne pourra compter sur aucune aide pour rédiger et transmettre son recours.

Lorsque la personne est laissée libre ou assignée à résidence, la situation peut s’avérer paradoxalement plus difficile encore puisque les associations et cabinets d’avocats ne sont pas accessibles pendant les week-ends ; et les permanences organisées par les ordres d’avocats ne fonctionnent, y compris le week-end, que pour les personnes placées en rétention.

Un contrôle retardé sur la rétention

Si le raccourcissement des délais de recours contre les décisions de refus de séjour et d’éloignement réduit la capacité des personnes étrangères à faire valoir leurs droits, le processus est inversé dans le contentieux de la rétention : ici, on a assisté à l’allongement progressif du délai accordé à l’administration pour saisir le JLD afin qu’il autorise la prolongation de la rétention. Plus le délai s’allonge, plus l’administration est en mesure de procéder à l’éloignement de la personne retenue avant même que le juge ait été saisi et ait pu, à cette occasion, contrôler la régularité de la procédure suivie (interpellation de la personne, retenue aux fins de vérification de son droit au séjour, placement en rétention, notification et exercice effectif de ses droits). Cette durée, initialement de 24 heures, a ensuite été portée à 48 heures, pour atteindre cinq jours avec la loi Besson du 16 juin 2011. Le gouvernement de l’époque ne dissimulait guère son intention d’éluder le contrôle du juge et de faciliter ainsi l’exécution des mesures d’éloignement, en dépit des irrégularités qui pouvaient émailler le processus mis en œuvre pour y parvenir. De fait, ce résultat a été largement atteint, comme en atteste le rapport remis au Premier ministre le 14 mai 2013 par le député Matthias Fekl, selon lequel la proportion de personnes éloignées avant d’avoir été présentées au juge était passée de 22 %, lorsque la saisine du juge devait intervenir dans les 48 heures, à 62 % une fois ce délai porté à cinq jours.

Si la loi du 7 mars 2016 a ramené à 48 heures la durée de la période de rétention initiale, le législateur n’a pas complètement renoncé à user de cette technique d’évitement du juge. Profitant de la discussion du texte qui deviendra la loi du 28 février 2017 de programmation « relative à l’égalité réelle outre-mer », il y a introduit une disposition rétablissant, à Mayotte, le délai de cinq jours accordé au préfet pour saisir le JLD. On relèvera le paradoxe qui consiste à instituer une inégalité de traitement sous la bannière d’un texte théoriquement destiné à instaurer « l’égalité réelle ». La mesure a été justifiée par la nécessité, « du fait de la pression migratoire exceptionnelle qui s’exerce sur l’île, de concilier les garanties assurant l’accès à un recours effectif à l’étranger en instance d’éloignement à Mayotte avec l’objectif d’intérêt général de la lutte contre l’immigration irrégulière ». Une « conciliation » qui montre surtout que les garanties impliquées par l’État de droit sont à géométrie variable, selon qu’on est étranger ou national, selon qu’on est en métropole ou en outre-mer.

Justice expéditive ou justice équitable ?

Les procédures d’urgence peuvent aussi empêcher, lorsque le recours a été intenté, que la cause soit entendue « équitablement ». L’urgence entrave le travail des avocats et des associations qui assistent l’étranger, mais rend aussi plus délicate la tâche des juges, obligés de statuer rapidement et à la chaîne sur des dossiers qui n’ont pas été préparés comme ils auraient dû l’être.

Les étrangers ont certes droit à l’aide juridictionnelle dans la plupart des hypothèses où ils font l’objet d’une mesure d’éloignement ou de privation de liberté. Mais l’exercice des droits de la défense subit néanmoins des entraves manifestes. En zone d’attente, pour contester le refus d’accès au territoire au titre de l’asile, le recours suspensif doit être introduit dans les 48 heures. Les textes prévoient que les personnes maintenues en zone d’attente peuvent contacter l’avocat de leur choix, mais elles ont rarement les moyens financiers de recourir aux services d’un avocat choisi par elles ; or il n’y a pas de permanence d’avocats en zone d’attente et aucune assistance juridique gratuite et systématique n’est organisée. L’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé), présente quelques jours par semaine dans la zone d’attente de Roissy, n’a ni la vocation ni les moyens matériels de répondre à toutes les demandes de conseil. L’étranger se retrouve donc le plus souvent seul pour préparer dans un délai très bref une requête qui doit être rédigée en français et motivée en droit et en fait. C’est seulement au stade de l’audience qu’il sera représenté par un avocat de permanence, mais celui-ci n’aura pris connaissance du dossier que le jour même et n’aura pu s’entretenir avec l’intéressé que quelques minutes.

Lorsque l’étranger est sous le coup d’une mesure d’éloignement et placé en rétention, il a droit à l’assistance d’un avocat commis d’office, qui est en général un avocat de permanence ; mais il est, là encore, difficile à celui-ci d’assurer une défense efficace dans un délai aussi court, alors qu’il n’a eu connaissance du dossier qu’au dernier moment.

La procédure d’urgence implique par ailleurs le raccourcissement des délais de jugement : dans le meilleur des cas, le juge a trois mois pour statuer en formation collégiale avec conclusions du rapporteur public, si toutefois celui-ci n’est pas dispensé de les prononcer (voir plus loin). Mais dans une série de cas, notamment lorsque l’OQTF n’accompagne pas un refus de séjour ou s’il s’agit d’un débouté du droit d’asile, l’audience se déroule devant un juge unique qui n’a plus que six semaines pour statuer. Dans le cas d’une OQTF sans délai de départ volontaire, le tribunal, statuant en formation collégiale, a encore, théoriquement, trois mois pour statuer (ce qui, soit dit en passant, conduit à s’interroger sur le sens qu’a l’obligation imposée à l’intéressé de déposer son recours dans les 48 heures, sinon d’amoindrir ses chances de pouvoir faire ce recours…), mais il est très rare que l’étranger ne soit pas, dans ce cas, simultanément placé en rétention ou assigné à résidence, ce qui déclenche la procédure d’urgence proprement dite : le juge doit alors rendre sa décision dans les trois jours, seul, et sans conclusions d’un rapporteur public.

Ces délais de traitement des affaires ne sont évidemment pas sans incidence sur la qualité de la justice rendue et laissent nécessairement planer un doute sur l’équité des décisions prononcées dans ces conditions. Certes, le requérant est généralement présent à l’audience, il peut être assisté d’un avocat, et l’un comme l’autre peuvent produire des documents et présenter des observations orales. Mais l’avocat, lorsqu’il s’agit de l’avocat de permanence commis d’office, connaît mal ou pas du tout le dossier qu’il ne découvre que quelques instants avant l’audience, en même temps qu’il rencontre son client pour la première fois ; le délai de 48 heures, surtout pour une personne placée en rétention, est à l’évidence insuffisant pour réunir les preuves d’une présence durable en France, de l’existence de liens personnels ou familiaux ou encore des risques encourus en cas de retour dans le pays d’origine, autant d’éléments qui pourraient conduire, au regard des droits fondamentaux reconnus par la Convention européenne des droits de l’Homme, à remettre en cause le bien-fondé des mesures contestées. Le magistrat statue en général sur le champ, il n’y a donc pas de délai de réflexion supplémentaire. Le sort et la vie des gens peuvent ainsi se jouer sur la base d’une procédure bâclée, qu’il s’agisse des étrangers qui se voient refuser l’accès au territoire au titre de l’asile ou de ceux dont l’OQTF se doublera souvent d’une interdiction de retour sur le territoire français. Or ils n’auront pas de seconde chance pour faire valoir leurs droits puisque l’appel n’est pas suspensif. À supposer même qu’elle ait eu le temps de faire appel et que le juge d’appel prenne finalement une décision favorable à son égard, la personne renvoyée, bien que victime de l’exécution d’une décision illégale, aura en pratique les plus grandes peines à revenir en France.

L’appel n’est pas suspensif… pour l’étranger. Il peut l’être, en revanche, lorsque c’est le ministère public qui fait appel d’une décision favorable à l’étranger. S’il considère que « l’intéressé ne dispose pas de garanties de représentation effectives ou en cas de menace grave pour l’ordre public », le procureur de la République peut en effet demander au premier président de la cour d’appel de déclarer suspensif son recours contre une décision du JLD refusant le maintien de l’étranger en zone d’attente ou en rétention et ordonnant sa remise en liberté. Si le premier président déclare l’appel du procureur suspensif, « l’intéressé est maintenu à la disposition de la justice », autrement dit, il reste en rétention ou en zone d’attente jusqu’à ce qu’il ait été statué sur cet appel. Inéquité, là encore, d’une procédure qui permet au parquet de neutraliser au profit de l’administration les effets d’une décision favorable à l’étranger.

On remarque au passage que ce n’est pas au préfet, pourtant demandeur à la procédure de prolongation de la rétention, qu’on a accordé le pouvoir de neutraliser – ou tout au moins de tenter de neutraliser – les effets d’une décision du JLD qui ne convient pas à l’administration, mais au ministère public, théoriquement gardien de l’intérêt général et non des intérêts de l’une ou l’autre des parties. Si, à l’inverse, ce même gardien théoriquement impartial venait à constater qu’une décision de maintien en zone d’attente ou en rétention a été rendue par un JLD alors que la procédure était gravement viciée, il n’a pas le pouvoir symétrique de réclamer que l’étranger soit remis en liberté avant que l’affaire ne soit jugée en appel. Curieuse conception de l’égalité des armes et du rôle d’une institution judiciaire que la Constitution érige en gardienne de la liberté individuelle.

Assumant sans états d’âme ce positionnement partial du ministère public, une circulaire du garde des Sceaux du 9 mars 2011 incite les parquets à recourir plus fréquemment à ce dispositif d’appel suspensif et leur recommande de se concerter avec l’administration afin de déterminer les situations dans lesquelles les demandes d’effet suspensif semblent particulièrement appropriées. Relayant ces instructions avec zèle, le procureur général près la cour d’appel de Paris a adressé lui-même, le 18 mars 2011, une note aux procureurs de la République de son ressort précisant que leurs appels devraient être « systématiquement » assortis d’une requête aux fins de les faire déclarer suspensifs, ajoutant que la définition « avec la préfecture » des critères généraux de recours à la procédure d’appel suspensif devait se doubler, « dans les cas où l’autorité administrative souhaiterait que le parquet interjette un appel suspensif », de la transmission au parquet concerné d’une fiche « récapitulant de façon précise les éléments de fait et de droit à l’appui de cette demande ». Ainsi, non seulement l’administration est complaisamment invitée à participer à la définition des orientations des parquets, mais l’exercice des appels suspensifs est finalement laissé à sa discrétion au cas par cas.

Une bonne partie des règles dérogatoires visent à économiser les moyens mobilisés pour ce contentieux de masse qu’est le contentieux des étrangers. Témoignant de l’absence d’attention portée à la qualité de la justice rendue, elles ont pour effet une dégradation des conditions dans lesquelles se déroule le débat devant le juge.

La solitude du juge

La disparition progressive de la collégialité est un phénomène général, qui n’est propre ni à la juridiction administrative ni au contentieux des étrangers. Mais outre que ce dernier a servi de terrain d’expérimentation en la matière, il reste le domaine par excellence du juge unique qui connaît de toutes les procédures d’urgence. Le phénomène affecte désormais aussi le contentieux de l’asile : la loi du 29 juillet 2015 a institué un juge unique au sein même de la Cour nationale du droit d’asile, et c’est lui qui examine les recours contre les décisions de l’Ofpra lorsque la personne a été placée en procédure dite « accélérée ».

La généralisation du juge statuant seul, fait-on valoir, permet de désencombrer le prétoire et d’accélérer le traitement des affaires qui ont ainsi une chance d’être jugées dans des délais plus « raisonnables ». Mais à quel prix ? Même si l’indépendance et l’impartialité n’ont pas plus de raisons d’être mises en doute lorsque le juge statue seul que lorsqu’il statue collégialement, il n’en demeure pas moins que le jugement rendu par un seul juge accroît les risques de disparité de traitement entre les justiciables : tous les avocats peuvent témoigner de l’influence qu’est susceptible d’avoir sur le sort de leur client la personne du juge qui va connaître de son affaire. Un risque dont l’impact est encore accru en l’absence – fréquente – de voies de recours, ou lorsque le recours en appel ou en cassation n’est pas suspensif.

Le juge unique, de surcroît, est bien seul. Initialement, toutes les affaires jugées par un magistrat statuant seul, sauf celles réglées par voie d’ordonnance, bénéficiaient au moins du deuxième regard que constitue l’intervention du rapporteur public. Aujourd’hui, dans les hypothèses – nombreuses – où l’affaire est jugée selon la procédure d’urgence, il n’y a pas de conclusions, et la dispense de conclusions peut même intervenir dans le cadre d’une procédure collégiale.

L’argument avancé par le vice-président du Conseil d’État, selon lequel l’absence de conclusions peut être compensée ou même avantageusement suppléée par « une plus grande place laissée au cours de l’audience à l’expression orale des parties », ne convainc guère dans le cas du contentieux des étrangers : l’urgence ne favorise guère l’échange approfondi d’arguments, a fortiori lorsque les requérants doivent s’exprimer dans une langue qu’ils maîtrisent mal ou doivent passer par l’intermédiaire d’un interprète.

L’isolement du juge : délocalisation des salles d’audience et visioconférence.

La solitude intellectuelle du juge administratif privé de la collégialité et du rapporteur public devient une solitude véritablement physique lorsqu’il est conduit à statuer dans une salle d’audience située hors du tribunal et à proximité immédiate du centre de rétention où se trouve enfermé l’étranger, comme les textes en ouvrent la possibilité 2. Le même dispositif est prévu pour les juges des libertés et de la détention chargés de statuer sur le contentieux de la rétention 3.

L’implantation géographique de ces salles d’audience « délocalisées » et le manque de moyens de transport disponibles pour s’y rendre s’avèrent en effet souvent à ce point dissuasifs qu’en pratique ils empêchent le public, la famille et les proches de s’y rendre. Tel est notamment le cas de la salle d’audience attenante au centre de rétention du Mesnil-Amelot, située à proximité immédiate des pistes de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle où se tiennent les audiences des JLD du tribunal de grande instance de Meaux.

L’éloignement de l’enceinte judiciaire traditionnelle et ses effets néfastes sur la publicité des débats – que la Convention européenne des droits de l’Homme considère comme un élément essentiel du procès équitable – ne sont pas les seuls facteurs de dégradation du débat judiciaire. L’éloignement du tribunal complique également l’exercice de la défense par les avocats des personnes retenues : alors qu’ils ne disposent que d’un temps de préparation de l’audience chichement compté, le temps de trajet pour rallier le lieu des débats ampute encore leur disponibilité pour s’entretenir avec leurs clients et procéder à l’examen du dossier.

L’avocat et le juge partagent par ailleurs, au sein de ces salles d’audience « expatriées », la même difficulté à exercer leurs missions respectives, en toute sérénité pour le premier et en parfaite indépendance pour le second. Ensemble, ils subissent l’omniprésence policière – concourant tout à la fois à la surveillance des personnes maintenues et à la représentation des intérêts de l’administration, partie au litige – et le cadre hostile d’un dispositif juridictionnel entièrement immergé dans une logistique à la fois carcérale et aéroportuaire. Lorsque l’audience prend ainsi toutes les apparences d’un prélude à un éloignement aussi imminent qu’inéluctable et lorsque le processus judiciaire produit les effets d’un simulacre seulement destiné à préserver une apparence de justice, la seule volonté des acteurs de respecter tous les principes du procès équitable ne peut suffire, même quand elle existe, à résister avec succès aux effets mécaniquement induits par ce dispositif d’exception.

Bien entendu, les personnes retenues sont les premières à subir les effets de cette dégradation des conditions de leur comparution. Passant sans transition et sous escorte policière d’une cellule – où le trafic aérien est perceptible dans un volume sonore intense et à une cadence soutenue – à une salle attenante dont la fonction n’est pas immédiatement identifiable, elles sont fondées à douter de l’impartialité de la juridiction chargée de statuer sur leur sort. Or il ne suffit pas, au regard des règles du procès équitable, que le juge soit subjectivement impartial ; il faut encore que les conditions objectives dans lesquelles se déroule le procès ne conduisent pas le justiciable à douter de cette impartialité.

La visioconférence, également mise à la disposition des juges administratifs et judiciaires chargés de statuer sur l’éloignement et la rétention des personnes étrangères 4, obéit à une justification analogue puisqu’elle est présentée comme le remède moderne aux difficultés, essentiellement budgétaires, liées à l’organisation d’escortes policières pour assurer le transfert vers les juridictions des personnes détenues ou retenues.

Elle se présente comme la sœur jumelle de la délocalisation, à ceci près qu’elle en accroît encore les effets délétères sur les droits des personnes. À la délocalisation elle emprunte le principe d’une comparution dans une salle attenante au lieu de détention ou de rétention, compromettant ainsi la publicité des débats. Mais elle y ajoute la mise à distance du juge : des images désincarnées et cathodiques accompagnent, lorsque tout fonctionne, un son métallique et déformé, et réduisent alors le débat judiciaire à une brève et mauvaise séquence de questions-réponses excluant toute nuance, précision ou approfondissement des difficultés que l’un ou l’autre des protagonistes de cet exercice stérile entendrait faire valoir ou éclaircir. L’accès au juge du justiciable qui voudrait que sa cause soit « entendue » est ainsi rétréci à un dialogue formel et déshumanisé. Le doute sur l’impartialité de la juridiction s’en trouve renforcé, faute pour la personne, placée face à une caméra dans une salle que rien n’identifie comme un lieu de justice, de pouvoir en distinguer les marques objectives.

Les droits de la défense, eux, sont sérieusement compromis. Car de deux choses l’une : ou bien l’avocat se tient aux côtés de son client après avoir pris le temps de se déplacer jusqu’au centre de rétention, et sa capacité à s’adresser au juge et à le convaincre en sera gravement affectée ; ou bien il choisit de se tenir devant le juge pour pouvoir exposer au mieux la situation de son client et les moyens justifiant sa mise en liberté, et c’est alors sa capacité à intervenir utilement dans l’instruction orale du dossier, en dialoguant en continu avec son client, en le soutenant et l’éclairant sur le sens des questions posées, qui sera mise en défaut.

L’égalité des armes, autre ingrédient indispensable du procès équitable, est enfin également compromise dès lors que le représentant de l’administration a le privilège, lui, de se présenter devant le juge dans la salle d’audience où il siège, échappant ainsi à toutes les difficultés et chausse-trappes d’un dialogue à distance réduit au strict minimum et amputé de la « pâte humaine » qui fait la richesse de l’expression directe.

La justice des étrangers pratiquée dans ces conditions déplorables s’accommode ainsi d’un formalisme au rabais, peu soucieux du droit des personnes à ce que leur cause soit entendue « équitablement ». La justification cachée de cette justice au rabais c’est que l’éloignement doit être réalisé coûte que coûte et que les garanties de procédure ordinaire doivent céder lorsqu’elles risquent de faire obstacle à la réalisation de cet impératif supérieur.

Un pouvoir d’annulation hypothéqué

À supposer que le juge ait pu être saisi en dépit de tout ce qui y fait obstacle, peut-il trouver dans les règles de procédure, indépendamment des conditions dans lesquelles il procède à l’examen de l’affaire, les points d’appui nécessaires et suffisants pour exercer un contrôle efficace sur l’action de l’administration et sanctionner les irrégularités ou manquements qui émaillent trop souvent cette action en matière de police des étrangers ?

Force est de constater à cet égard que les pouvoirs du juge ont été amputés par l’instauration de règles de procédure là encore dérogatoires qui accroissent les difficultés que les personnes étrangères éprouvent à faire valoir leurs droits.

C’est dans le contentieux du maintien en zone d’attente ou en rétention 5 que l’on trouve les dispositions les plus emblématiques de cette volonté d’entraver le pouvoir d’appréciation du juge et de permettre ainsi à l’administration d’échapper à une censure trop certaine de ses errements. Par deux dispositions identiques, la loi Besson du 16 juin 2011 a en effet prévu qu’en cas de violation des formes prescrites par la loi, même lorsqu’elles sont censées entraîner la nullité de la procédure, ou d’inobservation des formalités substantielles, le juge ne peut refuser de prolonger le maintien en zone d’attente ou en centre de rétention que lorsque l’irrégularité constatée a eu pour effet de porter atteinte aux droits de l’étranger.

Le législateur reprend ainsi de la main gauche une garantie qu’il avait précédemment instituée de la main droite. Alors qu’il a édicté des « formes » et « formalités substantielles » auxquelles l’administration doit se conformer, cela dans le but de prévenir tout risque d’arbitraire, et alors qu’il a expressément prévu que leur violation emporte la nullité des actes accomplis dans des conditions irrégulières, ce même législateur interdit finalement au juge d’en tirer de plein droit la conséquence qu’il avait prévue. Parce que les formalités imposées à l’administration étaient considérées comme essentielles, leur inobservation faisait présumer l’atteinte à ces droits. C’est précisément de cette présomption que la personne maintenue ou retenue est désormais privée : c’est à elle qu’incombe le soin d’établir, au cas par cas, qu’une atteinte effective a été portée à ses droits du fait du manquement de l’administration à ses obligations. Faute de quoi le juge ne pourra pas ordonner la remise en liberté. Or la preuve de la réalité d’une privation effective d’un droit est, comme toute preuve « négative », le plus souvent impossible. Comment prouver que le téléphone mis à disposition du retenu ou du maintenu pour appeler un proche ne fonctionnait pas et, surtout, qu’il a été effectivement empêché, de ce fait, d’appeler ou de le faire appeler par un autre moyen ?

Un pouvoir d’annulation amputé

Une autre disposition, analogue quant à ses finalités, a été introduite dans les textes 6, toujours dans le contentieux du maintien en zone d’attente ou en rétention. On sait que lorsque le juge des libertés et de la détention a autorisé ce maintien pour une première période (de huit jours en zone d’attente et de 28 jours en rétention), l’administration peut le saisir à nouveau, à l’issue de cette première période, en vue d’être autorisée à prolonger la rétention ou le maintien en zone d’attente pour une seconde période (à nouveau de huit jours en zone d’attente et de quinze jours en rétention). Les textes prévoient que les irrégularités antérieures à la première audience ne peuvent plus être soulevées lors de la seconde audience. Le juge ne peut donc plus procéder, cette fois, à un examen complet de la régularité de la procédure qui a abouti au placement en zone d’attente ou en rétention.

Pourtant, l’extrême urgence dans laquelle la première audience est organisée (moins de 48 heures après le placement en rétention et de 4 jours après le placement en zone d’attente) ne permet guère à la personne maintenue et à son conseil de réunir, analyser et invoquer l’ensemble des éléments relatifs aux conditions dans lesquelles elle a été placée puis maintenue en zone d’attente ou en rétention, ou permettant de s’assurer du respect de ses droits. Il n’est pas rare, au contraire, que le défaut de l’une des conditions exigées par les textes n’apparaisse que dans un deuxième temps ou que la preuve ne puisse en être rapportée qu’après que des documents en justifiant ont pu être réunis. Quelles qu’aient pu être la gravité et les conséquences de l’irrégularité ainsi dévoilée à l’occasion de la seconde audience, le juge ne peut en tenir compte et fonder sur elle une décision de remise en liberté.

On peut admettre que, pour concentrer les débats sur l’essentiel et alléger les contraintes du juge, il puisse être dispensé d’examiner à nouveau un moyen d’annulation de la procédure qui aurait déjà été soutenu à la première audience et qu’il aurait rejeté. En revanche, il apparaît contraire au principe fondamental selon lequel « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement » d’empêcher ce juge d’examiner un moyen qui n’a jamais été soumis à son appréciation. L’atteinte ainsi portée aux droits de la défense apparaît ici d’autant plus grave que l’enjeu porte sur la justification et l’annulation potentielle d’une mesure privative de liberté, prélude à l’exécution d’une décision d’éloignement susceptible de bouleverser profondément les conditions de vie de la personne qui en est l’objet.

Des contraintes procédurales supplémentaires

Parmi les contraintes procédurales destinées à brider la capacité des personnes maintenues en zone d’attente ou en rétention à faire valoir leurs droits, on citera encore la disposition qui impose de motiver la déclaration par laquelle ces personnes font appel d’une décision du JLD prolongeant leur privation de liberté 7. Celui ou celle à qui est notifié un jugement autorisant son maintien en zone d’attente ou en rétention ne dispose donc que d’un délai de… 24 heures, d’abord pour en analyser les termes et y déceler les insuffisances ou les erreurs justifiant l’exercice d’une voie de recours, ensuite pour faire enregistrer son appel, enfin et surtout pour déterminer et exposer par écrit les moyens en fait et en droit sur lesquels il ou elle entend que la cour d’appel se prononce.

Pour mesurer la portée lourdement dérogatoire de cette disposition, il suffit de la comparer avec les dispositions du code de procédure civile relatives à la procédure suivie devant la cour d’appel : elles ne contiennent aucune exigence de motivation de la déclaration d’appel, et ce alors même que le recours peut en général être formé dans un délai d’un mois, ramené à quinze jours pour les procédures d’urgence. Pourquoi exiger de la personne qui forme un recours qu’elle expose d’emblée l’ensemble des griefs qu’elle entend faire valoir devant le juge d’appel, alors que les délais particulièrement contraints dans lesquels le recours est enfermé constituent déjà de fortes entraves à l’exercice des droits de la défense ?

Même si l’étranger a pu formuler dans l’urgence quelques moyens pour contester l’ordonnance du JLD, la Cour de cassation a décidé que le juge d’appel ne pouvait examiner que ces moyens et devait déclarer irrecevables ceux qui ne sont présentés qu’à l’audience, donc postérieurement à l’expiration du délai d’appel.

Le couperet des ordonnances de tri

Le code de justice administrative prévoit la possibilité pour le juge de statuer seul par voie d’ordonnance sans conclusions du rapporteur public et sans audience dans une série d’affaires ne présentant pas de réelles difficultés juridiques telles que les désistements, les requêtes ne relevant manifestement pas de la compétence du juge administratif ou manifestement irrecevables. Mais une réforme intervenue en 2006 8 a étendu cette possibilité au rejet des requêtes « ne comportant que des moyens de légalité externe manifestement infondés, des moyens irrecevables, des moyens inopérants ou des moyens qui ne sont assortis que de faits manifestement insusceptibles de venir à leur soutien ou qui ne sont manifestement pas assortis de précisions permettant d’en apprécier le bien-fondé 9 ». Cet ajout non seulement élargit considérablement le champ d’application de la procédure mais il en modifie sensiblement la philosophie : il ne s’agit plus de se livrer à un constat objectif mais de « trier » les requêtes sur la base d’une appréciation beaucoup plus subjective. Cette procédure de « tri » a également été instaurée dans le contentieux de l’asile : les textes prévoient que, devant la Cour nationale du droit d’asile, le président ou un président de section peut rejeter par ordonnance les demandes qui ne présentent « aucun élément sérieux susceptible de remettre en cause les motifs de la décision de l’Ofpra 10 ».

Ce dispositif va à l’encontre de tous les principes fondamentaux qui régissent la procédure contentieuse : la collégialité, le contradictoire, la publicité des audiences. La méconnaissance de ces principes laisse le champ libre à la subjectivité du juge, d’autant qu’il est difficile, au vu d’une requête souvent sommaire, de préjuger de son devenir, le requérant pouvant la compléter en cours d’instance, produire des pièces nouvelles ou soulever des moyens nouveaux. Au-delà, la tentation est grande, dans les juridictions les plus saturées, d’utiliser l’ordonnance de tri comme un moyen de désencombrer les rôles au prix d’une entrave supplémentaire à l’exercice du droit de recours.

En pratique, l’impression pour les justiciables et leurs avocats est celle d’une loterie, tant le résultat du tri s’avère aléatoire, selon le magistrat qui jugera, selon la juridiction saisie. Certes, une ordonnance de tri peut être contestée, mais seulement par la voie d’un recours en cassation devant le Conseil d’État, ce qui suppose le ministère d’avocat alors que l’aide juridictionnelle n’a guère de chance d’être accordée sur une ordonnance de tri en raison du caractère principalement factuel du litige.

Cette technique du tri n’a longtemps concerné que les juridictions administratives. Certes, la Cour de cassation pratique depuis 2002 la technique de la « non-admission » des pourvois, par laquelle elle décide « qu’il n’y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée lorsque le pourvoi est irrecevable ou lorsqu’il n’est manifestement pas de nature à entraîner la cassation ». Mais cette décision n’intervient qu’à l’issue des échanges de mémoires entre les parties et après instruction de l’affaire par le conseiller rapporteur, dans le respect par conséquent du contradictoire. Ces précautions ont ainsi conduit la Cour européenne des droits de l’Homme à valider à deux reprises cette procédure de non-admission qui restait de surcroît jusqu’à présent spécifique à la Cour de cassation là où, dans l’ordre administratif, les ordonnances « de tri » peuvent émaner aussi des juridictions des premier et second degrés.

Il est symptomatique que le contentieux civil de la rétention des étrangers ait été le premier à « accueillir » l’équivalent des ordonnances de tri. Introduit par la loi du 7 mars 2016, le dispositif permet au premier président de la cour d’appel de rejeter les déclarations d’appel « manifestement irrecevables », sans avoir convoqué préalablement les parties, donc sans respect du contradictoire 11. Beaucoup plus brutale que la procédure de non-admission des pourvois en cassation, cette disposition risquait fort de ne pas bénéficier de la même bienveillance de la Cour européenne des droits de l’Homme. C’est pourquoi le décret d’application tente de préserver les apparences en prévoyant que, dans cette hypothèse, le premier président doit « recueillir par tout moyen les observations des parties sur le caractère manifestement irrecevable de l’appel 12 ». Sachant que le premier président doit statuer dans les 48 heures de sa saisine, on imagine aisément dans quelles conditions de précipitation et d’impréparation les parties sont conduites à élaborer et faire connaître leurs observations.

Surtout, en même temps qu’il a rétabli un semblant de contradiction, le décret a parallèlement et subrepticement élargi le champ d’application des irrecevabilités dont le premier président de la cour d’appel peut se saisir pour priver l’étranger de son recours. Alors même que les textes n’imposent que deux conditions expresses de recevabilité de l’appel – il doit être formé dans un délai de 24 heures et être motivé – le décret introduit l’adverbe « notamment » 13, qui offre ainsi une faculté a priori illimitée de neutraliser les appels contre les décisions validant la rétention des étrangers.

Soumis à des normes de rendement, le juge subit de plus la pression implicite d’un gouvernement qui, bien déterminé à voir les mesures d’éloignement exécutées, est enclin à considérer l’instance juridictionnelle comme une entrave à l’efficacité de sa politique. En témoigne la lecture du rapport annuel au Parlement où sont mentionnées, parmi les « obstacles à la mise en œuvre des mesures d’éloignement », « les annulations de procédure par la justice pénale ou administrative » avec cette phrase récurrente qui énonce que « les annulations juridictionnelles de procédures d’éloignement ont été à l’origine [en telle année] de xx % des échecs enregistrés ». Curieuse conception du rôle du juge dans un État de droit…

Ce qui est certain, c’est que l’augmentation du nombre des recours n’est le signe ni du renforcement du contrôle juridictionnel sur l’action administrative, ni du perfectionnement de l’État de droit. Il est pour l’essentiel la conséquence de la précarisation croissante du droit au séjour des étrangers et du peu d’empressement de l’administration, obnubilée par la politique du chiffre, à respecter les garanties prévues par les textes.



1 Ordonnance du 2 novembre 1945, art. 22 bis.

2 Ceseda, art. L. 512-1.

3 Ceseda, art. L. 552-1.

4 Ceseda, art. L. 512-1 et L. 522-12.

5 Ceseda, art. L. 222-8 et L. 552-13.

6 Ceseda, art. L. 222-3 et L. 552-8.

7 Ceseda, art. R. 552-13.

8 Décret du 23 décembre 2006.

9 Code de justice administrative, art. R. 222-1, 7°.

10 Ceseda, art. R. 733-4, 5°.

11 Ceseda, art. L. 552-9, dans sa rédaction issue de la loi du 7 mars 2016.

12 Ceseda, art. R. 552-14-1.

13 Ceseda, art. R. 552-14-1.

Outre-mer, outre-droit : le cas emblématique de Mayotte

Marjane Ghaem avocate au barreau de Mayotte

« Ce mot de droit lui-même, d’ailleurs, ne voyez-vous pas qu’il est d’un vague infini ? Où commence-t-il, où finit-il ? Quand le droit existera-t-il, et quand n’existera-t-il pas ? Je prends des exemples. Voici un État : la mauvaise organisation des pouvoirs publics, la turbulence de la démocratie, l’impuissance des lois contre les factieux, le désordre qui règne partout, vont le précipiter dans la ruine 1. »

Ces propos attribués à Machiavel dans un dialogue imaginaire avec Montesquieu, dans un ouvrage paru en 1864 sous le règne de Napoléon III, trouvent une résonance particulière dans le contexte mahorais. À Mayotte, s’applique en effet une législation d’exception, différente de celle qui s’applique dans les autres départements, et qui vise en particulier les personnes étrangères, ainsi placées dans une situation d’infra-droit. Les justifications, on les connaît, sont toujours les mêmes : la distance de la « métropole », l’économie des deniers de l’État et, bien sûr, la « pression migratoire ».

Mais, au-delà de ce régime juridique d’exception, c’est l’attitude des autorités administratives et de la justice, dans ce 101e département, qui conduit à constater que, sur ce territoire lointain, il n’y a même plus les apparences d’un État de droit.

Les exemples sont si nombreux qu’il serait vain de prétendre en dresser une liste exhaustive. Nous nous bornerons donc à présenter trois échantillons significatifs de ces situations où le rôle des juges est réduit à sa plus simple expression. On évoquera, en premier lieu, quelques rares décisions qui se résignent à sanctionner tardivement la passivité des pouvoirs publics, puis ces audiences surréalistes où le juge des libertés et de la détention fait comparaître devant lui des enfants placés en rétention par la préfecture avant d’être renvoyés, enfin la prise en charge de façade des mineurs isolés où l’on voit le juge sommer l’administration d’appliquer une loi cinq ans après son entrée en vigueur.

La passivité des pouvoirs publics et du parquet face aux « décasages »

L’année 2016 a mis en évidence le refus des pouvoirs publics, tant au niveau local que national, de se saisir de l’arsenal législatif existant pour faire respecter les droits fondamentaux des habitants et l’ordre public.

De décembre 2015 à juin 2016, des collectifs de villageois se sont mobilisés, avec le soutien des mairies, dans le but d’organiser l’expulsion de leurs villages de familles entières en raison de leur seule origine comorienne – et systématiquement qualifiées d’« étrangères » ou de « clandestines », quelle que soit leur situation administrative réelle.

Chaque village de Mayotte a son propre « collectif informel et non identifié ». Dans un premier temps, une liste des personnes repérées comme hébergeant, en tant que locataires ou à titre gratuit, des étrangers censément « clandestins » était établie par chaque collectif et transmise aux personnes en question avec une date butoir pour faire évacuer les lieux. Passée cette date, le collectif mettait à exécution sa menace en communiquant aux autorités la liste des « hébergeurs » afin que des poursuites sur un plan pénal soient engagées contre elles pour aide à l’entrée et au séjour des étrangers. Si la réponse des autorités n’était pas immédiate, les « décasages » étaient organisés dans les communes concernées (Tsimkoura, Poroani, Choungui, Bouéni…).

Des tracts racistes

Le tract diffusé par le collectif des citoyens de la commune de Bouéni pour la journée du 15 mai 2016 affirmait ainsi :

« MAYOTTE ASPHYXIÉ ! Une manifestation et actions d’expulsions pacifiques conte [sic] l’immigration clandestine (Quitter [sic] nos maisons et nos terres) »

Plus d’un an après des actions qui ont contraint des centaines de familles à vivre dans la rue, aucune poursuite n’a été engagée par le procureur de la République aussi bien à l’encontre des auteurs de ce tract que des responsables de la radio locale Kwezi FM ; ce document est encore à ce jour téléchargeable sur le site internet de la radio : www.linfokwezi.fr/wp-content/uploads/2016/04/boueni.pdf

Ces annonces par tracts et affiches, diffusées aussi par radio, pouvaient aisément être qualifiées de provocation à la discrimination, à la haine raciale ou à la violence, et punissables sur le fondement des articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Les pouvoirs publics étaient parfaitement informés de ces agissements par des courriers et par ces tracts et affiches diffusés à grande échelle sur l’ensemble du territoire. Les autorités ont été jusqu’à recevoir les membres de ces collectifs dont l’objet, dans un État de droit, justifierait à lui seul leur dissolution administrative. On peut également s’étonner qu’on ait laissé se dérouler des manifestations non déclarées et de nature à troubler l’ordre public par la commission d’infractions pénales : ni le préfet de Mayotte ni les maires des communes concernées ne feront usage de leurs pouvoirs de police pour interdire ces manifestations ou les réprimer. Pourtant, les articles 211-1 et 211-4 du code de la sécurité intérieure rappellent que tout rassemblement est soumis à une déclaration préalable, et que l’autorité investie du pouvoir de police peut l’interdire si elle est de nature à causer un trouble à l’ordre public. Au vu de leur objet et des destructions annoncées, ces manifestations auraient toutes dû être interdites en ce qu’elles portaient nécessairement atteinte à l’ordre public.

Il n’en a rien été. Et il faudra attendre la saisine du juge des référés du tribunal administratif de Mayotte par trois associations pour que le « décasage » prévu dans la commune de Kani Kéli le dimanche 5 juin 2016 soit finalement interdit.

Devant le juge, les associations requérantes justifiaient leur action par la nécessité de défendre les droits des personnes étrangères expressément visées par ces actions, face à « la passivité des autorités préfectorales et locales à Mayotte ». Au soutien de sa décision, le juge des référés a relevé « que les "chasses aux clandestins" organisées par des collectifs de villageois constituent des actions manifestement illégales qui sont par nature contraires au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et par la tradition républicaine […] ; que ces actions ont donné lieu à la commission d’infractions pénales et des violences faites aux personnes et aux biens constitutives de troubles graves à l’ordre public 2 ».

Lors de l’instruction menée par le Défenseur des droits, le préfet de Mayotte ainsi que le procureur de la République ont, quant à eux, justifié leur inaction par un manque d’effectifs des forces de l’ordre.

Par leur passivité, les pouvoirs publics ont donné un blanc-seing à l’action de ces collectifs dont les membres auraient pu être poursuivis pour dégradations volontaires, violences commises en réunion, organisation de manifestations non déclarées, incitation à la haine raciale, expulsion illégale. Dans ce contexte, et à défaut d’avoir interdit en amont les manifestations de villageois, il aurait été au minimum opportun de mettre en place un dispositif policier permettant de relever l’identité des acteurs de « décasages » en vue de pouvoir engager d’éventuelles poursuites à leur endroit.

Passivité des pouvoirs publics ou aubaine ? Sur le terrain, la seule réponse des autorités françaises a été de renforcer les contrôles d’identité des personnes « décasées ». Des fourgons de la police aux frontières ont été placés à la sortie des villages pour expulser les personnes qui venaient d’être chassées quelques heures plus tôt de chez elles lorsqu’elles ne pouvaient pas présenter de titre de séjour.

Au mois d’avril 2017, un porte-parole du Collectif de défense des intérêts de Mayotte (Codim) déclarait à la presse : « Est-il nécessaire de rappeler que les anciens collectifs qui expulsaient le trop-plein de clandestins mettaient un point d’honneur à mener leurs actions sous le contrôle des forces de l’ordre ? »

Alors qu’aucune des plaintes déposées avec le concours des bénévoles de la Cimade pour le compte des victimes de ces « décasages » ne semble avoir été instruite, une personne ayant hébergé des familles expulsées de leurs domiciles et sans aucune autre possibilité de relogement a été poursuivie pour aide à l’entrée et au séjour irréguliers de personnes étrangères. Dans cette affaire dont procureur de la République n’a pas hésité à se saisir, le nom du prévenu figurait sur une des listes de personnes censées héberger des clandestins, qui lui avait été transmise par un de ces collectifs informels. Les représentants de Médecins du Monde et de la Cimade, appelés à témoigner à l’audience en soutien au prévenu, n’ont pas manqué de rappeler les carences multiples de l’État dans la gestion de cette crise. À l’issue des débats, le procureur de la République, restant sur sa position, a requis une peine de six mois d’emprisonnement assorti du sursis simple, estimant que le prévenu vivait de cette pratique et qu’il n’était pas ici question de charité. Fort heureusement, le tribunal correctionnel de Mamoudzou a finalement relaxé le prévenu, considérant que son action s’inscrivait dans le cadre de l’immunité prévue par l’article L. 622-4 du Ceseda, car il avait « apporté son secours dans un motif altruiste afin d’assurer des conditions de vie dignes et décentes à des étrangers en situation d’urgence 3 ».

Enfin, c’est par le biais du mécanisme de la plainte avec constitution de partie civile que le tribunal correctionnel de Mamoudzou sera saisi de la seule affaire concernant une victime de « décasage ». Relevons que ce mécanisme, qui permet à la victime de demander directement au tribunal réparation de son préjudice, a l’avantage pour le procureur de ne pas s’impliquer directement, le mettant ainsi à l’abri des critiques de la population. Malgré les risques que cela comportait, la victime avait déposé une plainte dès le 20 mai 2016, soit cinq jours après son expulsion de la commune de Bouéni, contre la propriétaire de son logement qui avait orchestré son « décasage ». La plainte était restée sans suite pendant six mois. Finalement le tribunal a constaté le lourd préjudice subi par la victime et sa famille et condamné la propriétaire au versement de dommages-intérêts 4.

Ce sinistre épisode n’est qu’un concentré de ce qui se passe au quotidien sur l’île aux parfums où tenter de faire appliquer le droit existant relève du défi.

La banalisation du placement en rétention de mineurs

« Votre système n’a qu’un inconvénient, c’est qu’il suppose l’infaillibilité de la raison chez les peuples ; mais n’ont-ils pas, comme les hommes, leurs passions, leurs erreurs, leurs injustices ? » (Machiavel à Montesquieu, sixième dialogue).

Dans un État où le droit primerait sur la politique, un consensus devrait naturellement exister autour de la protection des mineurs. On sait qu’il est normalement interdit de placer des mineurs isolés en rétention : à Mayotte, cette règle minimale n’a pas cours.

Pour la seule année 2016, 4 285 enfants ont été placés en rétention administrative à Mayotte. Ce chiffre comprend les enfants interpellés à terre et ceux arrivés sur l’île par voie maritime. La condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme par cinq arrêts en date du 12 juillet 2016 5 n’a rien changé à cette pratique bien établie et acceptée de tous… ou presque.

Ici, ce ne sont même pas les conditions d’accueil au centre de rétention administrative (CRA) pour des familles qui sont en jeu, mais du droit pour le représentant de l’État de placer en rétention administrative un mineur de moins de dix-huit ans sans aucun représentant légal à ses côtés. L’usage qui consiste à « rattacher » artificiellement un enfant à un adulte en instance d’éloignement et désigné comme un « accompagnant » est de notoriété publique. Et, par un autre tour de passe-passe, lui aussi bien connu, le préfet de Mayotte contourne les règles relatives à la zone d’attente et place toutes les personnes entrées par voie maritime en rétention administrative, privant ainsi certaines catégories de personnes (les mineurs et les demandeurs d’asile) des protections prévues par les textes relatifs à la zone d’attente.

Ainsi, l’article L. 221-5 du Ceseda prévoit la désignation sans délai par le procureur de la République d’un administrateur ad hoc censé assister le mineur pendant toute la durée de son maintien en zone d’attente et assurer sa représentation dans toutes les procédures administratives et juridictionnelles. Ces enfants mineurs, placés dans un centre de rétention au lieu de l’être en zone d’attente, perdent ce droit à être accompagnés dans toutes les procédures par un administrateur ad hoc.

Si la Cour de Strasbourg a estimé que la privation de liberté des enfants mineurs était assimilable, dans certaines circonstances, à un traitement inhumain et dégradant, des magistrats de l’ordre administratif ou judiciaire exerçant à Mayotte n’ont pas hésité à déclarer, reprenant à leur compte les thèses de la préfecture, que l’on ne saurait critiquer les conditions de vie au centre de rétention lorsque l’on a pris le risque de placer son enfant dans une embarcation de fortune…

S’agissant des allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention européenne en cas de renvoi vers le pays d’origine, le tribunal administratif se contente trop souvent des déclarations faites en audience par l’adulte auquel le mineur est rattaché, sans autre garantie. On lit par exemple que « M. X a déclaré s’engager à remettre l’enfant à l’un de ses parents et à ne pas le laisser seul à son retour dans son pays […] ; il n’est pas justifié qu’un retour de la requérante à Anjouan l’exposerait à un traitement inhumain et dégradant 6 ». Précisons qu’en l’occurrence, la « requérante » – qui est en fait un requérant ! – était âgée de cinq ans et n’était pas assistée d’un administrateur ad hoc, malgré la demande expresse de son conseil.

Le refus des autorités judiciaires et administratives de se saisir de la situation des centaines de mineurs entrés par voie maritime dans le département et systématiquement placés en rétention administrative par le préfet au mépris de leurs droits les plus fondamentaux illustre de manière flagrante les défaillances de l’État de droit.

S’agissant d’un cas flagrant de détention arbitraire, le juge des libertés et de la détention (JLD) aurait vocation à s’auto-saisir pour y mettre fin, mais il n’en fait rien. Régulièrement informé de ces situations, il exige d’être saisi par une requête du mineur ou de son représentant légal, posant ainsi un obstacle de plus à l’accès aux droits. Malgré des demandes répétées, aucun administrateur ad hoc n’est jamais désigné pour assurer les intérêts de l’enfant mineur pendant toute la durée de son maintien au centre de rétention administrative : les magistrats font valoir que cette garantie n’est explicitement prévue par le législateur que dans l’hypothèse d’un placement en zone d’attente et non pour un placement en rétention administrative. La boucle est bouclée, peu importe que le placement en rétention soit ici le substitut du maintien en zone d’attente.

Au lieu de censurer le préfet qui s’arroge le droit de contourner les règles existantes, le JLD tend à limiter lui-même son champ d’action. Au mois de novembre 2016, il faudra ainsi cinq jours de mobilisation pour obtenir la levée du placement en rétention administrative parfaitement illégal de trois jeunes filles mineures arbitrairement rattachées à un adulte présent sur l’embarcation par laquelle elles sont arrivées et sans aucun lien de filiation avec elles [voir encadré]. Pour parvenir à ce dénouement, qui semblait relever de l’évidence, il a fallu faire flèche de tout bois : saisir – au départ et en vain – le parquet, le JLD, le juge des référés du tribunal administratif, et finalement le Défenseur des droits, la cour d’appel et la Cour européenne des droits de l’Homme.

Rappelons qu’une fois rattachées à cet adulte dont elles ignoraient jusqu’au nom, ces enfants, âgées de dix à seize ans, se sont retrouvées pour des durées variables dans la même chambre que cet inconnu arbitrairement désigné par les pouvoirs publics comme un membre de leur famille. Les services de l’Aide sociale à l’enfance du département n’ont pas été associés à cette procédure qui pourtant visait des mineurs isolés et, partant, en danger. Le procureur de la République en charge des mineurs a préféré, de son côté, fermer les yeux sur ce qui relevait à ses yeux de l’ordre administratif, refusant de s’immiscer dans ce qu’il considérait être les « affaires du préfet ».

Dans cette même affaire, le JLD – qui n’était autre que le vice-président du tribunal de grande instance de Mamoudzou – alla jusqu’à soulever d’office le moyen d’ordre public tiré de l’irrecevabilité de la requête pour tardiveté : requête présentée par une enfant mineure sans représentant légal, ni administrateur ad hoc, ni conseil à l’audience. Autrement dit, le magistrat considéra que les voies et délais de recours avaient été valablement notifiés et, par suite, étaient opposables à une petite fille de dix ans !

De son côté, le juge administratif est de plus en plus réticent à ordonner la suspension des mesures d’éloignement permises par le rattachement d’un enfant mineur à un adulte sans aucun lien de filiation établi, acceptant de se fonder sur les seules informations contenues dans la procédure pour en déduire que les droits de l’enfant mineur sont suffisamment garantis.

Des textes protecteurs existent, mais ils ne sont pas appliqués, ou très rarement. Ainsi, dans un État de droit, on pourrait imaginer que le parquet, informé du placement en rétention d’un mineur sans représentant légal, ouvre une enquête à l’encontre du préfet ou des forces de police, en application de l’article 432-4 du code pénal. Cet article prévoit que « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique […] d’ordonner ou d’accomplir arbitrairement un acte attentatoire à la liberté individuelle est puni de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende […] ».

Une prise en charge de façade des mineurs isolés étrangers

Dans le discours officiel, la problématique liée au nombre de mineurs isolés semble être au centre des préoccupations des pouvoirs publics. C’est « l’urgence à agir tant au regard de la protection de l’enfance que du respect du droit international en matière de garanties des droits de l’enfant » qui a justifié la création, au mois d’octobre 2010, d’un Observatoire des mineurs isolés 7. La charte relative au fonctionnement de l’observatoire a été signée par l’intégralité des acteurs, institutionnels et associatifs, intervenant dans le domaine de la protection de l’enfance, qui sont en nombre impressionnant : le préfet, le président du conseil départemental, le vice-recteur, le juge des tutelles, le juge des enfants, le juge aux affaires familiales, le substitut chargé des mineurs, le directeur de la protection judiciaire de la jeunesse, le directeur de la sécurité publique, le commandant de la gendarmerie nationale, le directeur de la police aux frontières, le directeur de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale, des associations (TAMA, Croix-Rouge française, Solidarité Mayotte, Secours catholique, Auteuil Océan indien, l’Association des maires), la mission locale, l’agence régionale de la santé, le délégué de la Défenseure des enfants.

Dans un rapport publié en janvier 2012 pour le compte de l’Observatoire des mineurs isolés, le sociologue David Guyot estimait leur nombre à 2 922 à la fin de l’année 2011. Face à ce constat, il fallait à la fois améliorer la prise en charge des mineurs confiés au département et réfléchir à d’autres modes de prise en charge, étant ici rappelé que le dispositif mis en place par le département ne saurait accueillir tous les enfants (il n’y a qu’environ 80 assistants familiaux sur l’ensemble du territoire).

En principe, une tutelle d’État devrait être systématiquement ouverte pour chaque mineur confié au service de l’Aide sociale à l’enfance. Sauf que… le juge des tutelles du tribunal de grande instance de Mamoudzou refuse de s’auto-saisir et le conseil départemental prétexte un retard important pour justifier son inaction. Il n’est pas ici question de droit mais bien de politique puisque d’autres magistrats, à l’instar du juge des tutelles du tribunal de grande instance de Toulouse, ont accepté de s’auto-saisir en prenant en considération l’intérêt supérieur de l’enfant protégé par l’article 3-1 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant 8.

Pour pallier le manque de familles d’accueil, les juges des enfants, sous l’impulsion du tribunal de grande instance, ont développé le mécanisme dit du « tiers digne de confiance » en application de l’article 375-3 du code civil qui prévoit que : « Si la protection de l’enfant l’exige, le juge des enfants peut décider de le confier […] 2° À un autre membre de la famille ou à un tiers digne de confiance ». Précisons que le département doit prendre en charge financièrement, au titre de l’Aide sociale à l’enfance, les dépenses d’entretien d’un mineur confié par l’autorité judiciaire ou pour lequel est intervenue une délégation d’autorité parentale 9. Ces dispositions ont été étendues au département de Mayotte 10 mais, afin que ce texte reçoive une application concrète, le conseil départemental devait prendre une délibération fixant le montant et les modalités de versement de cette indemnité. Et alors que l’ensemble des acteurs intervenant au titre de la protection de l’enfance (juge des enfants, associations, éducateurs, Observatoire des mineurs isolés, etc.) étaient parfaitement informés du refus du président du conseil départemental de délibérer sur cette question, aucune procédure n’a été engagée pour le contraindre à appliquer les textes en vigueur.

A minima, le juge des enfants aurait dû informer les personnes désignées « tiers dignes de confiance » de leurs droits à voir les dépenses occasionnées prises en charge par le département. Comment peut-on concevoir qu’une personne en situation précaire puisse assumer convenablement son rôle de « gardien » sans moyens alloués par les autorités ?

Il faudra attendre près de cinq années après l’entrée en vigueur de l’ordonnance, et une condamnation par le juge des référés du tribunal administratif 11, confirmée pour l’essentiel par le Conseil d’État 12, pour que le président du conseil départemental prenne la peine de réunir une assemblée générale pour adopter ce texte. Désormais, les personnes désignées « tiers digne de confiance » se voient enfin allouer la somme de 300 euros par mois et par enfant…

Sept ans après, la création de l’Observatoire des mineurs isolés donne le sentiment d’un simple engagement de façade des pouvoirs publics car aucune amélioration de la situation n’est perceptible.

Ainsi, à Mayotte, les digues censées protéger les personnes étrangères conformément aux principes de l’État de droit ont toutes cédé : les lois, à force de dispositifs dérogatoires ; l’application des lois, viciée par des pratiques préfectorales sans fondement ; le contrôle de l’application des lois, en raison de la réticence des magistrats à faire usage de leurs pouvoirs.

Tout cela n’est possible qu’en raison du consensus pour fermer les yeux. Le préfet de Mayotte peut tout se permettre parce qu’il n’y a personne pour le critiquer. Sur cette petite île de 300 km2, toute la caste dirigeante a des intérêts communs ; elle se rencontre, se rend des services mutuels. Tout le monde est d’accord pour lutter contre la « pression migratoire » et, pour atteindre cet objectif, tous les moyens sont bons.

Les magistrats suspectés de rendre trop de décisions favorables aux étrangers font l’objet de pressions ; certains sont rappelés à l’ordre lors de leur réunion annuelle. Mais surtout, dans ce petit monde, on n’est pas un magistrat parmi d’autres, ou un avocat parmi d’autres : le magistrat qui libère un étranger en instance d’éloignement devient complice de l’« immigration clandestine ».

Mayotte est loin de tout. Des observateurs passent, rédigent des rapports qui sont très vite enterrés ; les personnes mises en cause savent qu’elles ne seront jamais désavouées, encore moins sanctionnées. Quant aux contre-pouvoirs (journalistes, avocats, associations, Défenseur des droits…), ils sont presque inexistants sur place et les efforts de ceux qui tentent malgré tout de se battre ne peuvent suffire à infléchir le cours des choses.

Tout concourt ainsi à ce que rien ne change, pour le plus grand confort des autorités administratives. La préfecture fait ce qu’elle veut tout simplement parce qu’on l’autorise à faire ce qu’elle veut.

Comment expliquer un tel consensus sur la fatalité d’un non-droit ? Un seul refrain : « c’est Mayotte », comme on entend à quelques milliers de kilomètres « c’est la Guyane » et comme on entendait il y a quelques dizaines d’années « c’est l’Afrique ». C’est un peu court…

Trois enfants rescapés de justesse – récit d’une avocate

Dimanche 20 novembre : je reçois un appel d’un ancien client : « Ma petite sœur est au centre de rétention, elle avait tenté la traversée en kwassa. Que faire ? »

Lundi 21 novembre matin : je constate que, selon les procès-verbaux, cette jeune fille de 17 ans est effectivement rattachée à un adulte placé en rétention ; avec elle deux autres filles, âgées respectivement de 14 et 10 ans. À 11 h 45, un référé-liberté est introduit contre l’enfermement illégal des deux aînées.

Mardi 22 novembre : saisine du JLD d’une requête sur la légalité du placement en rétention des jeunes filles de 17 ans et de 14 ans représentées par leurs mères respectives résidant à Mayotte. Le préfet décide de remettre l’enfant de 14 ans à sa mère ; parallèlement, il saisit le JLD d’une requête aux fins de prolongation de la rétention de l’adulte auquel elles sont rattachées.

Mercredi 23 novembre : le JLD rejette la requête concernant la légalité du placement en rétention et prolonge la rétention de l’adulte et de facto des deux enfants qui lui sont encore rattachés sans prendre en compte la requête spécifique concernant l’enfermement de la jeune de 17 ans (TGI de Mamoudzou, 23 novembre, n° 2016-2481).

Deux heures plus tard, le référé-liberté concernant l’aînée est rejeté. Cette jeune fille a 17 ans, sa mère ainsi que ses frères et sœurs résident à Mayotte en situation régulière et sa minorité n’est pas contestée. Mais, au lieu d’aborder la légalité de son placement en rétention, la juge estime qu’elle suivait aux Comores une bonne scolarité : « Dès lors, rien ne s’oppose à ce qu’elle retourne aux Comores pour y poursuivre sa scolarité précipitamment interrompue ». La morale prend la place du droit… (TA de Mayotte, 23 novembre, n° 1600917).

Pour la petite de 10 ans qui n’a pas de représentant légal, je demande en vain au JLD et à la procureure de s’auto-saisir. Au Défenseur des droits auquel j’avais transmis ce dossier, la procureure répond en substance : « Vous savez bien que la petite est mieux au CRA qu’elle le serait dans une famille d’accueil vu l’état déplorable de l’accueil à Mayotte. »

Jeudi 24 novembre, 14 h : le JLD, saisi de la légalité de la rétention de la petite de 10 ans, reconnaît que l’enfant est vraisemblablement mineure isolée mais ne désigne pas d’administrateur ad hoc pour la représenter. L’avocate, convoquée à la même heure à une audience à la cour d’appel, s’était excusée. Cela n’empêche pas le juge de soulever un moyen d’ordre public pour déclarer la requête irrecevable pour tardiveté, alors que le délai de recours n’était évidemment pas opposable à l’enfant. Retour de la petite en rétention (TGI de Mamoudzou, 24 novembre 2016, n° 2016-2487).

Jeudi 24 novembre, 15 h : la cour d’appel censure la décision du TGI relative à la jeune de 17 ans. Elle estime que, d’une part, le JLD a commis une erreur en joignant la procédure de prolongement de la détention de l’adulte et celle qui portait sur la légalité de l’enfermement de la mineure ; et que, d’autre part, « le préfet de Mayotte [...] n’a manifestement procédé à aucune évaluation de la situation de la mineure ». La jeune est libérée et confiée à sa mère. Seule la plus jeune retourne en rétention.

Vendredi 25 novembre : la cour d’appel ordonne enfin la remise en liberté immédiate cette enfant de 10 ans, mineure isolée, retenue au CRA sans aucun représentant légal ni administrateur ad hoc depuis six jours ; l’association Tama devient son administrateur ad hoc (CA de Mamoudzou, 25 novembre 2016, n° 16-00002).

En résumé : cinq jours de rétention pour une mineure isolée de 10 ans, cinq audiences judiciaires, une course d’un tribunal à l’autre dans laquelle le soi-disant accompagnateur des trois enfants est complètement déboussolé… Tout cela pour finir par confier deux enfants à leurs mères et attribuer un administrateur ad hoc à la mineure isolée. Face à ces trois enfants rescapés, combien ont été en revanche enfermés et expulsés sans le moindre examen de leur situation parmi les quelque 5 000 enfants passés par le CRA ?



1 Machiavel à Montesquieu, premier dialogue, in Maurice Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu ou la politique de Machiavel au XIXe siècle par un contemporain, 1864. Cet ouvrage fut plagié par des faussaires, et détourné de son objet, sous le titre Protocoles des Sages de Sion.

2 TA Mayotte, 4 juin 2016, n° 1600461. Voir www.gisti.org/spip.php?article5366.

3 TGI de Mamoudzou, 31 mai 2017, n° 0556/2017.

4 TGI de Mamoudzou, 26 avril 2017, n° 459/2017.

5 CEDH, 12 juillet 2016, A.B. et autres c/France, req. 11593/12 et quatre autres affaires du même jour.

6 TA de Mayotte, 23 mars 2016, n° 1600248.

7 Arrêté préfectoral n° 2010/968/SPDCSJ, 21 octobre 2010.

8 TA Toulouse, ord. 20 septembre 2016.

9 Code de l’action sociale et des familles, art. L. 228-3.

10 Ordonnance du 31 mai 2012 portant extension et adaptation du code de l’action sociale et des familles au département de Mayotte.

11 TA Mayotte, réf., ord. 28 février 2017.

12 CE, 19 mai 2017, n° 4066637.

États-Unis : un contrôle à géométrie variable

Johann Morri université de Californie – Davis School of Law

Quand les idéologies xénophobes triomphent en politique, que peut le droit ? Au regard de cette interrogation, les États-Unis font désormais figure de cas d’école. Donald Trump avait fait de la lutte contre l’immigration un des axes de sa campagne présidentielle, axe symbolisé par la promesse de construction d’un mur avec le Mexique. Il avait aussi multiplié les déclarations liant la criminalité et le risque terroriste à la présence d’immigrés, ainsi que les propos discriminatoires à l’égard des musulmans. Son élection a fait naître, avec raison, de fortes craintes pour les droits des étrangers. Dans la mesure où le Congrès est également dominé par les Républicains 1, les espoirs se sont tournés vers la Constitution et le pouvoir judiciaire. L’American Civil Liberties Union 2 (ACLU) a ainsi réagi à l’élection par la formule : « See you in court, Mr. President » (« Rendez-vous au tribunal, M. le Président »). Les premières mesures prises par l’administration Trump en matière d’immigration, et notamment ses executive orders (décrets), ont été systématiquement contestées en justice. Cette contestation a connu de multiples rebondissements. Mais dans l’ensemble, elle a été efficace et les mécanismes de l’État de droit ont fonctionné. Des mesures phares du programme présidentiel ont été suspendues par la justice fédérale, qui les a jugées contraires à la Constitution.

Le contentieux le plus emblématique a été celui du travel ban ou muslim ban - le décret qui interdisait l’entrée aux États-Unis aux ressortissants de différents pays à majorité musulmane (Iran, Irak 3, Libye, Somalie, Soudan et Yémen). Ce décret a été suspendu dans ses deux versions successives 4. Même si la Cour suprême a partiellement levé cette suspension le 26 juin 2017, elle reste en vigueur pour une partie importante du décret 5. La Cour Suprême a en effet jugé que ce décret demeurait suspendu en tant qu’il s’applique à des personnes pouvant « sérieusement alléguer » d’un « lien de bonne foi » avec une personne ou une entité aux États-Unis. La Cour a indiqué que cette catégorie inclut notamment les membres de famille proche, les étudiants admis dans un établissement américain, les conférenciers, les titulaires d’une promesse d’embauche 6. Un juge fédéral a ultérieurement précisé que la proche famille s’étendait aux grands-parents, contrairement à l’interprétation restrictive de l’administration. La Cour Suprême a refusé d’intervenir à nouveau avant l’audience au fond qui aura lieu à l’automne 7.

D’autres mesures phares de lutte contre l’immigration ont également été suspendues par la justice. C’est le cas du décret retirant certains financements fédéraux aux « cités sanctuaires » – les villes qui refusent le concours de leurs forces de police à la politique de l’immigration. Ce décret a été provisoirement suspendu par un juge fédéral le 25 avril 2017 8.

Toutefois, il est trop tôt pour tirer de cette série de revers judiciaires des conclusions définitives. La fermeté du pouvoir judiciaire et la vigueur de la résistance politique ont certes de quoi rassurer. Mais, d’une part, le contentieux concernant ces mesures n’est que dans sa phase initiale. D’autre part, la suspension de ces mesures hautement symboliques n’a pas empêché l’administration de mettre en application, au quotidien, sa politique restrictive d’immigration. De nouvelles directives ont été données à l’administration pour augmenter le nombre des éloignements, qui avait déjà atteint des niveaux records sous la présidence de Barak Obama 9. Des recrutements importants sont en cours pour augmenter les effectifs de la police de l’immigration. Dans le domaine de l’asile, par ailleurs, le nombre de réfugiés susceptibles d’être accueillis dans le cadre du programme de réinstallation aux États-Unis a été abaissé de 120 000 à 50 000 10.

C’est désormais dans la durée qu’il faudra apprécier l’efficacité de l’État de droit face à un phénomène politique inédit. L’État de droit 11 pourra-t-il constituer un rempart efficace contre la politique que le président s’est engagé à mener ? Quelle protection pourra-t-il offrir aux victimes potentielles de cette politique ? Pour chercher la réponse à ces questions, il s’agit moins de se livrer à une appréciation immédiate du phénomène Trump – sur lequel on a peu de recul – que de s’intéresser aux caractéristiques structurelles de l’État de droit aux États-Unis, dans les aspects qui concernent le droit des étrangers. Dans une de ses définitions communément admises, l’État de droit se caractérise par la combinaison de garanties substantielles (la reconnaissance d’un certain nombre de droits et de principes d’organisation constitutionnelle) et formelles (les procédures et mécanismes permettant de garantir ces principes). Dans le cas particulier des étrangers, cette définition suscite plusieurs questions. D’abord celle du périmètre des droits garantis. Dans les États-nations, les étrangers ne disposent pas des mêmes droits que les nationaux. Quelle est l’étendue du socle de droits fondamentaux reconnus ? Quel est leur niveau de protection dans la hiérarchie des normes ? Ce contenu est l’un des facteurs qui détermine l’intérêt concret de l’État de droit. Mais ces droits et principes d’organisation institutionnelle ne valent que s’ils sont effectivement garantis : l’autre question essentielle est donc celle de l’efficacité des mécanismes de protection.

C’est donc sous ces deux angles qu’on examinera les limites de l’État de droit aux États-Unis : celles des garanties normatives et celles de mécanismes de protection de ces normes.

Les ambiguïtés et les lacunes de la protection constitutionnelle

Si l’on admet que l’État de droit comporte un volet substantiel, son intérêt dépend forcément du contenu des droits reconnus. Plus le périmètre de droits garantis aux étrangers est large, plus l’intérêt concret de l’État de droit est important pour ces derniers.

À la notable exception du droit des réfugiés (les États-Unis sont parties aux instruments internationaux classiques en la matière), l’emprise du droit international sur le droit de l’immigration américaine est, si on la compare à celle constatée en Europe et en France, très faible. Dès lors, c’est essentiellement le droit interne et le droit constitutionnel qui délimite les droits fondamentaux reconnus aux étrangers. Au niveau fédéral, le contenu de ces droits est déterminé par le Bill of Rights 12 et, concrètement, par l’interprétation qui en est donnée par la Cour suprême.

La première difficulté tient au fait que le contour de cette protection est parfois très flou, dans la mesure où elle concilie deux principes diamétralement opposés. D’un côté, il est à peu près admis que les droits procéduraux et substantiels contenus dans le Bill of Rights s’appliquent aux étrangers en situation régulière et, avec des variations, aux étrangers en situation irrégulière. Mais, de l’autre, l’applicabilité de principe du Bill of Rights est contrebalancée par une autre théorie, celle des « compétences plénières » du Congrès en matière d’immigration. Cette théorie, dégagée à la fin du XIXe siècle, n’a jamais été formellement abandonnée ou catégoriquement remise en cause. Elle postule que, dans les domaines touchant à la régulation de l’immigration, le législateur dispose d’une très large marge d’appréciation. Il en résulte que le Congrès peut « énoncer, à l’égard des étrangers, des règles qui seraient inacceptables si elles étaient appliquées à des citoyens » (Demore v. Kim, 538 U.S. 508, 522 (2003)). Ce paradoxe n’est, bien sûr, pas propre au droit américain. Mais il y est particulièrement accentué parce que la jurisprudence constitutionnelle n’a pas dégagé un catalogue précis de droits qui s’appliquent sans aucune restriction, de droits qui s’appliquent de façon atténuée ou restreinte, et de droits inapplicables.

Par exemple, sur la question de la détention des étrangers en instance d’éloignement, la jurisprudence de la Cour suprême est oscillante et quasi illisible. Durant la Guerre froide, la Cour suprême avait jugé qu’en raison de la théorie des « compétences plénières » en matière d’immigration, la détention indéfinie d’un étranger aux frontières n’était pas inconstitutionnelle (Shaughnessy v. U.S. ex rel. Mezei, 1953). Une brèche a ensuite été ouverte dans ce principe, quand la Cour a jugé que les procédures d’éloignement étaient soumises à la garantie du due process of law 13 ce qui limite notamment la durée de détention d’un étranger à la durée raisonnablement nécessaire à son éloignement, lorsque cette détention fait suite au prononcé d’une décision d’éloignement définitive (Zadvydas v. Davis, 2001, pour un étranger déjà admis sur le territoire ; solution ensuite étendue à certains étrangers non admis sur le territoire, Clark v. Martinez, 2005). Mais, en 2003, la jurisprudence a connu un nouveau mouvement de balancier, la Cour jugeant qu’un étranger ayant commis certaines infractions pénales pouvait être détenu pendant tout le temps nécessaire à la procédure permettant de décider s’il sera ou non éloigné (Demore v. Kim, 2003). Récemment, une cour d’appel fédérale a tenté de poser le principe que toute détention au-delà de six mois nécessitait l’intervention d’un juge pour décider de la possibilité d’une liberté sous caution. La Cour suprême, saisie de l’affaire (Jenning v. Rodriguez, n° 15-1204), n’a pas encore tranché la question. L’affaire a été audiencée en 2017, mais la Cour a demandé aux parties de produire de nouvelles écritures sur certaines questions de droit constitutionnel. En pratique, en 2014, 429 000 personnes avaient été détenues au cours de l’année, avec une moyenne de 33 000 personnes en détention chaque jour 14. Dans certains cas, la durée de détention peut être extrêmement longue : dans une étude de l’ACLU portant sur 1 000 personnes ayant déjà été détenues plus de six mois, la durée moyenne de rétention pour ces personnes était de 404 jours (environ 13 mois), avec 86 personnes détenues depuis plus de 2 ans et une depuis plus de 4 ans 15.

Par ailleurs, le contenu des droits reconnu est, sur certains aspects importants, plus limité qu’en Europe. Tout d’abord, il n’existe pas, dans la Constitution américaine, d’équivalent au droit de mener une vie privée et familiale normale garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Si le droit à une vie privée a été reconnu par la Cour Suprême à la fin des années 1960, le droit à la vie familiale reste largement absent du paysage juridique. Encore très récemment, la Cour Suprême a sèchement réaffirmé qu’il n’existait pas, pour une ressortissante américaine, de droit à vivre aux États-Unis avec son conjoint étranger (Kerry v. Din, 576 U.S. __ (2015)). Dans ces conditions, c’est le législateur, et lui seul, qui détermine les conditions de l’immigration familiale, sans véritable contrainte constitutionnelle. De la même manière, c’est le Congrès mais aussi les interprétations de l’administration qui définissent l’étendue des protections contre l’éloignement et dans quelle mesure sont prises en compte les attaches familiales. En France, une atteinte disproportionnée à une vie privée et familiale normale suffit à justifier l’annulation d’une mesure d’éloignement ou d’un refus de titre de séjour, même si l’étranger est entré irrégulièrement en France ou y a séjourné irrégulièrement. Aux États-Unis, les conditions d’annulation d’une mesure d’éloignement pour atteinte à la vie familiale sont généralement beaucoup plus drastiques. Pour un étranger n’ayant jamais accédé au statut de résident permanent, par exemple, l’annulation d’une mesure d’éloignement doit répondre aux conditions suivantes 16 : 1) l’étranger doit avoir été physiquement présent sur le territoire pendant dix ans ; 2) il doit avoir fait preuve d’une bonne moralité pendant toute cette période 17 ; 3) il ne doit pas avoir fait l’objet de certaines condamnations pénales ; 4) il doit démontrer que l’éloignement entraînerait des conséquences d’une dureté exceptionnelle et extrêmement inhabituelle pour un conjoint, un parent ou un enfant de nationalité américaine ou résident permanent.

Il n’existe pas, non plus, de reconnaissance constitutionnelle des droits économiques et sociaux au niveau fédéral. Seuls le principe de non-discrimination ou les droits reconnus dans certains États peuvent, dans quelques cas, aboutir à la protection de ces droits. Ainsi, en 1982, la Cour Suprême a considéré qu’un État ne pouvait, sans méconnaître le principe d’égalité devant la loi, priver les enfants étrangers en situation irrégulière d’accès à l’école publique (Plyler v. Doe, 1982). Il ne s’agit pas de prétendre qu’une comparaison systématique des droits reconnus aux étrangers tournerait, dans tous les domaines, au désavantage des États-Unis. Il existe, par exemple, des droits qui n’ont pas d’équivalent dans le système français : par exemple, en matière pénale, un étranger doit être systématiquement informé des conséquences d’une condamnation sur son droit au séjour avant de plaider coupable (Padilla v. Kentucky, 559 U.S. 356 (2010)). Mais l’absence de l’élément structurant que constitue, en Europe, le principe de protection du droit à la vie familiale marque néanmoins une différence importante. D’une part, il impose moins de limites à la politique d’éloignement. D’autre part, il n’exclut pas, dans l’avenir, une réduction drastique de l’immigration légale si le Congrès parvenait à un accord politique sur une telle réforme (ce qui est tout de même peu probable, même avec une majorité républicaine dans les deux chambres).

À cette incertitude ou cette insuffisance des droits substantiels s’est ajouté, au cours des dernières décennies, un phénomène nouveau de précarisation et de fragmentation des droits, dont certains aspects sont spécifiquement américains.

Les conséquences du blocage législatif : la naissance d’un infra-droit

Aux États-Unis pas plus qu’en Europe, les politiques de contrôle migratoire n’ont eu pour effet de tarir l’immigration en dehors des voies légales. Mais, en Europe, et notamment en France, il existe des mécanismes juridiques de régularisation, soit de plein droit, sur un fondement légal ou conventionnel, soit à la discrétion de l’exécutif. Par comparaison, le droit américain de l’immigration offre beaucoup moins de voies pour la régularisation des étrangers, même présents de longue date ou disposant de fortes attaches familiales.

L’absence d’un dispositif de régularisation permanente ou d’une garantie du droit de mener une vie familiale normale est l’un des éléments qui expliquent l’accumulation, sur le territoire américain, d’une considérable population d’étrangers en situation irrégulière. La dernière opération de régularisation de grande ampleur décidée par le Congrès a eu lieu avec l’adoption de la loi Immigration Reform and Control Act (IRCA), en 1986, sous le second mandat de Ronald Reagan.

Avec la fin de la régularisation, le nombre d’étrangers en situation irrégulière a recommencé à croître, passant d’environ 3,5 millions en 1990 à 12 millions en 2007 18. Il a ensuite légèrement décru sous l’effet de la crise économique à compter de 2007 – de manière significative, le solde migratoire avec le Mexique est aujourd’hui nul ou négatif. Ce nombre est aujourd’hui stable et s’établit autour de 11 millions. Les étrangers en situation irrégulière représentent environ 5 % de la population active dans le secteur non militaire. Cette population est très inégalement répartie sur le territoire, puisqu’elle réside à 59 % dans six États : la Californie, le Texas, la Floride, New York, le New Jersey et l’Illinois. Par ailleurs, il s’agit d’une population permanente : en 2014, on estimait qu’environ 66 % des étrangers en situation irrégulière résidaient aux USA depuis plus de 10 ans, et seulement 14 % depuis moins de 5 ans.

La présence permanente d’une forte population d’étrangers sans papiers est le résultat d’une combinaison d’éléments. Contrairement à ce qui est admis en France, l’exécutif ne dispose pas d’un véritable pouvoir de régularisation. Sauf dans des hypothèses limitées, le président n’a pas le pouvoir de délivrer lui-même des titres de séjour permanents et de procéder à des régularisations définitives. Et le Congrès, qui a seul le pouvoir d’ouvrir la porte à de telles régularisations, est profondément divisé sur la question migratoire. Avant Donald Trump, plusieurs présidents – et notamment Georges Bush Junior et Barack Obama – ont tenté de promouvoir une réforme globale du droit de l’immigration qui aurait comporté un volet régularisation. Toutes ces tentatives se sont soldées par un échec. De façon générale, les lois sur l’immigration évoluent peu, sauf en cas de crise soudaine (comme le 11 septembre 2001).

La paralysie du Congrès a entraîné un vide qui a été comblé par ce qu’on pourrait qualifier d’infra-droit : un régime de tolérance administrative aux contours incertains, destiné à gérer le phénomène sans le régler.

Cet infra-droit comporte trois composantes.

D’abord, la définition par l’exécutif de priorités en matière d’éloignement. Selon ce procédé, le président donne à l’administration des directives définissant ces priorités. Les étrangers qui n’y figurent pas ont en principe moins de risques d’être éloignés. Ainsi, lors de son second mandat, le président Barak Obama avait donné instruction à l’Immigration and Customs Enforcement (ICE) 19 de concentrer son action sur les étrangers coupables de crimes et délits d’une certaine gravité. A contrario, l’éloignement d’étrangers en simple séjour irrégulier n’était plus considéré comme une priorité. Toutefois, ces priorités ne sont pas directement invocables en justice et ne sont pas nécessairement appliquées par l’administration. Par ailleurs, elles peuvent être modifiées d’un trait de plume : comme on l’a indiqué plus haut, une des premières mesures de Donald Trump a été d’élargir les catégories « prioritaires » en matière d’éloignement.

La deuxième composante de cet infra-droit est l’existence des programmes de « semi-régularisation » ou de régularisation précaire. Constatant l’échec de toute réforme législative de l’immigration, le président Obama a lancé en 2012 un premier programme destiné à améliorer la situation des jeunes étrangers entrés aux États-Unis alors qu’ils étaient enfants. Ce programme, connu sous l’acronyme de DACA (Deferred Action for Childhood Arrivals), a permis à plusieurs centaines de milliers de jeunes étrangers d’obtenir une autorisation provisoire de séjour de deux ans renouvelable et une autorisation de travail. En 2016, on estimait qu’il avait bénéficié à 700 000 personnes 20. Ce programme, toutefois, est précaire à plus d’un titre. D’une part, il ne confère pas un titre de séjour permanent. D’autre part, son fondement juridique est incertain : un programme analogue à destination des parents d’enfants de nationalité américaine ou résidents permanents a été suspendu puis annulé par les juridictions fédérales (l’affaire avait été portée devant la Cour suprême, qui siégeait à 8 juges après le décès d’un de ses membres, et n’a pu se départager). Enfin, ce programme est révocable par le président. Pour le moment, Donald Trump ne l’a pas remis en cause, mais il pourrait sans doute le faire.

La troisième composante de cet infra-droit est locale. Dans la structure fédérale des États-Unis, les États fédérés et les collectivités locales (municipalités et comtés) n’ont pas de compétence directe en matière d’immigration. Toutefois, les forces de police locale jouent un rôle essentiel dans la mise en œuvre de la politique d’immigration. En effet, l’ICE, qui ne compte que 20 000 agents répartis sur 400 sites, dépend largement de la coopération des autorités locales pour procéder à des éloignements, qui ont le plus souvent lieu après une « remise » par la police locale. En 1985, la municipalité de San Francisco a été une des premières à décider que ses forces de police cesseraient leur collaboration à l’éloignement des étrangers en situation irrégulière 21. Cet exemple a été suivi, à des degrés divers, par de nombreuses villes, dans le cadre du mouvement des « cités sanctuaires », qui a pris de l’ampleur dans les dernières décennies. Le nombre de villes ou comtés refusant cette collaboration est aujourd’hui estimé à 500 22, et comprend des villes de très grande taille, comme New York, Los Angeles ou Chicago. Si cette politique de « cité sanctuaire » peut avoir des conséquences pratiques très importantes pour les intéressés, elle n’en soulève pas moins de nombreuses difficultés. En premier lieu, parce que le principe même de l’intervention des collectivités locales dans la politique de l’immigration est à double tranchant : dans des États plus conservateurs, comme l’Arizona ou le Texas, certaines autorités locales ont revendiqué, de longue date, la possibilité de durcir localement la mise en œuvre de la politique de l’immigration. Ensuite, parce que la légalité de ces politiques et, en creux, l’étendue du pouvoir de contrainte, directe ou indirecte, de l’État fédéral, pose des questions constitutionnelles complexes. Le 25 janvier 2017, le président Donald Trump a pris un executive order permettant de retirer les subventions fédérales aux « cités sanctuaires ». Cette décision a été contestée en justice par la ville de San Francisco et suspendue par un juge fédéral le 25 avril 2017, mais le contentieux n’en est (là encore) qu’à ses débuts. Par ailleurs, dans l’État du Texas, le législateur a adopté une interdiction générale des « cités sanctuaires ». À l’échelle des États-Unis, on observe une fragmentation géographique des droits des étrangers : d’un côté, un groupe d’États progressistes, Californie en tête, poursuit une politique active d’aide aux « sans-papiers ». De l’autre, des États conservateurs comme le Texas tentent de rendre les conditions de vie de ces étrangers plus difficiles et d’appuyer ou d’amplifier la politique d’éloignement.

Au total, on voit bien que la protection reconnue par cet « infra-droit » est incomplète, précaire et soumise à des vicissitudes politiques et des fractures géographiques. À ces limites des garanties normatives s’ajoutent celles des mécanismes destinés à assurer le respect de ces normes.

Les limites du contrôle des juges

La jouissance des droits garantis dans le cadre de l’État de droit suppose, notamment, d’avoir un accès au juge. Une des garanties fondamentales du droit américain est le droit de judicial review, c’est-à-dire le droit de faire contrôler la constitutionnalité de toute action de l’exécutif (y compris les juridictions administratives spécialisées qui en sont l’émanation). Or, en matière de contentieux de l’immigration, ce droit a été partiellement remis en cause par une série de lois adoptées par le Congrès en 1996, et en particulier la loi Illegal Immigrant Reform and Immigrant Responsability Act (IIRAIRA). En général, le contentieux individuel de l’immigration et du séjour relève de juges administratifs spécialisés qui bénéficient de garanties d’indépendance mais sont organiquement rattachés au pouvoir exécutif et, plus exactement, à une branche du ministère de la justice (Executive Office for Administration Review) 23. En première instance, les affaires sont examinées par un juge de l’immigration, qui statue à juge unique. Les appels sont examinés par une instance collégiale, le Board of Immigration Appeals (BIA). Les décisions du BIA sont ensuite susceptibles d’un recours en judicial review auprès des cours d’appel fédérales de droit commun, c’est-à-dire du pouvoir judiciaire. À plusieurs reprises en 1996, puis à nouveau en 2005, le législateur est intervenu pour limiter l’accès au juge judiciaire de droit commun sur plusieurs points – procédé désigné sous le nom de court stripping. Il a interdit le recours devant le juge de droit commun pour les décisions d’éloignement des étrangers reconnus coupables de certains crimes. Il a grandement limité la possibilité d’avoir recours à la procédure d’habeas corpus pour saisir directement le juge judiciaire. Il a imposé des règles limitant l’étendue du contrôle opéré par les juridictions fédérales sur les décisions du BIA. Enfin, il a réduit les possibilités d’action de groupe en matière de contentieux de l’immigration 24.

De manière encore plus drastique, la loi IIRAIRA de 1996 a institué une procédure d’éloignement « accélérée » (expedited removal), par laquelle certains étrangers sont privés de la procédure suspensive de recours devant le juge administratif 25. Cette procédure s’applique, à quelques exceptions près 26, à un étranger dépourvu de document d’identité ou en possession de faux documents, ou à une personne qui n’a pas été régulièrement admise sur le territoire américain et qui ne peut justifier y avoir résidé de façon continue depuis plus de deux ans. Dans ce cas, un officier des services de l’immigration peut décider seul de l’éloignement, sans passage devant le juge administratif ou le juge de droit commun.

Jusqu’à présent, l’administration avait d’elle-même limité le recours à cette procédure aux étrangers présents depuis moins de 14 jours et se trouvant à moins de 100 milles de la frontière. Mais même avec cette restriction, le nombre de ces éloignements a beaucoup augmenté à compter des années 2000 : en 2013, ils totalisaient 193 000, soit environ 44 % du total des éloignements. Par ailleurs, une des premières mesures annoncées par Donald Trump dans la section 11(c) de l’executive order n° 13767 du 25 janvier 2017 a été de donner instruction au ministre de la justice de lever les restrictions que s’était imposées l’administration et d’appliquer cette procédure dans toute la mesure permise par la loi 27.

Les limites de l’accès au droit

L’accès au droit est une des failles majeures de l’État de droit en matière d’immigration. Ni la Constitution, ni la loi ne garantissent le droit à l’assistance d’un avocat en matière de procédures de séjour et d’éloignement 28. En effet, le droit constitutionnel à l’assistance gratuite d’un avocat dégagé par la Cour suprême dans l’affaire Gideon v. Wainwright en 1961, sur le fondement du 6e amendement, ne s’applique qu’à la matière pénale. Or, comme en France et en Europe, le contentieux des mesures d’éloignement est considéré comme un contentieux civil, la mesure d’éloignement étant qualifiée de mesure de police administrative et non de sanction pénale. Si la loi sur l’immigration prévoit que les étrangers ont le droit d’être représentés par un avocat de leur choix 29, ce droit est donc largement théorique, puisqu’il ne s’applique qu’aux étrangers ayant les moyens de recourir aux services d’un avocat. Certaines décisions de cours d’appel fédérales ont reconnu la possibilité théorique de l’assistance gratuite d’un conseil pour des étrangers particulièrement vulnérables, notamment en raison de leur âge ou de leur santé mentale, sur la base du due process of law garanti par le 5e amendement (qui s’applique indifféremment en matière civile et pénale) 30. Mais leur portée pratique est restée très limitée, ces décisions de principe n’ayant, semble-t-il, jamais reçu d’application d’espèce 31.

Depuis de nombreuses années, les conséquences de cette situation ont été dénoncées. Environ la moitié des étrangers en procédure d’éloignement ou de détermination de leur droit d’asile ne bénéficient pas de l’assistance d’un avocat 32. Ce taux est encore plus élevé pour les étrangers en détention administrative : dans une étude réalisée en 2011, dans la région de New York, 60 % des étrangers en rétention n’étaient pas assistés d’un avocat, contre 27 % de ceux comparaissant libres 33. Le taux de succès des étrangers dans les procédures les concernant dépend largement de la présence d’un avocat. D’après la même étude 34, pour un étranger comparaissant libre, le taux de succès était de 74 % avec un avocat contre 13 % sans avocat. Pour un étranger en détention administrative, il était de 18 % avec un avocat contre 3 % sans avocat. Pour les étrangers sans ressources financières, les seules possibilités d’assistance par un avocat passent par les associations, les cliniques du droit et l’assistance bénévole de certains avocats (le pro bono). Il existe des services fournissant, dans certaines conditions, une aide juridictionnelle en matière civile (les Legal Services Corporations), mais lorsqu’elles sont financées sur fonds fédéraux, ces structures n’ont pas le droit d’intervenir dans le contentieux de l’immigration – cette restriction et d’autres ont été ajoutées en 1986 sous la présidence de Ronald Reagan qui s’était affronté à de nombreuses reprises à ces services lors de son mandat de gouverneur de Californie.

Récemment, certains États et collectivités locales ont dégagé des fonds pour créer des services d’assistance juridique pour le contentieux du séjour. En 2014, par exemple, l’État de Californie avait attribué 3 millions de dollars de crédits pour l’assistance aux mineurs non accompagnés – pour la plupart d’Amérique centrale – arrêtés ou détenus à la frontière 35. L’année suivante, 15 millions de dollars ont été dégagés pour l’assistance juridique des jeunes étrangers susceptibles de bénéficier du programme DACA 36. L’université de Californie a également créé des structures pour l’accompagnement juridique de ses étudiants dépourvus de titre de séjour et pour les bénéficiaires du programme DACA. Après l’élection de Donald Trump, plusieurs États et collectivités locales, notamment en Californie, étudient la possibilité d’amplifier cet effort 37. Par ailleurs, les États fédérés et les collectivités locales ont joué un rôle majeur dans la contestation en justice des mesures prises par le président Trump : c’est l’État de Washington qui a obtenu la première mesure de suspension générale du muslim ban et l’État d’Hawaï la deuxième. La ville de San Francisco et le comté de San Clara ont, pour leur part, obtenu la suspension de la mesure retirant les fonds aux « villes sanctuaires ». Toutefois, ces contentieux stratégiques à l’initiative des États opèrent sur un plan différent et ne compensent pas l’absence d’aide juridictionnelle dans les procédures individuelles.

Aux États-Unis, comme en France, l’État de droit a ses limites et ses zones d’ombre pour les étrangers. La situation américaine présente toutefois d’importantes spécificités. La paralysie législative et les limites des possibilités de régularisation, tout d’abord, aboutissent à placer le sort de millions d’étrangers dans les mains de l’exécutif et de sa politique d’éloignement et à la création de statuts précaires, révocables à tout moment. Ce phénomène d’infra-droit n’est, bien sûr, pas propre aux États-Unis, mais il y a pris des proportions particulières, compte tenu de la taille de la population de « sans-papiers ». À l’arbitraire de la politique d’éloignement, s’ajoutent désormais les inégalités géographiques à l’intérieur du pays. Longtemps, le droit de l’immigration a été essentiellement fédéral, ce qui constituait un gage d’uniformité. Or, aussi bien les États conservateurs que progressistes, voire les municipalités, tentent désormais de jouer un rôle actif en la matière. Compte tenu de la profonde division politique du pays, on assiste ainsi à une fragmentation du sort des étrangers 38. Enfin, l’emprise limitée du droit international et l’absence de protection constitutionnelle ou législative de certains droits fondamentaux – comme le droit à une vie familiale normale ou le droit à l’assistance d’un avocat en matière civile – constituent des failles importantes de la protection substantielle et formelle. Cela ne signifie pas que les garanties juridiques des étrangers, si on les considère de manière globale, soient nécessairement moindres qu’en Europe – dans certains domaines, le système américain est plus protecteur. Mais, dans les deux cas, l’État de droit offre une protection relative, à géométrie variable. Pour l’étranger détenu plusieurs mois sans accès effectif à un avocat ou l’étudiant étranger entré encore enfant aux États-Unis mais qui peut voir son statut remis en cause à tout moment, cette protection peut paraître bien mince.



1 Les Républicains ont la majorité dans les deux chambres. Il faut toutefois préciser que la discipline de parti est généralement faible aux États-Unis. Le soutien du Congrès n’est jamais automatique et nécessite d’intenses négociations et de nombreux compromis qui passent souvent par un accord entre les deux grands partis.

2 La principale organisation de défense des droits de l’Homme aux États-Unis.

3 Dans la deuxième version du décret, l’Irak a été retiré de la liste.

4 Voir, pour la première phase de ce contentieux, Johann Morri, « Décret anti-immigration : La justice oblige le président des États-Unis à revoir sa copie », La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 2 mars 2017 : revdh.revues.org/3023.

5 Trump v. International Refugee Assistance Project, 582 U.S.__(2017) : www.supremecourt.gov/opinions/16pdf/16-1436_l6hc.pdf

6 Ibid. p. 12.

7 Voir, pour un résumé des derniers développements, Amy Howe, Court hands each side a partial victory in dispute over scope of travel ban, SCOTUSblog, 19 juillet 2017 : www.scotusblog.com/2017/07/court-hands-side-partial-victory-dispute-scope-travel-ban

8 US District Court for the Northern District of California, County of Santa Clara v. Trump, 25 avril 2017, n° 17-cv-00574-WHO : www.politico.com/f/?id=0000015b-a6d5-de92-a17b-aed55e780001

9 Sous le second mandat de Barak Obama, la priorité était donnée à l’éloignement d’étrangers ayant fait l’objet de condamnations pénales pour des faits graves. Donald Trump a élargi considérablement cette priorité. Désormais, tout étranger ayant fait l’objet d’une condamnation pénale, quelle que soit sa nature, ou même simplement accusé d’avoir commis une infraction pénale, peut désormais faire l’objet d’une telle mesure.

10 L’accueil de réfugiés aux États-Unis se fait surtout par voie de réinstallation.

11 On tiendra pour acquis que les États-Unis présentent, au même titre que la France ou d’autres États européens, les éléments constitutifs d’un État de droit. En revanche, le terme lui-même est peu utilisé aux États-Unis où on lui préfère la notion anglo-saxonne de rule of law et la notion plus spécifique de due process of law (qui désigne un ensemble de garanties procédurales et substantielles inscrites dans la Constitution américaine).

12 La déclaration des droits contenue dans les dix premiers amendements de la Constitution américaine.

13 Garantie d’une procédure régulière.

14 Chiffres cités par la cour d’appel fédérale du 9e circuit, Rodriguez v. Robbins, 28 octobre 2015, n° 13-56706, p. 6 de la version provisoire de l’arrêt, www.scotusblog.com/wp-content/uploads/2016/04/jennings-op-below.pdf

15 Chiffres repris par le Los Angeles Times, « For detained immigrants, a too-long wait for justice », 22 avril 2014 : www.latimes.com/opinion/editorials/la-ed-immigration-detention-20140423-story.html

16 Immigration and Nationality Act (INA) § 240 À (b) (1).

17 Sauf pour des périodes de moins de 90 jours qui n’ont pas atteint un total cumulé de 180 jours.

18 Ce chiffre et les données qui suivent sont celles du Pew Research Center : Jens Manuel Krogstad, Jeffrey S. Passel and D’Vera Cohn, « 5 facts about illegal immigration in the U.S. », 27 avril 2017 : www.pewresearch.org/fact-tank/2017/04/27/5-facts-about-illegal-immigration-in-the-u-s/

19 Police fédérale en charge de l’immigration.

20 Évaluation du Migration Policy Institute (MPI), un organisme non partisan qui recueille des données sur l’immigration : www.migrationpolicy.org/research/daca-four-participation-deferred-action-program-and-impacts-recipients

21 Voir, pour un historique de la question, l’article de Bill Ong Hing, « Immigration Sanctuary Policies : Constitutional and Representative of Good Policing and Good Public Policy », UC Irvine Law Review, vol. 2, 2011 [en ligne] : scholarship.law.uci.edu/cgi/viewcontent.cgi ?article=1043&context=ucilr

22 Stephen Dinan, « Number of sanctuary cities nears 500 », The Washington Times, 14 mars 2017 : www.washingtontimes.com/news/2017/mar/14/number-sanctuary-cities-nears-500-report/

23 Au départ, il s’agissait d’un système d’« administrateur juge », qui a progressivement évolué vers une forme de juridiction administrative.

24 Voir, Kevin Johnson et. al., Understanding Immigration law, 2009, p. 212-217.

25 Voir, pour une description générale de cette procédure : www.americanimmigrationcouncil.org/research/primer-expedited-removal, ainsi que la note juridique de la National Lawyers Guild, Expedited removal : what has changed since executive order no. 13767, border security and immigration enforcement improvements (issued on january 25, 2017), 20 février 2017 : www.nationalimmigrationproject.org/PDFs/practitioners/practice_advisories/gen/2017_17Feb-expedited-removal.pdf

26 Notamment pour les demandeurs d’asile et les mineurs.

27 Pour l’instant, il semble que les mesures d’application pour lever ces restrictions n’aient pas été prises.

28 Voir Kevin Johnson et. al., op. cit, p. 338-339 et la note de synthèse du service de documentation du Congrès : Kate Manuel, Congressional research service, Aliens’ Right to Counsel in Removal Proceedings, 2016 : https://fas.org/sgp/crs/homesec/R43613.pdf

29 INA §240 (b)(4)(a)

30 Voir les references citées dans Kate Manuel, Aliens’ Right to Counsel in Removal Proceedings, p. 8-9, op. cit.

31 Ibid., p. 9

32 Chiffre cité par Lucas Guttentag et Ahilan Arulanantham, “Extending the promise of Gideon : Immigration, Deportation and the Right to Counsel”, Human Rights Magazine, American Bar Association, 2013, Vol. 39, n° 4, www.americanbar.org/publications/human_rights_magazine_home/2013_vol_39/vol_30_no_4_gideon/extending_the_promise_of_gideon.html

33 New York Immigrant Representation Study, Part II, p. 11 : www.cardozolawreview.com/content/denovo/NYIRS_ReportII.pdf

34 Ibid. p. 12 et suivantes.

35 Voir Jasmine Ulloa, “California lawmakers want to provide attorneys to immigrants facing deportation. But who gets the help ?”, Los Angeles Times, 2 mars 2017 : www.latimes.com/politics/la-pol-sac-california-legal-immigrant-defense-20170302-htmlstory.html

36 Id.

37 Id.

38 En général, les municipalités des grandes villes, souvent démocrates, sont beaucoup plus favorables aux étrangers que celles des zones rurales.

II. Les juges à l’épreuve du terrain

Sensibles aux discours de l’Aide sociale à l’enfance, les juges des enfants se sont montrés de plus en plus suspicieux et exigeants en matière de preuve.

Les études de cas rassemblées ici visent à expliquer le caractère illusoire du contrôle juridictionnel en analysant les processus à l’œuvre de façon plus approfondie. Une des causes majeures de la réticence à donner tort à l’administration tient à la connivence trop souvent constatée entre celui qui juge et celui qui agit. Cette connivence peut être d’ordre « intellectuel » lorsque les préoccupations de l’administration déteignent sur les modes de raisonnement et les décisions du juge. Mais une entente implicite peut naître aussi des rapports trop étroits noués entre l’organe de contrôle et l’organe contrôlé.

Sont d’abord évoqués les services rendus aux préfets par les parquets en délivrant à la police des réquisitions destinées à faciliter la chasse aux sans-papiers grâce à des contrôles d’identité discriminatoires pratiqués en toute impunité. Alors que l’intervention de l’autorité judiciaire a, en principe, pour objectif d’encadrer l’action policière afin d’en limiter les abus potentiels, c’est au processus inverse que l’on assiste ici.

Le deuxième exemple pointe les dérives dans l’attitude des juges chargés des questions de nationalité, à l’unisson de la tendance générale à la fermeture observée dans ce domaine. Emboîtant le pas aux parquets et sans craindre les revirements de leur propre jurisprudence, ils acceptent de s’embarquer dans la traque à ces Français généralement issus de l’immigration coloniale qu’on rechigne à considérer comme des Français à part entière et qui se trouvent ainsi placés sur un « siège éjectable ».

Un autre motif, encore, de s’alarmer de la démission des juges concerne l’évolution de la jurisprudence des plus hautes juridictions françaises mais aussi des cours européennes en matière d’accès aux prestations sociales. Il fut un temps où ces juridictions n’hésitaient pas à faire prévaloir l’exigence d’égalité face aux discriminations inscrites dans les textes. Cette résistance n’est plus de mise et, de plus en plus souvent, leurs décisions confortent, au lieu de les contrarier, les restrictions apportées par le législateur ou l’administration à la jouissance des droits sociaux par les étrangers.

S’agissant des mineurs étrangers isolés, enfin, une des raisons pour lesquelles le juge des enfants en vient à oublier sa mission de protection de l’enfance en danger tient à ce qu’il partage trop souvent la réticence – pour ne pas dire la résistance – des services de l’Aide sociale à l’enfance – dont il dépend pour la mise en œuvre de ses décisions – à accueillir des mineurs étrangers. Ainsi se montre-t-il de plus en plus suspicieux et exigeant en matière de preuve de la minorité, soutenu, du reste, en ce sens par les juridictions supérieures.

Les dérives engendrées par les contrôles d’identité ont suscité ces dernières années une série de réactions : mobilisation du côté associatif, prises de position fermes de la part de plusieurs institutions, comme le Défenseur des droits et la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, et même quelques vaines promesses vite oubliées 1.

Plusieurs études 2 ont confirmé, dans le même temps, ce que l’observateur des pratiques policières sait depuis longtemps : que ce sont trop souvent des éléments tenant à l’apparence de la personne et/ou à « la croyance, vraie ou supposée, de son appartenance à une nation ou une race » qui déclenchent les opérations policières de cette nature. Les interpellations touchent de façon privilégiée deux franges de la population : les jeunes ou moins jeunes issus des quartiers populaires et/ou circulant dans certains espaces urbains, victimes de contrôles au faciès, et les personnes perçues comme étrangères et pistées dans le cadre de la lutte contre l’immigration irrégulière.

À côté d’une réglementation générale des contrôles d’identité, des règles propres aux étrangers articulent l’opération de contrôle d’identité avec la vérification du droit de circuler et de séjourner en France. C’est cette chasse aux sans-papiers pour les éloigner de France, avec, comme premier maillon de cette procédure coercitive, les contrôles d’identité, qui retiendra ici notre attention.

Les contrôles d’identité constituent en effet une très bonne illustration de la faillite de l’État de droit, et ceci à un double niveau :

  • au niveau d’abord de la réglementation elle-même, parce qu’elle donne à la police – et aux autres agents contrôleurs que sont les gendarmes, les agents assermentés des entreprises de transports et des douanes – un cadre légal très étendu pour agir. Cette marge d’action interroge le respect de la liberté d’aller et venir, en particulier pour les personnes étrangères ou présumées telles. Évidemment, l’étendue de ce dispositif – et donc la liberté de procéder à des contrôles – emporte des incidences sur la possibilité d’intervenir utilement devant le juge pour faire constater des abus. Dans la mesure où cette réglementation traite différemment étrangers et nationaux, elle heurte par ailleurs de front le principe de non-discrimination ;
  • au niveau d’une action devant le juge – un juge au demeurant difficile à identifier – pour faire valoir les illégalités commises au cours des contrôles d’identité et des vérifications de la situation administrative. C’est alors le droit à un contrôle effectif qui est ici à nouveau questionné. Deux situations peuvent se présenter à l’issue d’un contrôle d’identité : ou bien le contrôle a débouché sur des suites judiciaires ou administratives, et la question de la régularité de l’opération pourra être débattue devant un juge, indépendamment des chances réelles d’obtenir sa remise en cause ; ou bien le contrôle n’a pas eu de suites, et le recours au juge est bien illusoire quand bien même des arrêts du 9 novembre 2016 3 rendus par la Cour de cassation ont ouvert quelques perspectives en reconnaissant la possibilité d’engager la responsabilité civile de l’État pour discrimination.

Le propos, ici, n’est pas de revisiter la totalité du dispositif juridique qui régit les opérations de contrôle mais de cibler les spécificités liées à la population étrangère en s’intéressant plus spécialement au trio représenté par l’étranger, le policier et le procureur, qui permet de les mettre en lumière. Nous nous intéresserons ici aux opérations menées sur réquisitions du procureur de la République. Le législateur les a installées dans le paysage juridique avant de les présenter comme indispensables. Mais l’heure de leur remise en cause a – peut-être – sonné.

La mise en place du « trio infernal »

La réglementation sur les contrôles d’identité, apparue avec la loi du 2 février 1981 et revue à la marge en 1983 puis en 1986, est entrée dans une nouvelle ère en 1993 avec l’apparition simultanée, dans le code de procédure pénale, des opérations effectuées sur réquisitions du ministère public et des contrôles dits frontaliers, instaurés à titre de contrepartie de la suppression des contrôles aux frontières internes de l’espace Schengen.

La possibilité d’agir sur réquisitions du procureur de la République a été mise en place par la loi du 10 août 1993 : « Sur réquisitions écrites du procureur de la République aux fins de recherche et de poursuite d’infractions qu’il précise, l’identité de toute personne peut être également contrôlée, selon les mêmes modalités, dans les lieux et pour une période de temps déterminés par ce magistrat. Le fait que le contrôle d’identité révèle des infractions autres que celles visées dans les réquisitions du procureur de la République ne constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes » (code de procédure pénale, art. 78-2, al. 7 dans sa rédaction actuelle).

Qu’en a dit le Conseil constitutionnel, alors saisi ? Selon lui, la disposition n’est pas contraire à l’article 66 de la Constitution qui fait du juge judiciaire le gardien de la liberté individuelle… Le Conseil se retranche derrière le fait que le législateur a confié à un magistrat de l’ordre judiciaire, le procureur de la République, la « responsabilité de définir précisément les conditions dans lesquelles les procédures de contrôle et de vérification d’identité qu’il prescrit doivent être effectuées » 4, pour lui accorder son examen de passage. Le Conseil constitutionnel assimile donc le procureur de la République à un juge judiciaire au sens de l’article 66. C’est – on le sait – fort contestable au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme 5.

Pourquoi ce nouveau dispositif, précédant de quelques semaines une réforme substantielle du droit des étrangers 6 ? Une telle proximité temporelle n’est pas le fruit du hasard : le législateur voulait donner à la police un moyen commode d’interpeller les sans-papiers. Pour justifier l’adoption de ce nouveau cadre pour les contrôles d’identité, le rapport fait au nom de la commission des lois du Sénat 7 mentionne l’intérêt qu’il peut revêtir pour la recherche de certaines infractions et en particulier pour dépister les séjours irréguliers. On y précise par exemple qu’au premier semestre 1993, 4 620 étrangers ont été interpellés à la suite d’un contrôle d’identité mais ont dû être remis en liberté : soit parce qu’après vérification, le séjour était régulier (sic) ; soit – trop souvent – par suite de l’absence de base légale du contrôle dans le cadre de la législation actuelle.

Les contrôles d’identité autorisés par le procureur doivent ainsi permettre de rechercher certaines infractions. Lesquelles ? La circulaire d’application du 21 octobre 1993 mentionne celles relatives à l’entrée et au séjour des étrangers en France parmi les infractions dont ces nouveaux contrôles sont censés favoriser le constat. L’usage de réquisitions pour chasser les sans-papiers a été relativement discret jusqu’au milieu des années 2000 8 et jusqu’à cette circulaire remarquable et remarquée du 21 février 2006 relative aux conditions de l’interpellation des étrangers en situation irrégulière, invitant les parquets à « organiser des opérations de contrôles ciblés, par exemple à proximité des logements foyers et des centres d’hébergement ou dans des quartiers connus pour abriter des personnes en situation irrégulière ». Force est de constater que l’appel a bien été entendu par certains parquetiers. Le collectif Uni-e-s contre l’immigration jetable (Ucij) 9, constitué pour lutter contre la future loi Sarkozy de 2006 relative à l’immigration et à l’intégration, tentera de contester le recours à ces contrôles sur réquisitions qui s’organisent alors autour de foyers. En vain : le Conseil d’État, saisi d’une demande en annulation de cette étrange circulaire par plusieurs organisations (LdH, Fasti, Cimade, Syndicat de la magistrature, Gisti…), ne trouvera rien à lui reprocher 10. On peut lire dans sa décision que « l’objectif assigné aux parquets consiste à lutter contre l’immigration irrégulière, laquelle constitue une dimension de la politique pénale ». Cette phrase est à méditer à l’heure où le législateur a dépénalisé le séjour irrégulier.

L’analyse des décisions rendues par le juge des libertés et de la détention (JLD), où est en jeu la prolongation de la rétention administrative des étrangers en instance de départ forcé, révèle le constant usage qui est fait de ces réquisitions pour interpeller et trier les migrants et les exilés, pour ensuite éloigner celles et ceux qui ne sont pas désirés. Encore, ces décisions de justice ne constituent-elles que la partie émergée de l’iceberg : à côté de ces audiences où les étrangers, par l’intermédiaire de leurs avocats plus ou moins aguerris à ces procédures, tentent de faire valoir l’illégalité de leur interpellation, des milliers de contrôles d’étrangers restés sans suite (ou avec suite mais sans passage devant le juge) les entravent dans leur liberté d’aller et venir, voire les empêchent d’aller travailler, pris dans la nasse d’une opération massive.

Il convient ici de faire observer l’absence de bilans et plus généralement de données chiffrées permettant d’avoir une idée des pratiques et de l’utilité des opérations. Ces données ont été sans succès réclamées au ministère de la justice. Pour avoir quelques éléments en la matière, il faudrait pouvoir assurer la traçabilité des contrôles d’identité. Elle a été demandée par le Défenseur des droits. Elle pourrait prendre, comme l’appelle de ses vœux le collectif Pour en finir avec les contrôles au faciès 11, la forme de récépissés, avec la remise d’une attestation aux personnes contrôlées, la police conservant un double.

Les opérations menées sous couvert de réquisitions donnent à la police une liberté d’action que le juge ne peut guère remettre en cause et qui entrave donc l’effectivité de son contrôle. Dès lors que le procureur définit un périmètre et une durée pour intervenir, les agents peuvent procéder aux interpellations sans avoir besoin de justifier davantage les raisons qui les amènent à contrôler l’un plutôt que l’autre. Les contrôles effectués dans ce cadre conduisent à des pratiques discriminatoires ; ils les favorisent même directement lorsque l’objectif – affiché ou non dans les réquisitions – est de rechercher des personnes sans papiers. Il y a une connivence évidente entre le procureur et la police dans ce type d’opérations. Cette connivence, les avocats peuvent difficilement l’invoquer devant le juge alors même qu’il est acquis que dans bien des cas ces réquisitions sont délivrées à la demande de la police, que les lieux et les temps des opérations de contrôle sont définies par les autorités policières avec l’assentiment du procureur.

Dans son avis du 8 novembre 2016 portant sur la « prévention des pratiques de contrôle d’identité discriminatoires et/ou abusives », la Commission nationale consultative des droits de l’Homme indique qu’en « précisant les infractions à rechercher, le procureur est censé éviter que les contrôles ne soient déclenchés de façon purement aléatoire. […] Cependant, la loi dispose expressément que le fait que les contrôles révèlent des infractions autres que celles initialement visées ne constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes. Aussi, la réquisition peut facilement être détournée à d’autres fins ». Et la CNCDH de conclure : « Il n’est pas rare que les réquisitions soient délivrées à la demande des autorités de police et que la détermination des lieux et des périodes des contrôles s’effectuent en concertation avec ces dernières. » Cette « concertation » pose question : elle est de nature de toute évidence à produire des dérives, des détournements de procédure et des pratiques déloyales, que le juge peut déceler à l’occasion mais non sans difficulté 12.

Le Défenseur des droits a également pointé les opérations de contrôle menées sur réquisitions en insistant sur l’insuffisance de contrôle a priori par le parquet et a posteriori par le juge puisque la plupart des opérations échappent à son contrôle : « En l’absence de mécanisme de contrôle du fait de la demande croissante de réquisitions par les forces de l’ordre, leur enchaînement systématique revient à généraliser dans certaines zones les pratiques des contrôles d’identité discrétionnaires, puisque réalisés indépendamment du comportement de la personne 13. »

Un exemple de pratiques contestables

Le procureur de la République de Créteil autorise le 28 novembre 2016 des contrôles d’identité entre 9 h 30 et 11 heures sur la commune de Villeneuve-Saint-Georges – dans la gare, ses divers accès, ses dépendances, ses parkings ainsi que dans les rames RER de la ligne D. Les réquisitions indiquent que « les contrôles pourront concerner les personnes se trouvant dans les conditions de temps et de lieu fixées par les présentes réquisitions ».

Les réquisitions commencent par rappeler que, du 30 septembre au 19 octobre, les autorités chargées de la sécurité publique de Villeneuve-Saint-Georges ont enregistré sur le secteur des « infractions au séjour des étrangers ». Et donc, cela « justifie une opération de contrôle d’identité afin de rechercher et d’identifier les auteurs des infractions susvisées ». Mais si ce sont vraiment les infractions à la législation sur les étrangers que l’on recherche, force est de s’interroger, puisque le séjour irrégulier ne constitue plus un délit depuis la loi du 31 décembre 2012*. Ceci explique sans doute que le procureur, qui ne pouvait évidemment pas l’ignorer, ait gonflé artificiellement la liste des infractions recherchées en ajoutant aux infractions à la législation sur les étrangers prévues aux articles L. 611-1 et suivants du Ceseda** huit autres catégories d’infractions prévues par le code pénal et le code de sécurité intérieure. L’opération a permis d’interpeller quatre personnes en situation irrégulière.

* Voir infra : QPC du 18 octobre 2016.

** Disposition qui porte d’ailleurs sur les modalités du contrôle et pas sur les infractions elles-mêmes…

Le législateur va progressivement imaginer de nouveaux types d’opérations de contrôle d’identité susceptibles d’être réalisées dans le cadre de réquisitions. Ainsi, en 1997 14, il a mis en place les réquisitions aux fins de contrôle sur les lieux de travail pour lutter contre l’emploi dissimulé et le recours à des étrangers non autorisés à exercer une activité salariée en France, comportements constitutifs de délits. Selon l’article 78-2-1 du code de procédure pénale, sur réquisitions du procureur de la République, la police est habilitée à entrer dans les locaux de travail pour, notamment, contrôler l’identité des personnes occupées, dans le seul but de vérifier qu’elles figurent sur le registre unique du personnel ou qu’elles ont fait l’objet des déclarations obligatoires. Cette possibilité continue de nourrir l’amalgame entre travail dissimulé et emploi d’étranger sans titre, les deux situations ne se confondant pas, même si les travailleurs sans papiers sont condamnés, du fait de la législation, à cette forme d’emploi.

La loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne a complété la panoplie en instituant les réquisitions dans le cadre de la lutte contre la grande criminalité et les actes terroristes. L’article L. 78-2-2 du code de procédure pénale en prévoit l’usage pour des infractions strictement énumérées (terrorisme, détention d’armes de guerre ou d’explosifs, trafic de stupéfiants, etc.), l’opération pouvant s’étendre sur une période de 24 heures et inclure, outre des contrôles d’identité, l’immobilisation et la visite des véhicules ainsi que la fouille des bagages.

Loin d’écouter les voix qui lui réclament de modifier la réglementation, semblant ignorer les pratiques de contrôles discriminatoires qui se sont encore développées sous couvert de la « crise migratoire », avec des réquisitions autour des gares, des lieux de vie des exilés ou encore dans les trains, le législateur a encore étendu les compétences territoriales du procureur lorsque les réquisitions sont exécutées à bord d’un train. L’article 78-7 du code de procédure pénale, issu de la loi du 22 mars 2016 sur les incivilités dans les transports, attribue ainsi compétence au procureur de la République du lieu où se situe la gare de départ pour prendre des réquisitions en vue des contrôles et des vérifications mis en œuvre dans le train durant son trajet. Le même article organise les compétences respectives des procureurs de la République des lieux de départ et d’arrivée lorsqu’ils se situent hors du territoire national.

Vers une remise en cause des contrôles sur réquisitions ?

Les contrôles sur réquisitions utilisés pour interpeller les personnes étrangères sans papiers constituent des outils commodes auxquels les pouvoirs publics ne souhaitent pas renoncer. Toutefois leur usage détourné – car ils ne servent pas à rechercher et poursuivre des infractions – a fini par gêner les autorités judiciaires et constitutionnelles.

Alors que toutes les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) initiées depuis 2011 dans le domaine des contrôles d’identité avaient jusqu’alors échoué, la chambre criminelle de la Cour de cassation a enfin accepté d’en soumettre deux au Conseil constitutionnel en octobre 2016. Elles portent sur les opérations de contrôle menées dans le cadre de réquisitions prises sur le fondement des articles 78-2 (droit commun) et 78-2-2 (grande criminalité et terrorisme) et questionnent l’articulation entre contrôle d’identité et vérification de la situation administrative. Plusieurs organisations membres du collectif Pour en finir avec les contrôles au faciès se sont portées intervenantes volontaires devant le Conseil.

La première QPC interroge de façon classique la conformité de ces opérations aux articles 4, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’Homme consacrant la liberté individuelle, le principe d’égalité et la nécessité d’assurer la garantie des droits, ainsi qu’à l’article 66 de la Constitution. La question était ainsi posée : les dispositions en cause empêchent-elles « le juge d’opérer un contrôle effectif des circonstances et des motifs ayant justifié le contrôle d’identité » et permettent-elles « ainsi qu’il soit procédé à des contrôles d’identité généralisés et discrétionnaires, voire discriminatoires ? ».

La seconde QPC articule la problématique des contrôles d’identité avec celle du contrôle du séjour 15 : les dispositions du Ceseda permettent aux autorités de police de procéder au contrôle du droit au séjour d’un étranger et à son placement en retenue à l’issue d’un contrôle d’identité sur réquisitions réalisées sur le fondement des articles 78-2 al. 7 et 78-2-2 ; mais prévoient-elles un « contrôle suffisant par le juge judiciaire des circonstances et des motifs ayant justifié le contrôle d’identité et donc des conditions dans lesquelles la qualité d’étranger de la personne interpellée est apparue » ?

Le nouveau contexte entourant les contrôles d’identité : la dépénalisation du séjour

La Cour de cassation s’est attachée à mettre en évidence le nouveau contexte entourant les opérations de contrôle d’identité, faisant ainsi valoir qu’il s’agissait de circonstances nouvelles justifiant la transmission des deux questions, alors même que le Conseil constitutionnel avait déjà examiné – et retenu - la constitutionnalité des dispositions en cause 16. Ce nouveau contexte tient à la dépénalisation du séjour irrégulier opérée par la loi du 31 décembre 2012 17. L’entrée irrégulière sur le territoire national reste pour l’instant un délit dans la loi interne, mais elle a vocation à subir le même sort, pour les mêmes raisons d’incompatibilité avec le droit de l’Union européenne 18. Dès lors que les situations de séjour irrégulier ou d’entrée irrégulière échappent au champ pénal, il paraît clair qu’elles ne peuvent plus motiver formellement la délivrance de réquisitions aux fins de contrôles.

La décision du Conseil constitutionnel était d’autant plus attendue que la Cour de cassation avait rappelé, à l’occasion de deux arrêts rendus le 23 novembre 2016 19, le rôle limité du juge dans son contrôle des opérations effectuées sur réquisitions : il n’a pas à exiger que les réquisitions organisent elles-mêmes le caractère aléatoire et non systématique des interpellations dans le périmètre désigné et pendant la période fixée ; il ne peut pas davantage se prononcer sur la politique pénale mise en œuvre par le parquet et la pertinence des infractions visées par les réquisitions…

Certains ont qualifié pudiquement la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 24 janvier 2017 20 de « décision en demi-teinte », tandis que d’autres ont parlé d’occasion ratée 21. L’inconstitutionnalité des dispositions permettant les contrôles sur réquisitions n’est pas retenue. Toutefois, le Conseil les accompagne de trois réserves d’interprétation : en premier lieu, la détermination du périmètre et des périodes doit être en lien avec la recherche des infractions visées par les réquisitions ; en deuxième lieu, le respect de la liberté d’aller et venir empêche les cumuls de réquisitions qui conduisent à généraliser les contrôles dans certains espaces ; enfin, les réquisitions ne peuvent pas avoir pour finalité le contrôle de la régularité du séjour.

La lecture de cette décision suscite immédiatement deux remarques. La première tient au silence du Conseil sur le caractère potentiellement discriminatoire de ces opérations articulant contrôles d’identité et vérification du séjour. La seconde consiste à s’interroger sur la portée pratique de ces réserves d’interprétation.

Devant les juges des libertés et de la détention, des avocats se sont rapidement emparés de cette décision et en particulier de la première réserve d’interprétation. Ainsi certains sont-ils parvenus à obtenir que le contrôle d’identité soit déclaré irrégulier lorsque ni les réquisitions, ni le procès-verbal, ni les autres éléments du dossier ne permettaient d’établir un lien entre les lieux et les périodes visés et les infractions recherchées 22. Les lignes jurisprudentielles des cours d’appel demeurent fluctuantes. En attendant, peut-être, une prise de position courageuse – et digne d’un État de droit – de la Cour de cassation. Cette dernière ne vient-elle pas de rappeler au juge – JLD et cour d’appel – qu’il doit examiner le caractère éventuellement discriminatoire d’une interpellation lorsque la victime de l’opération le lui demande 23 ?

Certes les contrôles d’identité sur réquisitions sont toujours en place, mais ils commencent à vaciller.



1 L’une des promesses faites en 2012 par le candidat Hollande était de lutter « contre le délit de faciès lors des contrôles d’identité avec une nouvelle procédure respectueuse des citoyens » (promesse n° 30).

2 Voir en particulier, I. Goris, F. Jobard, R. Lévy, « Police et minorités invisibles : les contrôles d’identité à Paris », rapport Open Society Institute, 2009.

3 C. cass. civ. 1re, 9 novembre 2016, n° 15-24207, 15-24208, 15-24209, 15-24210, 15-24211, 15-24212, 15-24213, 15-24214, 15-25872, 15-25873, 15-25875, 15-25876 et 15-25877.

4 DC n° 93-923 du 5 août 1993.

5 Pour la Cour européenne des droits de l’Homme, le ministère public n’est pas une autorité judiciaire au sens de l’article 5 de la CEDH (Cour EDH 10 juillet 2008, Medvedyev c/ France). La chambre criminelle de la Cour de cassation partage cette analyse, relevant qu’il ne présente pas les garanties d’indépendance et d’impartialité requises pour être considéré comme une autorité judiciaire (Cass. crim. 15 décembre 2010, pourvoi n° 10-83674 ; Bull. crim. n° 207).

6 Réforme opérée par la loi dite « Pasqua » du 24 août 1993.

7 Rapport de Christian Bonnet, au nom de la commission des lois, n° 381 (1992-1993).

8 C’est en septembre 2005 que le recours aux réquisitions pour rechercher et interpeller les personnes étrangères en situation irrégulière se généralise à Paris.

9 Uni-e-s contre l’immigration jetable.

10 CE, 7 février 2007, n° 292607.

11 Ce collectif rassemble plusieurs organisations parmi lesquelles le Mrap, le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France, Human Rights Watch, Open Society Institute, le Gisti…

12 Voir, par exemple, C. cass., civ. 1re, 3 février 2010, pourvois n° 08-21.419, 08-21.421 et 08-01422 ; Bull. I n° 29.

13 Décision du Défenseur des droits n° MSP-MDS-MLD 2015-021 du 3 février 2015 : intervention devant la cour d’appel de Paris dans le cadre du contentieux en responsabilité de l’État pour contrôles au faciès.

14 Loi n° 97-396 du 24 avril 1997 portant diverses dispositions relatives à l’immigration.

15 Ceseda, art. L. 611-1 et L. 611-1-1.

16 Cons. const., déc. n° 93-323 DC, 5 août 1993, préc.

17 Loi n° 2012-1560 relative à la retenue pour vérification du droit au séjour.

18 CJCE, 7 juin 2016, C 47/15 ; C. cass., civ. 1re, 9 novembre 2016, pourvoi n° 13-28349.

19 Pourvois n° 15-50106 et 15-27812.

20 DC n° 2016-606/607.

21 Jean-Baptiste Perrier, « Les contrôles d’identité discriminatoires et le satisfecit du Conseil constitutionnel », AJ Pénal 2017 p. 239 ; Christophe Pouly, « Décision 2017-606/607 du 24 janvier 2017 », Constitutions, 2017 p. 139.

22 Voir par exemple, CA Douai 27 février 2017, n° RG 17/00403 ; CA Aix-en-Provence 6 juin 2017, n° 17/00483.

23 C. cass. civ., 17 mai 2017, pourvoi n° 16-15229. Il ne suffira pas en pratique d’invoquer ce moyen pour qu’il soit examiné, mais certaines circonstances – comme le fait que les réquisitions ont permis d’arrêter seulement quelques sans-papiers – peuvent contraindre la police à devoir s’expliquer sur les critères à l’œuvre pour opérer les interpellations dans le périmètre autorisé.

Les juges qui traquent les Français… pas assez français

Stéphanie Calvo avocate au barreau de Paris

Le rappel de quelques principes fondateurs du droit de la nationalité est ici nécessaire pour circonscrire la problématique et les enjeux que recouvre la chasse aux « faux » Français illustrant nos interrogations sur l’État de droit. Nous décrypterons ensuite les mécanismes juridiques par lesquels le juge, abandonnant son rôle de garant du respect des règles de droit, devient le complice d’une conception idéologique de la nationalité française, dans le cadre d’un droit d’exception réservé aux Français indésirables.

Des Français moins français que d’autres

Lorsqu’est abordée la question de la nationalité française en lien avec le droit des étrangers, c’est immédiatement la question de la naturalisation et de ses enjeux, anciens et actuels, qui vient à l’esprit.

Paul Lagarde, dans son ouvrage de référence sur la nationalité, en rappelle les principes : c’est « l’octroi discrétionnaire par un État de la nationalité de cet État à l’étranger qui la demande. Cette source d’acquisition de la nationalité française […] réside essentiellement dans une décision discrétionnaire du gouvernement. L’étranger qui sollicite la naturalisation, à la différence de celui qui exerce une faculté de réclamation, n’a aucun droit à devenir Français. Il ne présente d’ailleurs, de par sa filiation ou son lieu de naissance, aucune attache avec la France et se prévaut simplement d’un certain temps de résidence en France pour solliciter du gouvernement la faveur de devenir Français 1 ».

Chacun de ces mots a son importance : la naturalisation est conçue comme une faveur et non comme un droit ; elle relève du pouvoir discrétionnaire du gouvernement et procède donc d’une compétence régalienne ; elle est octroyée par un décret signé du Premier ministre. Ces « marqueurs » de la naturalisation sont le fruit de son histoire, en lien étroit avec la situation démographique, politique et bien évidemment militaire de la France. Ils déterminent aussi son régime juridique 2 et l’ordre juridictionnel dont relève son contentieux.

L’étranger qui postule à la naturalisation doit justifier d’un certain temps de présence en France et présenter, surtout, des garanties « d’assimilation à la communauté française » (code civil, art. 21-24) comme de connaissance de la langue française. Ces critères, énoncés par les textes, sont connus et en apparence consensuels. Ils masquent néanmoins, depuis plusieurs années, des refus de naturalisation aussi fantaisistes qu’arbitraires, témoins du lien étroit entre politique d’immigration et droit de la nationalité 3.

On peut déplorer cet état de fait, il n’en constitue pas moins la réalité et il intervient dans le cadre d’une législation qui le permet : il faut répéter ici que la naturalisation est pensée comme une faveur et non comme un droit. Instruite dans un cadre préfectoral et ministériel 4, la décision prise, si elle est négative, peut faire l’objet d’un recours devant le tribunal administratif de Nantes, donc devant le juge administratif qui, en la matière, exerce un contrôle restreint et rappelle souvent que le fait pour une personne de remplir les conditions légales de la naturalisation ne donne pas au demandeur le droit de l’obtenir.

Si le caractère discrétionnaire de la naturalisation confine trop souvent à un arbitraire administratif, la dénonciation de la faillite de l’État de droit n’est toutefois pas pertinente dans ce contexte, dès lors qu’il est admis que le demandeur ne peut se prévaloir d’aucun droit et que la naturalisation demeure une prérogative exclusive du pouvoir exécutif, à peine encadrée par le juge administratif.

En se penchant sur le contentieux judiciaire, en revanche, on découvre une dimension moins connue du droit de la nationalité qui affecte pourtant un nombre non négligeable de personnes et qui offre une illustration pertinente du déni des garanties et valeurs prétendument défendues dans un État de droit.

Beaucoup de Français ne savent pas comment et pourquoi ils sont Français, juridiquement parlant. Ils font renouveler leurs papiers, carte d’identité et passeport, tous les dix ou quinze ans, sans redouter plus avant cette formalité. Tel n’est pas le cas de ceux qui, dans leur histoire personnelle, présentent ce que le droit appelle – pudiquement… – des « éléments d’extranéité », expression qui renvoie de façon subliminale à une origine étrangère.

Sont concernés à titre d’exemple, et sans que l’inventaire soit exhaustif, les enfants nés à l’étranger d’un parent français, les enfants nés en France de parents étrangers, les Français par mariage, par adoption, ou encore les enfants abandonnés, recueillis notamment par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et qui ont vocation à devenir français 5. Ainsi sont visés peu ou prou tous les Français venus de l’étranger, Français de droit par l’effet de la loi mais qui ne sont pas issus d’une « immigration choisie », tous ceux que l’histoire, les migrations, les décolonisations ont fabriqués, tous ceux qui sont visés par les tenants d’une identité nationale que l’on prétend menacée.

Ces Français-là sont toujours et encore sommés de justifier de leur appartenance et de leur allégeance. Perçus avant tout non pas comme victimes de discrimination mais comme des « faux » ou des « moins » Français, ils constituent cette catégorie de Français de naissance binationaux que visait le projet d’extension de la déchéance de nationalité imaginé à la fin de l’année 2015 dans la foulée des attentats terroristes. En résumé, il s’agit de Français auxquels il sera dit : « Prouvez-le. » C’est sur cette question de la preuve de la nationalité française que vient se greffer l’interrogation sur la réalité de l’État de droit.

Proclamer un droit ne suffit pas : encore faut-il qu’il soit effectif. Pour assurer cette effectivité, il faut parfois mettre en place des politiques publiques, économiques ou sociales. Mais, pour les individus, elle dépend aussi, de manière encore plus tangible et concrète, du rôle sanctionnateur et régulateur du juge qui vient – ou pas – leur « donner raison ».

Or ce rôle en matière de nationalité, s’agissant plus spécifiquement de la preuve, se trouve privé de toute efficience. Pourquoi ?

Quand la preuve vient tuer le droit, la question du juge complice

Comment prouve-t-on sa nationalité française ? Si la production d’un passeport ou d’une carte nationale d’identité française suffit, dans la vie courante, à établir la qualité de ressortissant français, ces documents ne constituent pas des « preuves » de la nationalité française, au mieux des présomptions. Pour les personnes devenues françaises par naturalisation, la production d’une copie du décret qui leur a attribué la nationalité française leur permet d’établir facilement leur qualité de Françaises. Mais, paradoxalement, pour les Français « de droit », qui le sont par l’effet de la loi, la nationalité est souvent plus difficile à prouver ; et, dans un certain nombre de cas, on leur demandera de produire un « certificat de nationalité française », document officiel établissant la qualité de ressortissant français. Cette formalité est inégalement exigée : dans la pratique, c’est le plus souvent à celui qui compte dans son histoire personnelle ou son parcours un « élément d’extranéité » qu’on va réclamer la production de ce document.

Un des paradoxes du droit de la nationalité est que ce certificat, qui fera la preuve que son titulaire est ressortissant français, est délivré par le greffier en chef de certains tribunaux d’instance car tous ne sont pas habilités à cet effet (code civil, art. 31 à 31-3). Ainsi, alors même que la détermination de ses nationaux est, dans l’ordre juridique international, un des éléments de la souveraineté étatique, cette prérogative est ici reconnue à l’ordre judiciaire et non administratif, selon la traditionnelle césure du droit français.

Cette « anomalie » s’explique par l’idée que la nationalité est aussi un élément de l’« état des personnes » qui relève traditionnellement de la compétence des tribunaux judiciaires. Le certificat de nationalité a donc une nature hybride : « En délivrant le certificat, le greffier en chef du tribunal d’instance agit comme agent du pouvoir exécutif et non comme organe juridictionnel. Dans l’exercice de cette fonction, il relève donc administrativement de la Chancellerie et ne peut recevoir d’instructions que d’elle seule 6. »

Dépendant hiérarchiquement du bureau de la nationalité du ministère de la justice, le greffier, dans le cadre de la délivrance des certificats de nationalité, est donc l’agent des politiques publiques en la matière et agit sans la protection et les garanties d’indépendance institutionnellement reconnues à l’autorité judiciaire.

Un autre problème naît de ce que les délais de traitement de la demande ne sont pas régis par le principe du droit administratif selon lequel le silence gardé par l’administration – pendant deux mois, en règle générale, quatre mois parfois – fait naître une décision implicite de rejet qui ouvre la possibilité d’engager un contentieux. Il en résulte des délais de traitement généralement excessivement longs, de plusieurs mois voire plusieurs années, dans un cadre juridique minimal, très flou, puisqu’encadré par de simples circulaires 7, sans liste précise de pièces à fournir. Tout ceci ouvre la porte à un arbitraire parfois kafkaïen pour les intéressés.

Si, au terme d’un véritable parcours du combattant, la personne est enfin en possession de son certificat de nationalité, elle n’est pas pour autant à l’abri de futurs déboires, confinant bien souvent pour certains à une humiliation et, pour tous, à un sentiment d’injustice. En effet, au plan de la technique juridique, le certificat de nationalité constitue une présomption simple de nationalité. Selon l’article 31-2 du code civil, « il fait foi jusqu’à preuve du contraire ». En pratique, cela signifie que son titulaire peut s’en prévaloir, à charge pour celui qui lui conteste sa qualité de Français de démontrer qu’il ne l’est pas. Par ailleurs, l’article 30 du code civil, qui organise le régime de la preuve devant les tribunaux judiciaires, prévoit que la charge de la preuve incombe à celui dont la nationalité est en cause, à moins qu’il ne soit titulaire d’un certificat de nationalité française, auquel cas la charge de la preuve incombe à celui qui conteste la qualité de Français.

Or, se référant à cet article 30, la Cour de cassation a estimé – et il s’agit là d’une jurisprudence constante et à présent bien établie 8 – que cette règle de preuve ne concerne que le seul titulaire du certificat de nationalité et non, par exemple, ses descendants, lesquels ne peuvent s’en prévaloir dans la mesure où ils ne sont pas, stricto sensu, titulaires de ce certificat.

La conséquence pratique de cette jurisprudence est de contraindre l’enfant majeur d’un parent titulaire d’un certificat de nationalité à démontrer qu’il est Français « comme si » ce certificat n’existait pas. Concrètement, il ne pourra pas se contenter de produire ce document accompagné, par exemple, de l’acte de mariage de ses parents établissant sa filiation, pour obtenir, à son tour, un certificat de nationalité ou établir en justice qu’il est Français. Il devra démontrer la nationalité de ses parents, de ses grands-parents voire de ses arrière-grands-parents pour obtenir d’être reconnu ressortissant français 9. Déjà exigeante pour un natif du territoire dont les aïeux auraient été sagement mariés et auraient eu de surcroît la prudence de ne jamais quitter leur village natal, cette preuve de la nationalité sur plusieurs générations devient un vrai défi lorsqu’un ascendant a eu la témérité de s’expatrier, voire de naître dans une ancienne colonie ou un ancien territoire d’outre-mer.

Mais l’ironie cède le pas à l’indignation devant la faillite de l’État de droit que révèle l’injustice faite aux Français binationaux ressortissants des anciennes colonies d’Afrique. Pour en comprendre la portée et la nature, il faut rappeler l’incidence de la décolonisation sur les questions de nationalité. Avant les indépendances, intervenues en 1958 pour la Guinée et en 1960 pour les pays de l’Afrique occidentale française (AOF) et de l’Afrique équatoriale française (AEF), les personnes nées sur ces territoires étaient, dans leur écrasante majorité, françaises de naissance. Se posait donc la question de la conservation, ou non, de cette nationalité à la date de l’accession à la souveraineté de leur territoire d’origine. Le principe était que, pour conserver la nationalité française, il fallait souscrire une déclaration recognitive ; mais la loi a parallèlement énuméré un certain nombre de cas de figure dans lesquelles les personnes conserveraient d’office et sans formalité la nationalité française 10.

La première hypothèse est celle qui figure aujourd’hui à l’article 32-3 du code civil : si une personne était domiciliée à la date de l’indépendance sur le territoire d’un État qui avait eu antérieurement le statut de département ou de territoire d’outre-mer de la République, elle conservait de plein droit la nationalité française dès lors qu’aucune autre nationalité ne lui était conférée par la loi de cet État. L’objectif de cette disposition était d’éviter que l’accession à l’indépendance et la perte corrélative de nationalité française qu’elle induit ne créent des cas d’apatridie.

La rédaction du texte suggérait que doit être prise exclusivement en compte la loi du nouvel État dans lequel l’individu était domicilié au jour de l’indépendance pour apprécier s’il se voyait ou non attribuer la nationalité de cet État. Or la Cour de cassation a considéré que le bénéfice de l’article 32-3 était perdu si l’intéressé se voyait conférer la nationalité d’un autre État anciennement sous souveraineté française. À titre d’exemple, un natif du Sénégal, domicilié au Mali à la date de l’indépendance, doit donc établir, pour conserver la nationalité française au titre de l’article 32-3 du code civil, non seulement que la nationalité malienne ne lui est pas conférée – comme le voudrait l’interprétation littérale du texte – mais également que la nationalité sénégalaise ne lui est pas non plus attribuée.

Cette interprétation extensive du texte contraste avec la technique interprétative utilisée par la Cour de cassation pour décider de la force probatoire du certificat de nationalité. Autant dire que c’est en réalité une interprétation téléologique qui prévaut, guidée par l’objectif poursuivi : écarter de la nationalité française le maximum de Français pas tout à fait français.

Cette jurisprudence produit des résultats paradoxaux. Ainsi, on considère, sur la base d’une interprétation a contrario de l’article 32-3 du code civil, qu’ont conservé la nationalité française les personnes qui sont en mesure de prouver qu’elles n’avaient pas leur domicile dans un ancien territoire d’outre-mer ayant accédé à l’indépendance. Il en résulte qu’un Français d’ascendance malienne domicilié en 1960 au Canada a conservé de plein droit la nationalité française, quelle qu’ait été sa situation au regard de la loi malienne de nationalité ; mais ce même Français d’ascendance malienne a perdu la nationalité française s’il était domicilié en Guinée en 1960, lors de l’accession du Mali à l’indépendance, bien que la Guinée fût devenue indépendante dès 1958, car celle-ci était un ancien territoire d’outre-mer 11.

Il faut également évoquer le cas des personnes originaires des territoires d’outre-mer (TOM) venues s’établir en France au lendemain des indépendances. Il s’agit majoritairement d’hommes, nés le plus souvent au Sénégal, au Mali ou en Guinée. Venus en nombre dans la France industrielle des années 1960, ils ont constitué le public des anciens foyers Sonacotra, ayant parfois réussi à obtenir un regroupement familial, mais le plus souvent isolés ici, sans leur famille restée « au pays ».

Ces personnes sont en général titulaires de certificats de nationalité, relativement anciens, établis par des tribunaux d’instance qui étaient enclins, au tournant des années 1960-1970, à reconnaître à ces travailleurs la qualité de Français. Les justificatifs visés sont en petit nombre : acte de naissance, pièce d’identité et certificat de travail établissent la naissance dans un territoire anciennement colonisé puis l’installation en France, donc le bénéfice de la conservation de leur nationalité française d’origine. Mais à la fin des années 1990, l’appréciation de la fixation du domicile en France a donné lieu à un contentieux fourni, et les solutions jurisprudentielles sont devenues progressivement plus sévères.

Exigeant d’abord la simple justification de la présence en France pour fonder la conservation de la nationalité, la Cour de cassation a ensuite refusé ce bénéfice à ceux qui avaient conservé des attaches familiales avec leur pays d’origine, pour enfin aligner la définition du domicile sur celle retenue en matière de naturalisation, à savoir la rupture avec le pays d’origine et la fixation exclusive en France des attaches matérielles et affectives de la personne concernée 12.

Titulaires d’un certificat de nationalité anciennement délivré, et donc présumées françaises jusqu’à preuve du contraire, les personnes appartenant à la génération née dans les colonies ou TOM et installées en métropole en 1960-1970 sont généralement épargnées par les rigueurs de l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation.

Mais il n’en va pas de même de leurs enfants. Lorsque ces derniers, aujourd’hui majeurs, présentent le certificat de nationalité française de leur père afin d’obtenir le leur, la réponse est quasi systématiquement négative : vous ne pouvez pas vous prévaloir du certificat de nationalité de votre père ; il vous appartient de prouver qu’il a conservé la nationalité française, donc fixé en France le centre de ses intérêts économiques et familiaux.

Les intéressés n’ont aucune difficulté pour produire les relevés de carrière de leurs pères, qui, sans discontinuer, ont travaillé depuis leur arrivée en France. En revanche, la naissance à l’étranger de leurs enfants, comme leur mariage, pourtant dus à l’impossibilité économique de les installer auprès d’eux, ne répondent plus aux exigences actuelles posées par la jurisprudence quant à l’appréciation du domicile de nationalité, qui, a posteriori, prive leur descendance de la nationalité française des pères.

Ainsi est faite la démonstration que le choix opéré par la Cour de cassation de limiter le champ de la valeur probante du certificat de nationalité traduit bien la volonté de refuser à ces Français de droit qui ont conservé la nationalité française après les décolonisations la possibilité de la transmettre à leurs enfants. Ce que, à l’aube de leur vieillesse, ils ne peuvent ressentir que comme une injustice et une atteinte à leur dignité.

Quand les enjeux identitaires justifient un droit d’exception

Face à ces Français indésirables, le juge n’offre pas ou plus la protection du droit. Au contraire, sa jurisprudence crée un cadre juridique qui, en permanence, fragilise, précarise leur nationalité en même temps qu’elle fait fi des principes qui doivent prévaloir dans un État de droit.

On prendra comme illustration de cette dérive le régime procédural de ce que l’on appelle « l’action négatoire de nationalité française », pendant de « l’action déclaratoire de nationalité » dont l’objet principal est de faire constater que telle ou telle personne est de nationalité française (code civil, art. 29-3). Cette action est engagée devant un des tribunaux de grande instance institués comme « pôles de nationalité », notamment à la suite d’un refus de délivrance de certificat de nationalité française. Le jugement rendu sera opposable à l’égard de toute personne. Il constituera ce que le droit appelle une présomption irréfragable – c’est-à-dire qui ne peut plus être contestée – de nationalité… ou d’extranéité si le jugement est défavorable à l’intéressé.

L’action négatoire confère un rôle central au procureur de la République, représentant du ministère public, et, en pratique, au bureau de la nationalité auprès du ministère de la justice, dont il met en œuvre les instructions. Le procureur est la partie principale et incontournable dans cette procédure, ce qui signifie concrètement que la personne qui entend faire juger qu’elle est française doit obligatoirement assigner le procureur devant le tribunal de grande instance dont il dépend. Cela signifie également que le procureur de la République est seul habilité à agir pour faire constater qu’une personne, titulaire d’un certificat de nationalité, est en réalité étrangère et que ce certificat lui a été délivré à tort. Il engagera alors une action en justice, dite action négatoire de nationalité, dont le but sera, au plan technique, de faire constater que la personne est étrangère et que son certificat lui a été délivré à tort. En droit, le tribunal constatera l’extranéité de l’intéressé.

Les raisons pour lesquelles un certificat de nationalité a pu être délivré à tort ou être présumé l’avoir été sont diverses. Hormis des hypothèses de fraude avérée, des erreurs de droit ont pu être commises par des tribunaux d’instance, notamment lorsque le contrôle du bureau de la nationalité était moins strict. Aujourd’hui, les hypothèses où le parquet engage des actions négatoires de nationalité tiennent très souvent à la remise en cause du caractère probant des actes d’état civil étrangers : actes de naissance ou actes de mariage délivrés par les autorités locales aux intéressés pour les besoins de l’instruction de leur demande de certificat de nationalité.

La problématique de la reconnaissance en France des actes d’état civil étrangers est bien connue des praticiens et de tous ceux qui ont à assister les personnes étrangères pour la défense de leurs droits. Aux termes de l’article 47 du code civil : « Tout acte de l’état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d’autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l’acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité. » Mais, en matière de nationalité comme en matière de droit au séjour ou d’accès aux prestations, la suspicion est systématique et elle se traduit ici par l’appréciation rigoureuse de la validité des actes d’état civil par les administrations ou les tribunaux, au mépris des réalités locales et de la bonne foi largement majoritaire des intéressés, constituant une arme redoutable dans les mains des pouvoirs publics.

Érigée en condition substantielle de tous les modes d’établissement de la nationalité, ce qui est éminemment discutable au plan juridique, la validité des actes de l’état civil dressés à l’étranger est systématiquement contestée au point de constituer l’obstacle majeur à la reconnaissance de la nationalité française pour les « Français de l’étranger » et souvent en réalité le prétexte pour refuser cette reconnaissance.

Dans la pratique du contentieux judiciaire de la nationalité, il est fréquent qu’un individu, titulaire d’un certificat de nationalité, se voie assigné en justice par le parquet afin de faire constater son extranéité, au moment par exemple où il demande la transcription à l’état civil français de son acte de naissance étranger ou de celui de ses enfants ou encore de son acte de mariage. Cette formalité sera prétexte pour les services consulaires locaux à engager une vérification de l’authenticité des actes fournis qui, si elle révèle des différences avec les actes initialement remis pour la demande de certificat de nationalité, sera automatiquement considérée comme révélatrice d’une fraude, légitimant l’engagement d’une procédure.

Le tribunal peut également être saisi par le parquet après que l’intéressé a demandé le renouvellement de sa carte d’identité ou de son passeport : encore une occasion pour les services préfectoraux de vérifier le certificat de nationalité du requérant. Il n’est pas rare non plus, à cette occasion, que des irrégularités, avérées ou supposées, soient constatées et que l’intéressé soit sommé de se défendre dans le cadre du procès engagé contre sa nationalité.

Ces contestations ne seraient pas en elles-mêmes discutables, en tout cas pas au point de s’interroger sur le respect des exigences de l’État de droit, si elles n’entraient pas en contradiction avec les prérogatives du parquet et, surtout, avec les principes de procédure propres à garantir un procès équitable. Ainsi, en matière pénale, domaine particulièrement sensible pour la préservation des droits des personnes, qu’elles soient délinquantes ou victimes, il est reconnu au parquet une marge d’appréciation dans les procédures qu’il engage : c’est le principe dit d’« opportunité des poursuites » qui lui permet aussi « de classer sans suite la procédure dès lors que les circonstances particulières liées à la commission des faits le justifient » (code de procédure pénale, art. 40-1). La loi lui confère donc de ce point de vue une marge de manœuvre non négligeable.

Or, en matière de droit de la nationalité, on a l’impression que l’appréciation de l’opportunité n’est plus de mise. Il en va ainsi, à titre d’exemple, des mineurs étrangers recueillis dans le cadre de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), dont l’admission par l’institution ne se fait qu’au prix d’un débat et d’une vérification scrupuleuse de leur minorité 13. Ces enfants peuvent, s’ils justifient avoir été recueillis depuis au moins trois ans par l’ASE, devenir français à l’âge de 18 ans, en souscrivant une déclaration à cet effet (code civil, art. 21-12). Force est de constater aujourd’hui une multiplication des cas de refus d’enregistrement de leur déclaration, au motif que l’état civil remis serait apocryphe, c’est-à-dire irrégulier, sans que, le plus souvent, les raisons précises de ce refus soient fournies.

Contraints d’engager une procédure contre le refus qui leur est opposé, ces jeunes majeurs voient la contestation de leur nationalité soutenue par le parquet, alors même que, le plus souvent isolés en France et sans liens effectifs avec leurs proches sur place, ils ne peuvent utilement se défendre. Or ces jeunes gens, élevés en France, ont vocation à y rester, au moins sous couvert d’un titre de séjour. Pourquoi dès lors contester systématiquement leur nationalité française ? Par ailleurs et de façon active, cette fois-ci, le parquet utilise l’action négatoire de nationalité à l’encontre de jeunes majeurs, au moment du renouvellement de leur passeport ou carte d’identité, estimant que l’examen de leur certificat de nationalité révèle une reconnaissance de complaisance par un père français ou, plus banalement, un acte de naissance étranger plus ou moins irrégulier.

Mineurs au moment de l’établissement de leur certificat de nationalité, ils ont, pour la plupart, été scolarisés en France, ont construit en France leur vie sociale et affective et engagé des études. Au moment charnière de leur vie d’adulte, engager à leur encontre une action négatoire de nationalité vient fragiliser leur parcours, précariser leur situation administrative et, partant, générer une indignation, voire une colère contre ce qui est vécu comme une discrimination d’État et une injustice vexatoire. Cette dimension humaine et politique est manifestement sous-évaluée dans les choix faits en matière de contentieux judiciaire de la nationalité par les ministres de la justice successifs, via les prérogatives des magistrats du parquet, exercées sans discernement.

Plus que pour un crime contre l’humanité

Cette volonté politique, plus ou moins pensée et assumée, aurait un impact moins nocif si le juge, en la matière, exerçait pleinement son rôle de protecteur et de garant des principes essentiels du droit. Un de ces principes, propre à toutes les disciplines juridiques, est le rôle joué par la prescription, qui s’entend comme un délai au-delà duquel il n’est plus possible d’engager une action en justice. À titre d’exemple, en matière criminelle, le délai, longtemps de dix ans, est aujourd’hui de vingt années révolues ; il est de six ans en cas de délit (code de procédure pénale, art. 7 et 8). Seuls les crimes contre l’humanité, par hypothèse les plus graves, sont imprescriptibles.

Il en va de même de l’action négatoire de nationalité française ouverte au ministère public. C’est ce qui ressort de la décision du 22 novembre 2013 du Conseil constitutionnel français, qui a déclaré conforme à la Constitution l’alinéa 2 de l’article 29-3 du code civil : cette disposition fonde, sans limitation de délai, l’action ouverte au parquet pour faire constater l’extranéité du titulaire d’un certificat de nationalité. Selon le Conseil constitutionnel en effet, validant en cela la jurisprudence constante de la Cour de cassation 14, « aucun principe, ni aucune règle de valeur constitutionnelle n’impose que l’action en négation de nationalité soit soumise à une règle de prescription 15 ». Ce faisant, le Conseil offre sa bénédiction au ministère public pour engager des procédures visant à faire constater l’extranéité de personnes qui ont obtenu, de bonne foi, leur certificat de nationalité, dix, quinze, vingt ou trente ans après leur délivrance, notamment parce que les exigences du droit auraient changé, à l’instar de l’exemple précédemment donné des travailleurs venus en France au lendemain des indépendances.

Poser la question de la faillite de l’État de droit a toute sa pertinence lorsque le juge, par sa jurisprudence, notamment celle conjuguée de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel, participe à la chasse aux « faux Français » et contribue à faire triompher une conception identitaire de la nationalité française qui a pour conséquence, sinon pour but, d’en évincer les Français binationaux, particulièrement ceux d’Afrique et du Maghreb.



1 Paul Lagarde, La nationalité française, Dalloz, 4e éd., 2011, p. 33

2 Les articles 21-14-1 à 21-25-1 du code civil régissent l’« acquisition de la nationalité française par décision de l’autorité publique ».

3 Voir « Le dossier noir des naturalisations » sur le site du Gisti : www.gisti.org/dossier-noir-des-naturalisations

4 La procédure est décrite

par le décret n° 93-1362 du 30 décembre 1993 modifié notamment par le décret n° 10-725 du 29 juin 2010.

5 Code civil, art. 18 et s., 21-7 à 21-11, 21-1 à 21-6 et 21-12.

6 Paul Lagarde, op. cit., p. 363.

7 Circ. 95/8 du 5 mai 1995 ; circ. 96/4 du 7 février 1996 ; circ. 98/17 du 24 décembre 1996.

8 C. cass., civ. 1re, 17 septembre 2003, n° 01-02831 ; 23 janvier 2007, n° 06-13009 ; 3 décembre 2008, n° 08-10718 ; 14 octobre 2009, n° 08.13397 ; 1er décembre 2010, n° 09-73023.

9 Ce refus de renverser la charge de la preuve au profit du fils est critiqué par Paul Lagarde (op. cit., p. 352).

10 Voir, notamment, la loi n° 60-752 du 28 juillet 1960 (pour l’AOF et l’AEF) et ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962 (pour l’Algérie), reprises aux articles 32 et suivants du code civil.

11 Exemple cité par Paul Lagarde, op. cit., p. 313.

12 C. cass., civ. 1re, 7 février 1990, D.1990 IR 53 ; 10 mai 2006, n° 04-12465.

13 Voir dans cet ouvrage la contribution de Jean-François Martini, p. 99.

14 C. cass., civ. 1re, 1er juillet 2003, n° 01-12.242 ; 22 juin 2004, n° 02-10105.

15 Cons. const., DC n° 2013-354 QPC du 22 novembre 2013.

Droits sociaux : des juges démissionnaires

Lola Isidro université de Lorraine

À la lecture des décisions de justice rendues ces dernières années, relatives aux droits sociaux et, plus précisément, au droit aux prestations sociales des personnes étrangères, un constat s’impose : les juges, nationaux comme européens, sont démissionnaires. Démissionnaires, car tout se passe comme si les juges avaient, ici, renoncé à exercer leur mission, à tout le moins avec la rigueur qui doit être la leur, de sorte que le législateur ne rencontre aucun obstacle dans son entreprise de limitation de l’accès des personnes étrangères à la protection sociale.

Car le législateur n’a pas toujours navigué en eau libre. Pendant toute une période, les juges ne se sont pas contentés d’être la « bouche de la loi ». Ils n’ont pas hésité à faire prévaloir sur elle les principes de valeur supérieure posés par la Constitution ou par les conventions internationales, contribuant ainsi, de manière décisive, à ouvrir le bénéfice des prestations sociales aux étrangers, frappés par la plus directe des discriminations, celle fondée sur la nationalité. Jusqu’à la fin du XXe siècle, les étrangers sont en particulier restés exclus du bénéfice des prestations non contributives de sécurité sociale telles que le minimum vieillesse et l’allocation aux adultes handicapés. Il a fallu attendre plus longtemps encore, et une décision du Conseil constitutionnel de 2010, pour que disparaissent toutes les discriminations à l’égard des anciens combattants, ressortissants des ex-colonies françaises et qu’ils puissent bénéficier, dans les mêmes conditions que leurs « frères d’armes » français, des prestations auxquelles les services rendus ouvrent droit : prestations dites « du feu » (retraite du combattant et pension militaire d’invalidité) et pensions de retraite relevant du code des pensions civiles et militaires de retraite. Autant de situations ouvertement discriminatoires face auxquelles les juges ont décidé de faire prévaloir l’exigence d’égalité, concourant ainsi à mettre hors la loi la condition de nationalité qui gouvernait l’accès à ces différentes prestations.

La pression est venue de toutes parts, depuis la Cour de justice (à l’époque) des Communautés européennes jusqu’à la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH), en passant par le Conseil constitutionnel et les juridictions suprêmes de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif. Dans sa décision Égalité entre Français et étrangers du 22 janvier 1990 en particulier, le Conseil constitutionnel, en écho à la jurisprudence administrative 1, a décidé que l’exclusion des étrangers résidant régulièrement en France du bénéfice du minimum vieillesse méconnaissait le principe d’égalité. Pour le Conseil constitutionnel comme pour le Conseil d’État, les étrangers en situation régulière et les nationaux ne se trouvent pas dans une situation différente au regard du droit aux prestations sociales ; et aucune nécessité d’intérêt général n’est propre à justifier une différence de traitement fondée sur la nationalité en la matière. Pourtant, ce n’est qu’en 1998, à la suite d’un arrêt de la Cour EDH de 1996 2, condamnant une condition de nationalité posée pour l’accès à une prestation sociale, solution reprise par la Cour de cassation et le Conseil d’État, que le législateur français a fini par modifier le code de la sécurité sociale 3. C’est donc véritablement contraints et forcés que les pouvoirs publics ont renoncé à la condition de nationalité, s’inclinant devant une jurisprudence progressiste qui entendait souligner que l’étranger ne pouvait être exclu du bénéfice de prestations sociales sur le seul fondement de sa nationalité.

Au-delà des victoires ainsi obtenues, cette histoire est instructive par ce qu’elle révèle de la marge de manœuvre des juges. Assurément, ces derniers ont la capacité de faire respecter les droits sociaux des personnes étrangères. Encore faut-il qu’ils en aient la volonté, ce qui, précisément, semble leur faire cruellement défaut aujourd’hui. Certes, le caractère inadmissible du critère de nationalité dans le domaine des droits sociaux, rappelé autant que de besoin par les juges 4, paraît tenu pour acquis. L’abandon formel de ce critère n’a toutefois pas empêché le législateur de continuer à limiter l’accès des personnes étrangères aux prestations sociales par le recours à d’autres conditions remplissant une fonction similaire, à savoir réserver en priorité le bénéfice de droits aux nationaux. Les exemples de la démission actuelle des juges constituent autant d’illustrations de ces restrictions.

Sans prétendre à l’exhaustivité, et à partir d’une libre variation autour des « cas d’ouverture à cassation », c’est-à-dire des critiques qui peuvent être adressées, dans le cadre d’un pourvoi en cassation, aux décisions des juges du fond, trois cas de démission peuvent être identifiés.

La démission par « défaut de motifs » : la jurisprudence sur le « tourisme social »

Le « défaut de motifs » est invoqué lorsque la décision rendue par les juges ne repose sur aucune justification en droit et/ou en fait. Une telle absence de motifs est perceptible dans les arrêts rendus récemment par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans le contexte de dénonciation du « tourisme social ».

Cette expression est véritablement devenue un lieu commun. À l’échelle européenne et dans un contexte de libre circulation (ou de ce qu’il en reste…), le « tourisme social » apparaît comme le pendant de l’effet « appel d’air », ressassé par les États soucieux de maîtriser l’immigration. « Tourisme social » comme « appel d’air », les deux formules reposent sur la croyance que la protection sociale est un facteur d’attraction de l’immigration, et, plus encore, qu’il est des personnes qui se rendent dans un pays dans le seul but d’y bénéficier de prestations sociales. Dès lors, accorder trop de droits aux étrangers, notamment de droits sociaux, a fortiori les leur accorder à égalité avec les nationaux, risquerait de provoquer une arrivée massive de migrants. Parmi ces derniers, sont particulièrement visées les personnes qui entendraient solliciter des prestations d’aide sociale, c’est-à-dire des personnes dans le besoin ; dans le contexte du droit de l’Union européenne, il s’agit des citoyens dits « économiquement inactifs ».

Le discours sur le « tourisme social » ne repose sur aucun fondement. Une étude commandée par la Commission européenne 5, rendue publique en octobre 2013, a révélé que les citoyens de l’Union inactifs vivant dans un autre État membre que celui dont ils sont ressortissants ne constituent tout au plus que 1 % de la population de l’Union européenne. De plus, ils ne représentent dans chaque État qu’une part infime des bénéficiaires de prestations non contributives. Bien que l’étude ne porte pas sur les motifs de leur mobilité, il en ressort qu’elle est en tout état de cause marginale. Pour autant, la dénonciation du « tourisme social » a trouvé un écho jusqu’au sein de la CJUE.

Dans une série d’arrêts initiée en 2013 – notamment l’arrêt Dano rendu en novembre 2014, qui a fait l’objet d’une médiatisation assez importante – la Cour de justice a interprété un texte fondamental pour la libre circulation des personnes, la directive 2004/38 relative au droit de séjour des citoyens de l’Union, à l’aune de cette représentation obsessionnelle du tourisme social, c’est-à-dire d’un postulat, par définition non démontré, faux et surtout qui n’a rien de juridique.

La directive 2004/38 ouvre le bénéfice de l’égalité de traitement en matière d’accès aux prestations sociales aux citoyens « économiquement inactifs » à la condition, principale, qu’ils disposent de ressources suffisantes afin de ne pas constituer « une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale de l’État d’accueil ». Aux termes de l’arrêt Dano notamment, la Cour de justice a considéré que ces dispositions avaient en pratique pour but d’« empêcher que les citoyens de l’Union économiquement inactifs utilisent le système de protection sociale de l’État membre d’accueil pour financer leurs moyens d’existence », en d’autres termes, qu’ils ne pratiquent le « tourisme social ». Si la Cour n’utilise pas l’expression, on la trouve en revanche dans les conclusions des avocats généraux, suivies par la Cour. La Cour de justice en déduit qu’un État membre doit pouvoir « refuser l’octroi de prestations sociales à des citoyens de l’Union économiquement inactifs qui exercent leur liberté de circulation dans le seul but d’obtenir le bénéfice de l’aide sociale d’un autre État membre » (nous soulignons). C’est ainsi que Mme Dano, de nationalité roumaine, s’est vu refuser le bénéfice d’une aide sociale, alors même qu’elle était titulaire d’un titre de séjour illimité, que son enfant était né en Allemagne où elle résidait, dans un appartement appartenant à sa sœur, elle-même établie dans l’État membre. Économiquement inactive, Mme Dano est présumée n’avoir exercé son droit à la libre circulation que pour obtenir des aides sociales en Allemagne.

Il n’y a dans cet arrêt, représentatif d’un courant jurisprudentiel plus large, aucune remise en cause de l’idée selon laquelle la seule motivation d’une migration pourrait être le bénéfice de prestations sociales. Bien au contraire, l’idée est accréditée au point même de constituer le fondement de la décision. En faisant siens des a priori dénués de fondements juridiques ou même scientifiques, la Cour renonce du même coup à toute exigence de motivation de sa décision.

La démission par « violation de la loi » : la jurisprudence sur les conditions d’accès aux minima sociaux

L’identification d’une « violation de la loi » entraîne la censure d’une décision de justice pour non-respect de la règle de droit. Plus précisément, il peut notamment y avoir « violation de la loi » par fausse interprétation de la loi. On en trouve l’illustration dans la jurisprudence interne sur les conditions d’accès aux minima sociaux.

Le Conseil d’État et la Cour de cassation se sont prononcés, à plusieurs reprises et dans le même sens, respectivement sur les conditions d’octroi du revenu de solidarité active (RSA) 6 et de l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) 7. Ferme dans ses conclusions, leur jurisprudence comporte d’importantes faiblesses quant à sa motivation, car elle repose sur une confusion de notions.

Pour bénéficier du RSA et de l’Aspa, les personnes étrangères non ressortissantes de l’UE doivent non seulement résider sur le territoire français et ce, de manière régulière, au moment de la demande, mais elles doivent également justifier de la possession, depuis un certain nombre d’années, d’un titre de séjour autorisant à travailler : cinq ans pour le RSA, dix ans pour l’Aspa. Trois conditions doivent donc être remplies : la résidence habituelle, la régularité du séjour et l’antériorité de possession d’un titre de séjour autorisant à travailler.

Comment la Cour de cassation et le Conseil d’État interprètent-ils ce régime ? Pour l’une, comme pour l’autre, la troisième condition, celle portant sur la possession antérieure d’un titre de séjour autorisant à travailler, constitue un critère d’appréciation de la stabilité de la résidence. Or, la première condition, celle de résidence habituelle, implique déjà en elle-même l’existence d’une stabilité. Cela ressort notamment de la définition de la notion de résidence donnée par le Conseil d’État lui-même en 1981 8. Interrogé sur l’interprétation à donner de la notion de résidence, en matière d’accès à l’aide sociale des étrangers, le Conseil avait retenu que la condition de résidence « doit être regardée comme satisfaite, en règle générale, dès lors que l’étranger se trouve en France et y demeure dans des conditions qui ne sont pas purement occasionnelles et qui présentent un minimum de stabilité ». Il avait ajouté qu’une telle stabilité devait être « appréciée, dans chaque cas, en fonction de critères de fait et, notamment, des motifs pour lesquels l’intéressé est venu en France, des conditions de son installation, des liens d’ordre personnel ou professionnel qu’il peut avoir dans notre pays, des intentions qu’il manifeste quant à la durée de son séjour ». On le voit, aucune référence n’est faite à une quelconque exigence de possession antérieure d’un titre de séjour (qui est un critère de droit, et non de fait), ce qui souligne que la notion de stabilité doit être rattachée à l’exigence de résidence habituelle (la première condition) et non à celle de possession antérieure d’un titre de séjour (la troisième condition). Or il ressort de la jurisprudence des juridictions suprêmes qu’elles rattachent la stabilité à l’antériorité, commettant ainsi une confusion entre deux notions bien distinctes.

La discussion pourrait apparaître purement technique si elle n’emportait pas des conséquences concrètes tout à fait préjudiciables aux personnes étrangères. La confusion ainsi commise conduit en effet, dans l’hypothèse où la condition d’antériorité de possession d’un titre de séjour n’est pas remplie, à dénier à la résidence des étrangers toute stabilité. À l’inverse, les nationaux, pour leur part non concernés, « naturellement », par une telle condition d’antériorité, sont présumés être dans une situation stable 9. Tout se passe donc comme si la possession de la nationalité française impliquait la stabilité, et inversement. Pourtant, les personnes étrangères peuvent être dans une situation tout aussi, voire plus stable que les Français, dès lors qu’elles résident en France. Un exemple simple permet de s’en convaincre : entre l’étranger qui réside depuis huit ans en France et le Français qui revient s’y installer après avoir vécu vingt ans à l’étranger, lequel peut se prévaloir de plus de stabilité sur le territoire français ? Le premier, à l’évidence ; au regard de la définition de la résidence citée plus haut, sa situation est manifestement stable. Pourtant, l’étranger sera exclu du bénéfice de l’Aspa, tandis que le Français y aura droit dès son retour en France. C’est ainsi que la confusion entretenue par les juges entre stabilité et antériorité, et, en définitive, la mauvaise interprétation des conditions posées par les textes légaux, les conduisent à approuver une condition particulièrement excluante qui n’est autre qu’une condition de nationalité qui ne dit pas son nom 10.

La démission par « défaut de réponse à conclusions » : les conditions d’octroi des prestations familiales

Soulever un défaut de réponse à conclusions revient à reprocher aux juges d’avoir ignoré les moyens de fond soutenus devant eux. Tel est le grief qui peut être opposé à la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH) dans le cadre du contentieux relatif aux conditions d’octroi des prestations familiales.

Sur le thème de la protection sociale des personnes étrangères, la question du droit aux prestations familiales est sans doute celle qui a le plus occupé les juges, au point d’être parvenue jusqu’à Strasbourg. Rappelons-en l’origine. Depuis 1986, le code de la sécurité sociale (CSS) subordonne l’octroi des prestations familiales, pour les enfants étrangers qui sont à la charge d’allocataires étrangers, à la condition que les enfants soient nés en France ou, s’ils sont nés à l’étranger, qu’ils soient entrés en France par la procédure du regroupement familial. A l’issue de cette procédure, un certificat médical est remis par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), et c’est ce document, attestant la régularité de la procédure, qui doit être produit auprès de la caisse d’allocations familiales au moment de la demande de prestations. À la condition de régularité, classique, imposée aux allocataires, s’ajoute donc une condition d’entrée régulière, appliquée aux enfants pour qui les prestations sont demandées.

Pendant un temps, la Cour de cassation a considéré que la condition posée par le CSS portait atteinte au principe de non-discrimination énoncé à l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme combiné à l’article 8 relatif au droit au respect de la vie privée et familiale. En 2005, le législateur a assoupli les textes en dispensant les titulaires de certains titres de séjour – essentiellement les réfugiés, apatrides et bénéficiaires de la protection subsidiaire, d’une part, les titulaires d’un titre de séjour « vie privée et familiale » délivré en raison des attaches personnelles en France 11, d’autre part – de l’exigence d’entrée par le regroupement familial, tout en les soumettant à d’autres conditions 12. Les cas d’ouverture des droits aux prestations familiales sont ainsi devenus plus nombreux mais l’entrée par le regroupement familial est néanmoins restée le principe, les autres cas d’ouverture étant limités et en pratique marginaux. Notamment, la condition d’entrée par le regroupement familial continue d’être exigée des enfants d’allocataires titulaires d’une carte de résident.

Alors que l’état du droit était quasiment inchangé, la modification législative a servi de prétexte à la Cour de cassation pour opérer un revirement de jurisprudence. Dans deux arrêts rendus le 3 juin 2011 13, la Cour, réunie en assemblée plénière, est revenue sur sa position : tout à coup les dispositions du CSS ne portaient plus atteinte à celles de la Convention européenne, ni, par ailleurs, à l’intérêt de l’enfant, protégé par l’article 3§1 de la Convention internationale des droits de l’enfant. Par conséquent, le contentieux n’a pas faibli, bien au contraire, jusqu’à monter à la Cour de Strasbourg. De façon très décevante, celle-ci a rendu, le 8 septembre 2015, une décision d’irrecevabilité 14.

Quel est l’argument principal retenu par la Cour pour conclure que la différence de traitement au regard de l’accès aux prestations familiales repose sur une justification objective et raisonnable ? Cette différence découle de ce que « la mesure est la conséquence d’un comportement volontaire des requérants contraire à la loi », à savoir le fait de ne pas s’être conformés à la procédure de regroupement familial. En d’autres termes, les requérants sont rendus responsables de la différence de traitement dont ils sont l’objet. En retenant ainsi que la différence de traitement est fondée sur le comportement des personnes qui en sont victimes, la Cour élude le cœur du problème et se dispense d’analyser si l’exigence en cause ne serait pas la source d’une discrimination en raison de la nationalité. La condition relative au respect de la procédure de regroupement familial ne tient-elle pas uniquement à la nationalité, de sorte que cette dernière constitue bien le fondement de la différence de traitement ? La Cour ne répond pas directement à la question ; c’est en cela qu’on peut déceler un défaut de réponse à conclusions.

La Cour se situe en fait sur un autre terrain. À ses yeux, les requérants sont d’autant plus responsables (ou, devrait-on dire, coupables…) que le droit français prévoit une possibilité de regroupement familial dit « sur place », permettant de régulariser la situation d’un enfant déjà présent sur le territoire français. Or, sur ce point crucial, le contrôle de la Cour est très léger, et sa motivation par conséquent bien insuffisante, très loin de l’approche concrète qu’elle adopte normalement, dans le but, comme elle l’énonce depuis longtemps maintenant, « de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs » 15. Pour conclure ici à la possibilité effective de bénéficier d’un regroupement familial sur place, et donc par voie de conséquence des prestations familiales, la Cour, dans la décision Okitaloshima, s’appuie sur deux éléments : d’une part, la décision du Conseil constitutionnel français dans laquelle celui-ci a déclaré conforme à la Constitution la législation modifiée en 2005, sous réserve qu’il soit admis qu’un regroupement familial sur place puisse ouvrir droit aux prestations ; d’autre part, dix arrêts de cours administratives d’appel (CAA) annulant des décisions de refus de regroupement familial sur place, arrêts produits devant la Cour par le gouvernement français. Aucun de ces éléments n’est convaincant.

– S’agissant, d’abord, de la décision du Conseil constitutionnel, il est pour le moins discutable que la Cour EDH s’y réfère pour se prononcer sur l’effectivité de la mise en œuvre d’un droit, alors même que le Conseil constitutionnel adopte au contraire une approche tout à fait abstraite des situations.

– S’agissant, ensuite, des dix arrêts de CAA finement choisis par le gouvernement français, il n’est pas sérieux de considérer qu’ils suffisent à « attester de la réalité de la possibilité d’obtenir » le regroupement familial sur place. Les tiers intervenants à l’instance, dont le Gisti, mais également le Défenseur des droits qui intervenait pour la première fois devant la Cour européenne, avaient d’ailleurs apporté des éléments attestant que l’administration n’acceptait que de manière exceptionnelle de procéder à de tels regroupements. Les arrêts produits soulignaient, à vrai dire, la difficulté pour les personnes d’obtenir un regroupement familial sur place, puisqu’elles sont manifestement obligées de recourir à la justice pour ce faire. Pour le moins, ces arrêts auraient dû être rapportés aux décisions défavorables confirmant les refus pour que l’argument ait un sens. Ici encore, la Cour a ignoré des moyens qui lui étaient présentés, en l’occurrence par les tiers intervenants.

Malgré leur faiblesse, ces éléments ont suffi à la Cour pour opposer une fin de non-recevoir des plus frontales aux requérants, puisque c’est par le biais d’une décision d’irrecevabilité que leur recours a été rejeté. Distincte d’un arrêt, une décision d’irrecevabilité est généralement rendue lorsque les conditions formelles de saisine de la Cour ne sont pas remplies. Beaucoup plus rarement, pareille décision est rendue pour défaut manifeste de fondement, la Cour adoptant ce type de décision lorsqu’elle souhaite souligner qu’à ses yeux, il n’y a strictement aucune violation de la Convention. Tel est le cas de la décision Okitaloshima, décision dont nous venons pourtant de souligner les multiples insuffisances.

On relèvera en guise de conclusion que la jurisprudence la plus récente n’incite guère à nuancer le propos. Elle ne traduit pas seulement une attitude de fuite ou de démission des juges face à une législation contestable au regard des principes de valeur supérieure ; elle exprime plus encore une posture active visant à dénier le bénéfice des droits sociaux aux étrangers et même à déconstruire ce qui avait été arraché à force de combats juridiques, notamment par le recours aux textes internationaux 16.

Ainsi, en matière de prestations familiales, il a été admis que les conventions bilatérales de sécurité sociale comportant un principe d’égalité de traitement prévalent sur le droit interne, ce qui a permis d’écarter la condition restrictive de l’entrée en France par le regroupement familial pour les étrangers couverts par ces conventions. Pourtant, la Cour de cassation a récemment neutralisé le principe d’égalité de traitement contenu dans ces textes, dès lors qu’existe, entre la France et l’État concerné, une convention sur l’entrée et le séjour prévoyant, notamment, que l’entrée des familles doit se faire dans le cadre du regroupement familial. C’est par un moyen relevé d’office, qui n’avait donc même pas été invoqué par les parties, que la Cour de cassation, dans un arrêt du 3 novembre 2016, a opté pour une articulation des textes qui a pour effet de subordonner l’application des dispositions favorables des conventions de sécurité sociale aux dispositions restrictives des conventions relatives à l’entrée et au séjour.

La Cour a considéré que la convention de sécurité sociale, en l’occurrence franco-ivoirienne, devait être appliquée en combinaison avec la convention sur l’entrée et le séjour entre les deux États, de sorte que le principe d’égalité de traitement contenu dans la première ne puisse jouer qu’au profit des personnes remplissant les conditions posées par la seconde. La Cour a ainsi trouvé une manière d’imposer de nouveau la condition d’entrée par le regroupement familial prévue par le code de la sécurité sociale.

Les juges iraient-ils jusqu’à faire primer, en dépit des principes régissant la hiérarchie des normes, le droit interne, tourné vers la « maîtrise de l’immigration », sur le droit international davantage soucieux, sur ce point, de la protection des droits fondamentaux ?



1 CE, 30 juin 1989, Ville de Paris – Bureau d’aide sociale de Paris c/M. Lévy.

2 Cour EDH, 16 septembre 1996, Gaygusuz c/Autriche.

3 Loi du 11 mai 1998 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile (loi Chevènement).

4 Voir par exemple Cour EDH, 30 septembre 2003, Koua Poirrez c/France ; Cour EDH, 8 avril 2014, Dhahbi c/Italie.

5 Cabinet ICF-GHK, Fact finding analysis on the impact on Member States’ social security systems of the entitlements of non-active intra EU migrants to special non-contributory cash benefits and healthcare granted on the basis of residence.

6 CE, 10 juillet 2015, n° 375887.

7 C. cass., civ. 2e, 4 mai 2016, n° 15-18957.

8 CE, Ass., sect. soc., avis 8 janvier 1981, n° 328143. On retrouve l’avis dans l’ouvrage Les Grands Avis du Conseil d’État, Dalloz, 3e éd., 2008.

9 Virginie Donier, « Les ambivalences du critère de la résidence dans le cadre du revenu de solidarité active », RDSS, 2012, p. 69.

10 C’est la position du Défenseur des droits. voir notamment la décision n° MLD/2012-40 du 20 février 2012, à propos de l’Aspa.

11 Sur le fondement de l’article L. 313-11, 7° du Ceseda ou de l’article 6, 5° de l’accord franco-algérien.

12 Code de la sécurité sociale, art. D. 512-2.

13 C. cass., ass. plén. 3 juin 2011, n° 09-713452 et n° 09-69052.

14 Cour EDH, 8 septembre 2015 Okitaloshima et Selpa Lokongo c/France, n° 76860/11 et 51354/13.

15 Cour EDH, 9 octobre 1979, Airey c/Irlande, n° 6289/73.

16 Comede et Gisti, La protection sociale des personnes étrangères par les textes internationaux, coll. Les cahiers juridiques, 2016.

Le juge des enfants occupe une place centrale dans le dispositif de protection des mineurs isolés étrangers (MIE) : d’une part, en l’absence des titulaires de l’autorité parentale, aucune mesure de protection concernant ces mineurs ne peut être prise de façon pérenne sans qu’il soit saisi ; d’autre part, face à l’extrême réticence de beaucoup de départements à considérer ces jeunes comme des enfants en danger comme les autres, le juge des enfants constitue le seul recours pour ces enfants, en particulier pour ceux qui voient leur minorité contestée.

Depuis une circulaire de la chancellerie du 31 mai 2013, et plus encore depuis les modifications introduites par la loi relative à la protection de l’enfant du 14 mars 2016, la répartition des compétences entre les différentes institutions est claire. Il incombe aux conseils départementaux, dans un premier temps, de mettre à l’abri toute personne « se déclarant » mineure isolée puis, dans un second temps, de procéder à une « évaluation sociale » visant principalement à déterminer si la personne en question est mineure ou pas et, subsidiairement, si elle est isolée sur le territoire.

Un dispositif fondé sur la suspicion

Cette « évaluation » repose pour l’essentiel sur un ou plusieurs entretiens au cours desquels le jeune doit répondre à une série de questions sur son état civil, sa famille, ses conditions de vie au pays (situation économique de la famille, scolarité, formation, période de travail), puis sur les conditions de son départ et de son voyage. Une attention toute particulière est portée par les services évaluateurs aux dates et à la cohérence de la chronologie.

Ces entretiens, réalisés par une équipe pluridisciplinaire spécialement formée, sont censés s’inscrire dans une « démarche empreinte de neutralité et de bienveillance 1 ». Mais, les départements ayant la maîtrise totale du dispositif, l’entretien se résume le plus souvent à un tête-à-tête dans un bureau (avec un système d’interprétariat parfois approximatif) qui donne ensuite lieu à un rapport d’évaluation sur lequel la direction de l’aide sociale à l’enfance (ASE), sous tutelle des départements, va s’appuyer pour notifier un éventuel refus de prise en charge.

La ressemblance est frappante avec les entretiens de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) : recherche des incohérences, des contradictions, des erreurs de chronologie, des déclarations trop imprécises ou jugées trop floues, etc., autant d’éléments qui vont permettre de disqualifier la demande de protection.

Mais, à la différence de l’Ofpra, un autre élément entre en jeu : l’aspect physique du jeune. A-t-il l’air d’avoir plus de 18 ans ou non ? C’est cette question qui va orienter la nature plus ou moins inquisitoriale de l’entretien. Le référentiel national établi par le ministère de la justice ne le cache pas puisqu’il est expressément énoncé que « l’évaluateur veille à confronter l’apparence physique de la personne évaluée, son comportement, sa capacité [à répondre] avec l’âge qu’elle allègue 2 ».

Les taux de refus de protection par les départements à l’issue de l’évaluation ont, eux aussi, tendance à se rapprocher de ceux de l’Ofpra. Les seuls chiffres un peu officiels dont on dispose sont ceux des services d’inspection de plusieurs ministères établis en juillet 2014, soit après un an d’application de la circulaire de 2013 : sur environ 9 300 évaluations réalisées en douze mois, il y a eu 4 000 admissions à l’ASE, soit 57 % de refus. Mais ce rapport précise que, dans certains départements, ce sont plus de deux jeunes sur trois qui se sont vu refuser une protection. Cette proportion est confirmée par l’association France Terre d’asile qui, dans son rapport d’activité pour 2015, précise que le taux d’acceptation pour le département de Paris était de 27 %, soit plus de 70 % de refus. Les ordres de grandeur sont les mêmes en Seine-Saint-Denis.

Les départements hostiles à l’accueil des MIE n’ont ainsi même plus à braver frontalement la loi en refusant de les accueillir : il leur suffit de notifier massivement des refus de protection après évaluation par leurs services ou par l’association qu’ils ont mandatée à cet effet.

Des recours difficiles d’accès et ineffectifs

Face à cette situation, le seul recours ouvert aux jeunes est de saisir le juge des enfants.

Il faut écarter d’emblée la possibilité de saisir le parquet chargé des mineurs : bien que la loi confère au procureur de la République, dans les cas d’urgence, les mêmes pouvoirs qu’au juge des enfants pour prendre une mesure de protection 3, les parquets ne répondent jamais aux mineurs isolés étrangers qui les saisissent directement. De plus, leurs décisions de classement sans suite peuvent difficilement faire l’objet d’un recours puisqu’elles ne sont jamais notifiées aux jeunes eux-mêmes. La possibilité même de faire appel dans ce cas est controversée 4.

Le juge administratif n’est pas non plus d’un grand secours à ce stade de la procédure. Bien que la décision de refus de protection du département soit incontestablement une décision administrative, le Conseil d’État a considéré que, puisque le code de l’action sociale et des familles faisait obligation aux départements de saisir l’autorité judiciaire pour se voir confier durablement la prise en charge d’un mineur, le jeune pouvait très bien, en cas de refus du département, saisir lui-même le juge des enfants 5. Tout au plus, le Conseil d’État admet-il depuis peu qu’un refus d’accès au dispositif de mise à l’abri et d’évaluation peut constituer, dans certaines conditions, une atteinte grave et manifeste à une liberté fondamentale 6.

Formellement, le raisonnement du Conseil d’État est juste, mais il néglige totalement le fait que seul le département peut matériellement mettre à l’abri dans l’heure un mineur à la rue. Renvoyer des jeunes en très grande détresse sociale à mieux se pourvoir devant le juge des enfants est une aberration. Cela ne règle pas la question de leur protection dans l’immédiat, puis pendant toute la durée de la procédure devant le juge des enfants.

Comme on le constate, tout renvoie à la compétence du juge des enfants.

Le jeune va pouvoir saisir directement le juge des enfants sans que son incapacité à agir en raison de sa minorité puisse lui être opposée 7. C’est l’une des exceptions prévues par la législation, pour permettre au mineur de demander lui-même une protection à un juge. Il peut le faire sans aucun formalisme : il lui suffit d’envoyer un courrier adressé au tribunal pour enfant expliquant sommairement sa situation. Il peut aussi tenter de se présenter directement au tribunal pour obtenir une date d’audience. Une fois saisi par le mineur, le juge des enfants a l’obligation d’ouvrir un dossier d’assistance éducative et de rendre une décision.

Pour autant, l’accès au juge des enfants n’a pas été pensé pour des jeunes à la rue, surtout s’ils sont accusés de mentir sur leur âge par un service d’aide sociale à l’enfance. Il est difficile, au demeurant, de contester un refus en l’absence de trace écrite. Or pendant très longtemps, les jeunes se sont vu opposer des refus oraux à l’issue de l’entretien d’évaluation. C’est seulement depuis un décret de juin 2016 qu’une décision écrite et motivée doit leur être remise par les départements 8. Encore faut-il que les services évaluateurs acceptent de recevoir et d’évaluer tous les jeunes qui le demandent, sans effectuer de tri au faciès, sans opposer ces « refus guichet » qui ne donnent lieu à aucune décision écrite 9.

Par ailleurs, auprès de qui ces jeunes peuvent-ils trouver de l’aide pour saisir le juge des enfants ? Même si la procédure ne suppose aucun formalisme, il faut tout de même rédiger un courrier, penser à demander au juge l’assistance d’un avocat et, le cas échéant, d’un interprète, l’envoyer à la bonne adresse, disposer d’une adresse pour recevoir la convocation, etc.

L’antenne des mineurs du barreau de Paris a ouvert une permanence spéciale pour les MIE mais c’est la seule en France. Ce sont souvent des associations qui ont dû s’organiser localement pour recevoir et aider ces jeunes à saisir les juges des enfants. Mais elles peuvent difficilement faire face aux milliers de jeunes qui se voient refuser chaque année une protection à l’issue de leur évaluation.

Les tribunaux pour enfants se sont parfois organisés en interne pour faire face à l’afflux de ce type de saisine, mais aucun n’a organisé un accueil sur place pour permettre aux jeunes de déposer leurs recours.

À supposer que le juge des enfants ait pu être saisi, le mineur, s’il est seul, se trouve confronté à une série de difficultés matérielles : comment recevoir une convocation d’audience quand on est à la rue ? Comment bénéficier de l’assistance d’un avocat ? Comment se déplacer et se rendre aux différentes convocations (remise des documents au greffe pour expertise documentaire, rendez-vous dans les unités médico-judiciaires pour passer l’examen osseux, audiences, etc.) ? Et, surtout, comment tenir et survivre sans aide et sans ressources jusqu’à la décision du tribunal pour enfants ?

L’effectivité du recours au juge des enfants dépend pourtant des réponses apportées à ces questions.

Aucun de ces éléments n’est pris en compte par la circulaire de la chancellerie de 2013. Celle-ci se contente de rappeler « qu’en application de l’article 375, al. 1 du code civil, un jeune qui se présente en tant que mineur et se voit opposer un refus d’admission à l’aide sociale à l’enfance peut saisir le juge des enfants afin qu’une mesure d’assistance éducative soit ordonnée ». Et rien n’a été prévu non plus à cet égard par la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant ni par ses décrets d’application instituant un dispositif national de mise à l’abri, d’évaluation et d’orientation des mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille. Il faut aller fouiller dans un arrêté du 17 novembre 2016 pour apprendre que le président du conseil départemental doit notifier à l’intéressé « une décision motivée de refus de prise en charge mentionnant les voies et délais de recours applicables » sans autre précision 10.

C’est pourtant la loi du 14 mars 2016 qui, inscrivant le principe des tests osseux dans le code civil, précise que le « doute doit profiter à l’intéressé 11 ». Si le doute profitait véritablement aux jeunes se déclarant mineurs, leur mise à l’abri devrait, en bonne logique, se poursuivre tout au long de la procédure devant le juge des enfants et, le cas échéant, jusqu’à la décision d’appel.

Le juge des enfants, rempart inefficace contre les abus

Reste à déterminer si, une fois saisi, le juge des enfants constitue malgré tout un instrument efficace pour protéger les jeunes.

La possibilité pour le jeune de saisir directement le juge des enfants pour contester un refus de prise en charge du département n’a pas été admise sans mal. Certains magistrats ont longtemps considéré qu’il s’agissait là quasiment d’un détournement de procédure : le juge des enfants n’est pas une chambre d’appel contre les refus du département, leur opposait-on ! En janvier 2015, il se trouvait encore une juge à Paris pour écrire dans ses décisions que sa juridiction « n’est évidemment pas la juridiction d’appel de la décision rendue par le conseil général ». Elle refusait par conséquent de statuer et conseillait aux jeunes de saisir le tribunal administratif, et cela en dépit de la position du Conseil d’État, rappelée plus haut, consistant à dire que la possibilité pour un jeune de saisir le juge des enfants d’une demande d’assistance éducative rend irrecevable le recours pour excès de pouvoir contre la décision du président du conseil départemental ainsi que la demande de suspension dont il peut être assorti. Ce type de pratique, qui a pour effet de laisser sans réponse et donc sans protection des jeunes pendant des mois, constitue un véritable déni de justice.

Globalement, c’est donc de mauvais gré que les cabinets des juges des enfants, souvent déjà surchargés, ont accueilli ce surcroît de travail. Cela s’est traduit par des délais d’audiencement très longs : un, deux, voire trois mois et plus selon les juges, au sein d’un même tribunal. De tels délais constituent pour des jeunes à la rue, en situation de survie, un obstacle très dissuasif, certains finissant par disparaître sans attendre la date de l’audience devant le juge des enfants. Ces absences fréquentes à l’audience ont paradoxalement pour effet de renforcer la conviction de certains magistrats du caractère peu sérieux des dangers allégués par ces jeunes.

Toutefois, si on se réfère plus particulièrement à la situation parisienne, les saisines en masse du tribunal pour enfants de Paris ont permis d’obtenir, au moins dans un premier temps, de nombreuses mesures de protection.

Lorsque la permanence interassociative de l’Adjie (Accompagnement et défense des jeunes isolés) a été créée et a commencé à recevoir des jeunes, à la fin de l’année 2012, le « taux de réussite » devant le juge des enfants était de quasiment de 100 %. Pendant les quelques mois qui ont suivi l’ouverture de cette permanence, un système absurde a fonctionné selon le schéma suivant : les jeunes se présentaient à la cellule d’accueil du département de Paris, la plateforme d’accueil et d’orientation pour les mineurs isolés étrangers (Paomie), gérée par l’association France Terre d’asile. Après l’évaluation de leur situation par la Paomie, près d’un jeune sur deux repartait sans protection. Une grande partie des jeunes ainsi éconduits venaient à l’Adjie qui saisissait le plus rapidement possible le tribunal pour enfants de Paris. Ces jeunes devaient patienter encore deux ou trois mois à la rue, le temps d’obtenir la décision du juge des enfants, qui finalement les confiait, sauf rares exceptions, à l’ASE de Paris. Il faut préciser qu’à cette époque, compte tenu de la jurisprudence plutôt favorable du tribunal pour enfants de Paris, dès qu’un jeune présentait un document d’état civil non contesté, il était sûr d’obtenir une mesure de protection.

Mais la situation s’est rapidement dégradée. D’une part, parce que l’ASE de Paris a fait de plus en plus souvent appel des décisions des juges des enfants ; d’autre part, parce que les magistrats, sous la pression de l’ASE, sont eux-mêmes devenus de plus en plus suspicieux. Des avocates de l’antenne des mineurs du barreau de Paris ont pu ainsi écrire qu’« en pratique, devant le tribunal pour enfants, les MIE constituent bien une catégorie de justiciables “à part”, qui subissent, en raison de leur extranéité et de leur isolement, un traitement défavorable par rapport aux autres enfants 12 ». L’appréciation est corroborée par deux chercheurs qui ont écrit à propos de ce même tribunal : « Il faut noter que plusieurs éléments dans la forme et la tenue des audiences semblent éroder la capacité des jeunes migrants isolés à exposer leurs avis devant l’autorité judiciaire et à être informés pleinement et sereinement des incidences et conséquences du jugement dont ils font l’objet. Les jeunes consultés ayant fait l’objet d’un jugement en assistance éducative déploraient le fait que le juge n’ait pas pris la peine d’évaluer en profondeur leur demande de protection, se résumant à des questions parcellaires. La plupart du temps, nos observations et entretiens ont révélé des temps d’audience courts, permettant difficilement à notre sens d’appréhender la complexité de leurs situations. Les jeunes témoignaient également de leur incompréhension quant aux enjeux de la procédure et d’un manque généralisé d’information lors des audiences 13. »

Une dépendance fonctionnelle à l’égard de l’aide sociale à l’enfance

Il faut avoir à l’esprit qu’en matière d’assistance éducative, et indépendamment de la question des mineurs isolés étrangers, somme toute marginale pour eux, les juges des enfants travaillent en étroite collaboration avec les services de l’ASE auxquels il revient de mettre à exécution les décisions de placement des juges ; ces derniers en ont donc besoin pour accomplir leur mission. Cette interdépendance entre l’administration et la justice fait qu’il est difficile pour un magistrat de rester totalement imperméable aux discours que tiennent les départements sur la saturation de leur capacité d’hébergement, l’explosion du coût de prise en charge des MIE, les risques de fraude, etc.

Cette prise en compte des doléances et difficultés exprimées par les départements, on la décèle sans mal, par exemple, sous la plume du président du tribunal de Bobigny qui, dans une « note générale » rédigée en 2002 et ayant pour objet les « Enfants asiatiques se présentant comme isolés » 14, se livrait à ces considérations sidérantes : « On constate depuis quelques semaines l’arrivée régulière, au tribunal pour enfants de Bobigny, de jeunes gens ou jeunes filles mineurs se présentant comme chinois, expliquant avoir été conduits à se rendre dans notre juridiction par un passeur les ayant conduits jusqu’au métro Italie-Bobigny. En tout état de cause, en l’absence de communauté chinoise installée dans la Seine-Saint-Denis ces jeunes n’ont aucun attachement au 93 sinon le sentiment qu’ont certains passeurs ou proches qu’à travers nous, les enfants obtiendront les “papiers” recherchés ». Après avoir ainsi disqualifié de façon générale toutes les demandes de protection des jeunes Chinois, le président du tribunal ajoutait que « ces jeunes font peser sur la juridiction et l’ASE de Seine-Saint-Denis une pression difficilement supportable ». La note organisait ensuite « conjointement avec le parquet, l’ASE et la PJJ départementale » le transfert de ces jeunes Chinois vers Paris en taxi pour les remettre à la brigade des mineurs.

Cette inclination à faire prévaloir les intérêts du département sur ceux des mineurs transparaît souvent lors des audiences et on la retrouve jusque dans la motivation de certains jugements. Voici, par exemple, comment un juge des enfants de Versailles justifie une décision de non-lieu à assistance éducative : « Dans ces conditions, au vu de tous ces éléments, et sachant que le Conseil départemental des Yvelines doit faire face à une multiplication de ce type de prise en charge dans un contexte où les moyens en matière de protection de l’enfance deviennent de plus en plus contraints ; qu’assurer le gîte et le couvert peut être exercé par des associations humanitaires comme c’est le cas en espèce ; que l’intéressé ne justifie sa présence sur le territoire français que par le souhait de pouvoir bénéficier de conditions économiques plus faciles et de faire des études, ce qui ne peut être l’objectif d’un système de protection de l’enfance 15 » (il s’agit en l’espèce d’un jeune Malien âgé de dix-sept ans).

Une suspicion croissante

À Paris, la pratique des juges des enfants s’est très nettement durcie à partir de 2013. Sensibles aux discours de l’ASE, ils se sont montrés de plus en plus suspicieux et exigeants en matière de preuve, aidés en cela par la cour d’appel de Paris qui a développé une jurisprudence particulièrement exigeante en matière de preuve de la minorité 16.

La présentation d’un acte de naissance, même authentifié par les services de la fraude documentaire, n’a plus été suffisante, il a fallu présenter un justificatif d’identité pour prouver que l’acte de naissance appartenait bien au jeune – mais pas n’importe quelle pièce d’identité… Les cartes consulaires ont rapidement été disqualifiées : trop faciles à obtenir car la plupart des consulats les délivrent sur présentation d’un acte d’état civil, sans procéder à des vérifications plus poussées.

Les cartes d’identité nationales sont accueillies avec moins de suspicion mais la plupart des jeunes n’en ont jamais eu. Ils tentent alors de demander à leurs proches au pays de leur en faire parvenir une. Mais obtenir une carte nationale d’identité dans le pays d’origine en l’absence du demandeur n’est pas toujours possible. Certaines administrations étrangères acceptent d’en délivrer en violation de leurs propres règles (par exemple en l’absence du titulaire et donc sans prise d’empreintes). Ces cartes sont systématiquement déclarées fausses dès l’instant où le juge constate qu’elles ont été délivrées en l’absence du demandeur et que le droit local n’a pas été respecté.

Les passeports sont encore plus difficiles à obtenir et souvent très chers.

Dans ces conditions, il est devenu impossible pour de nombreux jeunes d’apporter la preuve de leur minorité pour faire échec à la décision de l’ASE qui les a considérés comme majeurs.

Un rapport de force inégal avec les élus

Derrière les services de l’ASE, il y a aussi des élus, et en particulier le président du conseil départemental. Le rapport de force entre le département et le tribunal pour enfants n’est pas toujours en faveur de ce dernier.

C’est là que l’État de droit trouve très clairement ses limites.

On peut rappeler ici la crise ouverte déclenchée en juillet 2011 par les déclarations de Claude Bartolone, alors président du conseil général de Seine-Saint-Denis, faisant savoir qu’à partir de la rentrée suivante, il ordonnait à ses services ne plus accueillir de mineurs isolés étrangers aussi longtemps que l’État ne l’aiderait pas financièrement. Ce chantage politique qui visait à faire pression sur l’État s’est traduit par le refus de l’ASE de Seine-Saint-Denis d’exécuter toutes les ordonnances du tribunal pour enfants de Bobigny pendant plusieurs semaines. Des dizaines d’enfants confiés par le juge des enfants au département sont ainsi restés à la rue pendant cette période.

Ce coup de force a débouché en octobre 2011 sur la mise place d’un premier dispositif de répartition à l’échelle régionale : les mineurs isolés repérés en Seine-Saint-Denis ont été répartis dans vingt et un départements situés dans le ressort de sept cours d’appel. Ce système de répartition a été ensuite étendu, en mai 2013, par la circulaire de la garde des Sceaux évoquée plus haut, à l’ensemble du territoire.

Depuis, on ne compte plus le nombre de présidents de conseils départementaux qui ont déclaré, à un moment ou à un autre, ne plus vouloir accueillir de mineurs isolés. Dans certains départements, comme la Mayenne ou le Bas-Rhin, des arrêtés ont même été pris en ce sens.

Comme l’a souligné, dès 2013, le Défenseur des droits, dans une lettre adressée à la garde des Sceaux qui visait notamment le Loiret et le Maine-et-Loire : « Certains départements refusent d’exécuter des décisions de justice, ce qui m’apparaît contraire à l’intérêt des enfants en question, à l’État de droit, et au surplus, de nature à engager leur responsabilité. » Ceci n’a pas empêché la multiplication des refus des départements d’exécuter des décisions des juges des enfants, comme à Lille, Nantes ou Marseille.

On peut aussi citer le cas des enfants vivant dans le bidonville de Calais qui ont été évacués en octobre 2016 sans aucun contrôle du juge : 1 600 mineurs ont été dispersés dans toute la France et placés dans des foyers de fortune, sans saisine de l’autorité judiciaire. Rappelons aussi la situation de milliers de mineurs isolés laissés totalement à l’abandon à Mayotte par les services du département, sans que cela ne perturbe les autorités judiciaires.

*

Les juges des enfants, et plus globalement la justice des mineurs, n’ont pas été en mesure, on le voit, de faire contrepoids aux pratiques des départements les plus hostiles à l’accueil des mineurs isolés. Plus grave encore : dans beaucoup d’endroits, on a constaté un véritable effet de contamination, les tribunaux pour enfants intégrant de plus en plus les limites posées par les départements. La bonne entente entre l’ASE et le juge des enfants, dans le cadre d’une collaboration étroite, est indéniablement un gage de qualité pour la protection des enfants en danger. Mais cette « trop bonne entente » s’est révélée fatale pour les mineurs étrangers qui n’ont jamais été considérés comme réellement légitimes à bénéficier de la protection de l’enfance.

Il y a là tout un équilibre institutionnel à revoir, de façon à ce que les personnes se déclarant mineures isolées soient considérées comme telles pendant toute la durée de la procédure, sous le contrôle plein et entier du juge des enfants. Celui-ci, de son côté, devrait pouvoir superviser la procédure d’évaluation, ordonner la recherche ou la reconstitution des états civils et décider en toute indépendance si un jeune étranger doit bénéficier ou non d’une mesure de protection de l’enfance. Il faut réaffirmer la nécessaire prééminence du juge des enfants face à la toute-puissance du département.

Un juge des enfants témoigne

Je faisais partie de ceux qui pensaient que les mineurs isolés étrangers sont par hypothèse en danger en raison de leur situation d’isolement et qu’ils doivent bénéficier naturellement de la protection de l’enfance et du juge des enfants, avec une prise en compte de leurs besoins spécifiques.

Ma première expérience de juge des enfants remonte à 2006, dans une agglomération de 200 000 habitants. Nous sommes cinq, puis quatre, pour une poignée de mineurs étrangers – une dizaine en 2010 – que nous nous répartissons.

Ayant entendu parler de ce qui se fait en région parisienne, nous décidons, avec la préfecture, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et le département, de mettre en place un protocole de prise en charge des MIE.

L’idée est de rendre automatique l’intervention du juge des enfants, avec un parquet qui le saisit systématiquement, un accueil par l’aide sociale à l’enfance (ASE), mais aussi un soutien de la PJJ par le biais d’une mesure judiciaire éducative (MJE) qui fait, pendant cinq mois, un bilan de l’histoire du jeune, de son parcours, de sa famille, une évaluation de sa santé, de son niveau scolaire, de ses projets – un dispositif correct, par conséquent. J’en profite à cette époque, en accord avec mes collègues, pour rattacher tous les MIE à un seul cabinet, le mien.

En 2013, je quitte la juridiction pour y revenir en 2015. Je choisis alors de reprendre en charge les MIE qui sont à présent une centaine. On est passé de dix à quinze mineurs isolés suivis par le juge des enfants à cent en l’espace d’à peine trois ans, sans compter les jeunes majeurs qui peuvent continuer à être suivis. Et je découvre une situation très négative, pour ne pas dire catastrophique (sachant que cela peut être pire dans d’autres départements). Je découvre, par exemple, que des réunions sont organisées à la préfecture tous les trimestres. L’idée semble belle : une concertation entre les partenaires sur la mise en place de la circulaire Taubira, du nom de la garde des Sceaux de l’époque. En réalité, je constate en lisant les procès-verbaux des réunions précédentes – un vrai choc ! – que la concertation vise uniquement à organiser la lutte contre la fraude. Le postulat est que le MIE est par définition quelqu’un qui va essayer de frauder. Je découvre également que le parquet est dans une approche « délinquantielle » : qu’il voit, avant toute chose, un délinquant potentiel dans ce jeune étranger qui arrive. La position du parquet consiste à dire : si l’on veut favoriser la prise en charge de ceux qui sont réellement mineurs, il faut se montrer intransigeant sur le sort réservé à ceux qui sont en réalité majeurs – ou plutôt que le parquet considère comme majeurs… et c’est là que le bât blesse.

D’où des poursuites pénales systématiques contre tous ces jeunes qui, à un moment ou à un autre, ne vont pas se voir reconnaître l’état de minorité : ils ont utilisé des faux papiers, ils ont fait croire qu’ils étaient mineurs. En somme, ils ont profité de l’aide du département de façon indue.

Je découvre aussi des pratiques dérogatoires condamnables. Ainsi, les agents du département qui s’acharnent à démontrer que le jeune a manifestement menti sur son parcours migratoire. Or, s’il a pu en effet, pour diverses raisons, cacher ou faire le tri parmi certains éléments, cela ne devrait pas avoir d’incidence, puisque la seule question est de savoir si on a affaire à un mineur ou à un majeur, et non de porter une appréciation sur sa sincérité.

Là où les choses deviennent ubuesques, c’est lorsque le procureur de la République réclame un examen d’âge osseux, se saisissant d’éléments de phrases figurant dans un rapport qui, par ailleurs, dit qu’il est établi, certain et non contestable qu’il s’agit bien d’un mineur isolé sur le territoire national.

Me voici donc confronté à un parquet qui, dans les fameuses réunions de concertation, pour prouver qu’il est « dans les clous » me dit n’avoir prescrit, l’année dernière, que 42 % d’examens d’âge osseux… alors que la circulaire elle-même rappelle qu’ils ne doivent être faits qu’à titre exceptionnel.

Autre pratique sidérante : beaucoup de ces mineurs ne passent pas devant le juge des enfants qui prend des ordonnances de placement à l’ASE, puis éventuellement les renouvelle, sans jamais les convoquer, l’idée étant d’attendre pour voir si des recherches sont faites quant à leur âge, leur provenance, etc.

Autre exemple de pratique contestable : la mise en place d’un dispositif pour organiser le retour des mineurs dans leur famille. Même admis au bénéfice du dispositif de protection, le mineur n’est en effet pas à l’abri d’un retour forcé : par la voie diplomatique, avec souvent une pression exercée sur la famille par les autorités locales, on a vu des mineurs renvoyés dans leur pays d’origine sans qu’on ait recueilli leur consentement éclairé quant à leurs souhaits véritables, ni vérifié l’absence de danger. Ce qui est pourtant la mission des juges des enfants…

Comment expliquer que la situation ait à ce point changé en si peu de temps ? L’explication qu’on m’a donnée est que le département concerné, comme d’autres, a de plus en plus de difficultés financières pour répondre aux besoins de protection des mineurs, que l’on peine à obtenir des lieux de placement pour les enfants qui ne peuvent pas rester dans leur famille. Et donc, on fait le compte : plus on aura MIE, moins on pourra protéger les autres enfants qui, eux, sont violentés dans leurs foyers, etc.

Lorsque j’ai dénoncé ces pratiques et ce raisonnement comme une forme de préférence nationale, j’ai provoqué des hurlements de protestation. Pourtant l’idée est bien là et ce, dans une région où le rejet de l’autre n’atteint pas les proportions de certains départements du Sud. Et tous ces gens sont par ailleurs des personnes tout à fait agréables et respectables…

S’il faut tirer quelques leçons de cette expérience, en lien avec la thématique de l’État de droit et si l’on considère qu’il y a d’un côté l’État de droit et de l’autre la raison d’État, il est clair que, dans le traitement des MIE, on est nettement plus proche de la raison d’État. La raison d’État, ici, c’est la « gestion des flux migratoires » et la question est celle de la complicité des magistrats. Les pratiques que j’ai décrites vont même au-delà de la complicité, puisqu’elles sont le fait des magistrats eux-mêmes, chacun à son niveau. C’est d’abord le procureur de la République qui est à la manœuvre. Des collègues m’ont rapporté avoir entendu le représentant du ministère public à une audience de comparution immédiate requérir six mois de prison avec maintien en détention pour un jeune qui avait simplement utilisé des faux documents. Le tribunal correctionnel a prononcé la relaxe, considérant que la preuve n’était pas rapportée de la majorité et qu’il ne pouvait donc pas être reconnu comme auteur de l’infraction qu’on lui reprochait ; mais à mon sens, il aurait dû se déclarer incompétent au profit du tribunal pour enfants et sortir définitivement le mineur du circuit pénal.

Après le procureur, vient le juge des enfants et, au-dessus de lui, la cour d’appel. À la lumière ce que j’ai moi-même observé, et par des discussions avec des collègues, des expériences échangées sur la liste internet des juges pour enfants, je peux dire qu’il y a eu une véritable bascule : d’une approche qui était encore empreinte d’humanité, avec une interprétation favorable des textes, on est passé à une autre approche, focalisée sur l’objectif de limiter au maximum les accueils de MIE.

S’agissant par exemple de la disposition du code civil qui précise que les documents d’état civil rédigés à l’étranger font foi jusqu’à preuve contraire, on constate que les mêmes magistrats qui, auparavant, en faisaient une application littérale, se sont mis tout à coup à interpréter autrement les textes, à soupeser les éléments du dossier, en disant : attendez, certes ce jeune fournit un document d’état civil, un acte de naissance par exemple, mais ce document ne comporte pas de photographie ; donc nous ne pouvons pas être certains que ce document est le sien, et il ne constitue pas un élément suffisamment probant pour attester que ce jeune est effectivement mineur.

Cette bascule en dit long sur l’évolution de notre société et il est inquiétant de voir l’effet corrosif qu’elle a sur l’office du juge des enfants, à savoir la protection des mineurs. Au nom de la « maîtrise des flux migratoires », le juge renonce à remplir cette fonction de protection et les bonnes pratiques qui pouvaient exister lorsque les mineurs étrangers isolés n’étaient qu’une poignée dans le département ont volé en éclats dès que leur nombre a augmenté.

Est-il possible de résister ? Oui, bien sûr, et il n’y a aucune gloire à tirer du fait de refuser d’entrer dans le jeu de ces pratiques, puisqu’il s’agit simplement d’appliquer le droit, d’appliquer la Convention des droits de l’enfant pour accueillir ces mineurs, de leur accorder la protection à laquelle ils ont droit et de les accompagner jusqu’à leur majorité dans les meilleures conditions possibles.

Des marges de manœuvre, on en a, et en voici quelques exemples. Il faut tenir bon sur le principe que le doute doit bénéficier au jeune et qu’on ne peut se fonder sur des expertises osseuses dont la valeur probante est très fragile, compte tenu des marges d’erreur qu’elles comportent, en particulier dans la tranche d’âge « litigieuse », autour de dix-huit ans. On peut aussi jouer sur le temps : prendre le temps de tirer les choses au clair et, en attendant, accompagner le jeune. On peut réexaminer la situation des jeunes après un refus de l’ASE dans le cadre de saisines directes.

Pour autant, le travail des juges des enfants se heurte à des obstacles qui constituent aussi les limites de la résistance qu’ils peuvent opposer aux pressions des autres acteurs. D’abord, ils travaillent dans des conditions

matérielles très difficiles car la justice est surchargée, et faire convenablement son travail prend du temps. En ce qui me concerne, par exemple, je convoquais une première fois le mineur et si, par la suite, un examen osseux était demandé par le procureur de la République, sur la base duquel la minorité était contestée, je tenais une deuxième audience en convoquant à nouveau toutes les parties et en demandant que le jeune bénéficie de l’aide d’un avocat. Ensuite, se pose la question très problématique du partenariat avec l’ASE. Il est très délicat, en effet, de se trouver en opposition avec l’ASE alors que, par ailleurs, on doit travailler ensemble. Il est difficile aussi de rester totalement imperméable aux préoccupations financières et aux discours alarmistes des conseils départementaux sur le manque de lieux d’accueil. Et puis, il y a des stratégies concertées reposant sur la mauvaise foi : ainsi de l’Éducation nationale qui profite de ce que, dans une ordonnance, il est mentionné que des investigations sont en cours afin de vérifier l’âge pour refuser d’intégrer le jeune ; et je passe sur les stratégies concertées entre le préfet, le procureur, le département pour atteindre l’objectif de faire entrer le moins de jeunes possible dans le dispositif de protection de l’enfance. Il faut aussi regretter le manque d’avocats sensibilisés à ces questions. Enfin, le manque de moyens affectés à la prise en charge de tous ces jeunes constitue lui aussi un obstacle évident : à titre d’exemple, entre le moment où je suis parti et celui où je suis revenu, dix-huit mois après, la dégradation était nette puisque le séjour à l’hôtel en attendant une autre solution est passé de trois mois à neuf mois.

Au-delà des mineurs isolés étrangers, c’est l’échec de l’ensemble du dispositif de la protection de l’enfance qui est en cause.



1 Arrêté du 17 nov. 2016, art. 3, NOR : JUSF1628271A.

2 Arrêté du 17 nov. 2016, art. 5.

3 Code civil, art. 375-5, al. 2.

4 Voir Michel Huyette, Philippe Desloges, Laurent Gebler et al., Guide de la protection judiciaire de l’enfant, p. 137 : www.oijj.org/sites/default/files/guidepje.pdf

5 CE, ord. 1er juill. 2015, n° 386769.

6 CE, ord. 13 juill. 2017, n° 412134 et 412135.

7 Code civil, art. 375.

8 Code de l’action sociale et des familles, art. R. 221-11, IV.

9 Voir le communiqué de presse de l’Adjie, « À Paris, la Croix-Rouge et la mairie laissent des mineurs à la rue en plein hiver », 23 janv. 2017.

10 Arrêté du 17 nov. 2016, art. 9, NOR : JUSF1628271A.

11 Code civil, art. 388.

12 Catherine Delanoé-Daoud, Béatrice de Vareilles-Sommières, Isabelle Roth, « Les mineurs isolés étrangers devant le tribunal pour enfants de Paris », AJ Pénal, janvier 2016.

13 Corentin Bailleul Daniel Senovilla Hernàndez, Dans l’intérêt supérieur de qui ? Enquête sur l’interprétation et l’application de l’article 3 de la Convention internationale des droits de l’enfant dans les mesures prises à l’égard des mineurs isolés étrangers en France, Migrinter, 2016, 157 p.

14 Note générale du président du tribunal pour enfants de Bobigny, 8 avril 2002.

15 Tribunal pour enfants de Versailles, 16 janv. 2017. Dans le même sens voir Tribunal pour enfants de Versailles, 31 janv. 2017.

16 Jean-François Martini, « Le juge des enfants, piètre protecteur des mineurs isolés étrangers », AJ famille, Dalloz, fév. 2014.

III. Dans la tête des juges

Dans le contentieux de l’enfermement des étrangers, le travail judiciaire pâtit de son enclavement au cœur d’une procédure purement policière où l’office du juge est d’autant plus fortement rejeté qu’il débouche sur des remises en liberté effectives.

Face à des textes toujours plus répressifs et à des pratiques administratives souvent contestables, voire franchement illégales, de quelles marges de manœuvre disposent les juges pour assurer un minimum de protection aux étrangers ? De quel poids pèsent respectivement le carcan des textes, les contraintes hiérarchiques et une conviction finalement largement partagée au sein de la magistrature comme dans l’opinion publique que la sévérité des mesures adoptées serait le prix à payer pour assurer une maîtrise des flux migratoires considérée comme indispensable ?

Malgré le contrôle poussé qu’il est théoriquement à même d’exercer sur les actes de l’administration, le juge administratif fait preuve d’une frilosité manifeste lorsqu’il s’agit d’utiliser ce pouvoir de contrôle dans le contentieux des étrangers. Même s’ils récusent le soupçon de complaisance suscité par les liens étroits que le Conseil d’État entretient avec la haute administration, le fait est que les juges font preuve de beaucoup de compréhension envers l’administration, sans être toujours très rigoureux lorsqu’il s’agit de sanctionner des vices de procédure et en restant particulièrement attentifs aux contraintes des préfectures.

Du côté des magistrats judiciaires, on a trop souvent le sentiment que la « fermeté » affichée par l’administration dans le traitement de l’immigration déteint sur les juges et qu’ils ont intégré les objectifs des préfectures, à commencer par celui d’assurer à tout prix l’effectivité des mesures d’éloignement, au point d’oublier leur mission propre : la protection des justiciables contre les atteintes à leurs droits.

Le juge des libertés et de la détention est certes considéré comme un intrus dans une procédure placée entre les mains des préfectures et de la police, et son intervention est perçue par l’administration comme un obstacle à l’éloignement des étrangers en situation irrégulière. Il jouit pourtant d’une certaine autonomie puisqu’il lui revient d’apprécier, entre autres, la crédibilité du récit d’un étranger ou l’authenticité des documents présentés. Et l’on observe à cet égard des différences de positionnements d’un magistrat à l’autre, souvent liées à la diversité de leurs trajectoires professionnelles.

Cette dernière remarque tend à conforter l’hypothèse qu’il existe bien, pour les juges, des marges de manœuvre dont il appartient à chacun et chacune de se saisir.

Le juge judiciaire : entre pression administrative et tentation répressive

Laurence Blisson secrétaire générale du Syndicat de la magistrature et juge de l’application des peines

Gardiens constitutionnels de la liberté individuelle, les magistrats de l’ordre judiciaire - juges et procureurs - assurent-ils leur rôle face aux justiciables de nationalité étrangère ? L’état du droit et de son application aux personnes étrangères est-il conforme aux exigences de l’État de droit qui suppose d’abord que l’action de l’État est contrainte par un ensemble de textes, ensuite que ceux-ci sont conformes à des principes de valeur supérieure, enfin qu’il existe un contrôle juridictionnel effectif, assurant séparation et équilibre des pouvoirs. Par leur intervention, comment les magistrats garantissent-ils le respect des principes d’égalité devant la loi et de protection des libertés ? De quelles marges de manœuvre disposent-ils dans leur rapport à la loi mais aussi à tout un environnement institutionnel, et comment les utilisent-ils ?

Juges et procureurs ont, comme les lois qu’ils appliquent, un rapport aux personnes étrangères traduites en justice composé à la fois d’excès et d’insuffisances. C’est du moins ce que fait apparaître l’examen - non exhaustif - des pratiques en matière pénale et des choix d’organisation judiciaire dans le contentieux du droit des étrangers : on y trouve tout à la fois les excès de la surpénalisation et les insuffisances du contrôle de l’enfermement. C’est à ces deux domaines que nous limiterons notre analyse, sachant que le contentieux de la nationalité ou celui de la protection des mineurs isolés étrangers – qu’on doit désormais appeler « mineurs non accompagnés » – offrent des illustrations tout aussi significatives de ce que nous entendons démontrer.

L’appréhension en termes de « marges de manœuvre » permet de placer l’analyse dans un rapport constant entre ce qui relève, d’un côté, du droit, de l’autre, de son interprétation par les juges, laquelle peut être plus ou moins tatillonne, large ou même inventive. Elle introduit également une dimension liée à l’environnement social et institutionnel dans lequel se situe l’action judiciaire pour mettre au jour un juge sous influence et les moyens qu’il se donne ou qui lui sont concédés pour résister à cette influence.

À titre liminaire et au risque de rappeler une évidence, il faut souligner que le corps des magistrats n’est pas plus imperméable que le reste du corps social aux constructions sociales et idéologiques, aux discours qui identifient en l’étranger un Autre, un problème ou une crise 1 pour en inspirer le rejet. L’adhésion aux versions les plus ouvertement xénophobes demeure minoritaire au sein de la magistrature. L’infiltration est souvent plus pernicieuse : on a ainsi vu certains magistrats bienveillants céder à la hiérarchisation des dangers entre enfants isolés étrangers et enfants français dans un contexte de pénurie de places dans les établissements relevant de la protection de l’enfance. Cette contamination par les discours prend parfois des formes inattendues, des magistrats évoquant ainsi – en privé surtout – des pratiques juridictionnelles de fermeté destinées à « ne pas faire monter le Front national ».

Ces influences s’expriment aussi bien lorsque les lois imposent un traitement spécifique, de défaveur, aux personnes étrangères que lorsqu’elles sont en apparence neutres et égales pour tous. Ces influences ne sauraient toutefois être réduites à l’intériorisation individuelle d’une idéologie dominante, contre laquelle, par souci d’impartialité, devraient se prémunir les magistrats, en respectant les règles procédurales mais également en procédant à un examen critique de leurs propres préjugés. Au-delà des individualités, c’est aux structures qu’il faut s’intéresser, en ce qu’elles traduisent l’intégration par l’autorité judiciaire d’objectifs qui ne sont pas les siens et qui dépassent ou contredisent sa mission.

Contrôle de l’enfermement : les magistrats face aux préfets

C’est dans le contentieux civil de la rétention administrative des étrangers, qui voit intervenir le juge des libertés et de la détention (JLD), que les effets de structure apparaissent le plus clairement. Comment l’institution appréhende-t-elle le rôle du juge dans le contrôle de la rétention administrative, mesure de privation de liberté dont l’unique justification est d’organiser le « départ » 2 de personnes à raison de leur situation administrative ?

Alors que l’intervention du juge judiciaire vise essentiellement à contrôler la privation de liberté, en somme à protéger le droit à la sûreté des personnes concernées contre le risque d’arbitraire de l’administration, les impératifs de cette dernière influencent l’exercice du contrôle juridictionnel.

Ces impératifs sont d’emblée pris en compte dans les textes, qui exigent du juge qu’il tienne « compte des circonstances particulières liées notamment au placement en rétention simultané d’un nombre important d’étrangers […] pour l’appréciation des délais relatifs à la notification de la décision [de placement en rétention], à l’information des droits et à leur prise d’effet » (Ceseda, art. L. 552-2). L’exigence de protection des droits des personnes étrangères cède alors devant un motif opérationnel propre à l’administration : le caractère massif des placements en rétention et son incapacité à assurer le respect des droits dans un délai normal. D’autres textes visent à limiter l’office du juge face à l’administration, par exemple en restreignant les irrégularités qui peuvent entraîner la fin de la rétention à celles qui ont effectivement porté atteinte aux droits de la personne retenue 3. Ou encore, selon un schéma désormais classique, en exigeant une motivation spéciale pour ordonner l’assignation à résidence d’une personne placée en rétention si elle s’était préalablement soustraite à une mesure d’éloignement (obligation de quitter le territoire français, interdiction de retour ou de circulation sur le territoire français, expulsion, etc.) 4 .

La problématique du moment de l’intervention du contrôle du juge judiciaire, repoussé à cinq jours par la loi du 16 juin 2011 avant d’être – de haute lutte – rétabli à 48 heures par la loi du 7 mars 2016, témoigne de l’enjeu que représente la place donnée au juge par rapport à l’administration. Dans un rapport consacré aux obstacles à l’accès au juge, publié en 2014, l’Observatoire de l’enfermement des étrangers montrait que, selon les statistiques établies par les associations qui interviennent en rétention, on pouvait estimer à 60 % le nombre de personnes éloignées du territoire métropolitain dont les conditions d’interpellation et le respect de leurs droits fondamentaux pendant la procédure de privation de liberté ne sont pas évalués par le juge judiciaire 5.

Parfois, les textes et les modalités d’organisation judiciaire se combinent pour intégrer les impératifs de l’administration. C’est le cas pour les délocalisations d’audiences dans des salles spécialement aménagées à proximité des centres de rétention ou des zones d’attente, concrètement, sur le tarmac. Il serait faux de penser qu’une fois le principe posé par la loi 6, l’autorité judiciaire n’a aucune responsabilité dans le processus et qu’elle ne dispose d’aucune marge de manœuvre pour l’éviter. À deux reprises, récemment, les tribunaux de grande instance de Meaux (pour le centre de rétention administrative [CRA] du Mesnil-Amelot) et de Bobigny (pour la zone d’attente de Roissy) se sont laissé imposer leur propre éclatement. Ces juridictions connaissaient pourtant des difficultés majeures d’effectifs et avaient besoin de travaux de réfection des bâtiments, plus particulièrement du dépôt où sont enfermées les personnes dans l’attente d’une audience. Ces considérations auraient pu fonder un refus collectif des projets de construction puis d’ouverture de ces salles délocalisées onéreuses et dédiées avant tout au confort de l’administration : le prétexte « humaniste » invoqué, qui prétend se soucier des conditions dans lesquelles les personnes sont conduites jusqu’au tribunal de grande instance, puis attendent leur comparution, vise surtout à éclipser la vraie raison du dispositif, à savoir le confort apporté aux services du ministère de l’intérieur qui peut, dès lors, redoubler la cadence de l’enfermement.

La marge de manœuvre existait donc, ne serait-ce que sur la base de ces arguments d’organisation concrète qui n’ont finalement conduit qu’au report de l’ouverture de ces salles d’audience. Mais des arguments plus fondamentaux pouvaient aussi être invoqués, ayant trait au respect de la symbolique judiciaire incarnée par le palais de justice, espace neutre au cœur de la cité, qui accueille tous les justiciables de manière égale et, surtout, ayant trait aux principes de publicité et d’apparence d’impartialité, mis à mal par l’éloignement des salles délocalisées et par la « collusion » géographique entre la salle, le tarmac et les locaux de l’administration partie au procès (centre de rétention administrative ou zone d’attente). Or, au moment de l’ouverture de la salle délocalisée du Mesnil-Amelot en 2013 ou, plus récemment, lors de l’ouverture de celle de la zone d’attente de Roissy, ce n’est pas l’autorité judiciaire, mais des organisations syndicales, des associations 7 et des représentants du barreau qui ont protesté sur ces bases, en vain.

La justice statue ainsi sous le regard permanent de la préfecture, qui n’hésite pas à se manifester quand le sens des décisions judiciaires ne lui convient pas. C’était tout l’enjeu de la nomination par décret des juges des libertés et de la détention, introduite par la loi organique du 8 août 2016 et destinée à les mettre à l’abri des pressions extérieures relayées par une hiérarchie judiciaire qui pouvait, à loisir, changer un magistrat d’affectation (comme cela a été le cas au tribunal de Créteil il y a quelques années). Les pressions hiérarchiques ne sont pas un cas d’école : on les a vues à l’œuvre en octobre 2015 quand un JLD de Nîmes s’est saisi, sur la base de l’article R. 552-18 du Ceseda qui dispose que « le juge des libertés et de la détention peut, à tout moment, […], de sa propre initiative […], décider la mise en liberté de l’étranger lorsque les circonstances de droit ou de fait le justifient », et a ordonné la mise en liberté de personnes qui avaient été placées au CRA de Nîmes dans le cadre du démantèlement de la jungle de Calais. Il a estimé que le placement en rétention était entaché d’un détournement de pouvoir car il visait à organiser la dispersion et non l’éloignement des personnes concernées, éloignement au demeurant impossible pour la plupart de ces exilés. La cour d’appel a infirmé ses décisions et le magistrat en question a fait l’objet d’une enquête administrative, traduisant l’empressement de l’institution judiciaire à protéger l’administration contre un interventionnisme jugé intempestif.

Dans les faits, l’institution judiciaire se perçoit parfois comme un relais des préfectures ; à tout le moins, elle se refuse à entraver leur action. En 2011, dans le cadre d’une formation destinée à des magistrats, des directeurs de CRA et des policiers, l’évocation de l’impossibilité de placer en garde à vue pour l’infraction d’entrée ou de séjour irrégulier a provoqué cette réaction étonnante d’une magistrate du parquet : « Mais comment va-t-on faire [pour placer en rétention] ? » Anecdotique, cette apostrophe n’en traduit pas moins une réalité : l’intériorisation par l’institution judiciaire des objectifs de l’administration qui entend assurer à tout prix l’effectivité des mesures d’éloignement. La magistrate assumait clairement le fait que la garde à vue ne s’inscrivait pas dans la perspective de poursuites pénales, mais qu’elle constituait un tremplin vers la rétention administrative, après un classement sans suite dit « de type 61 » (procédures alternatives mises en œuvre par d’autres autorités). Le fait est que, dans le cadre de la garde à vue avant 2011, de la retenue actuelle ou du placement en rétention, le contrôle des conditions d’interpellation par le procureur de la République, qui doit être informé dans le cadre du traitement en temps réel dès le début de la mesure, est hélas le plus souvent inexistant.

Autre exemple, moins anecdotique : la mise en place de contacts téléphoniques institutionnalisés en 2013 entre la préfecture de Seine-et-Marne et le parquet de Meaux pour l’exercice par celui-ci de son droit d’appel suspensif. En effet, dans un délai de six heures après une ordonnance de non-prolongation de la rétention administrative, le procureur de la République peut non seulement interjeter appel, comme peut le faire la préfecture, partie au procès, mais également « demander au premier président de la cour d’appel ou à son délégué de déclarer son recours suspensif » (Ceseda, art. L. 552-10, ce qui signifie concrètement : empêcher la remise en liberté pendant le temps de l’appel). L’instauration d’un contact institutionnalisé et donc systématique entre le parquet et une partie à l’instance pour que le premier empêche la mise en liberté des personnes dans l’intérêt de la seconde démontre cette intégration par les magistrats des objectifs du ministère de l’intérieur : la préfecture n’est pas une partie comme une autre. La marge de manœuvre dont dispose l’institution judiciaire est utilisée… mais pas dans le sens de la garantie de la séparation des pouvoirs.

Enfin, la soumission de la justice à une pénurie chronique de moyens, à des impératifs productivistes et à des logiques managériales nuit à sa mission de contrôle. Alors que ce contentieux de la liberté impose un examen exigeant, intégrant la possibilité de soulever d’office certaines nullités comme la possibilité d’utiliser le droit - complexe et souvent méconnu - de l’Union européenne, l’insuffisance des effectifs conduit à devoir toujours réduire le temps consacré à l’audience, à la recherche juridique et à la rédaction des jugements ; cela mène aussi à recourir à des trames ou des motivations simplifiées, parfois stéréotypées et finalement, cela aboutit à réduire les « marges de manœuvre » du juge.

En matière pénale, on retrouve les mêmes problématiques du rapport particulier de l’institution judiciaire aux personnes étrangères, à ceci près qu’il n’est ici plus tant question d’insuffisances que d’excès.

Des excès dans le contentieux pénal : les dits et les non-dits

Alors que l’institution judiciaire doit être la garante du principe d’égalité et doit se prémunir de tout traitement discriminatoire à raison de la nationalité des personnes, l’examen de l’activité judiciaire fait apparaître des formes évidentes de surpénalisation de la population étrangère. Elles naissent à la fois des prescriptions légales qui prévoient explicitement des infractions et des sanctions spécifiques, des instructions ministérielles elles aussi explicites, et d’une application différenciée des textes.

Si l’infraction de séjour irrégulier a été dépénalisée par la loi du 31 décembre 2012, le Ceseda regorge toujours d’infractions spécifiques : entrée irrégulière (art. L. 621-2), aide à l’entrée et au séjour irréguliers (art. L. 622-1 et s.), méconnaissance des mesures d’éloignement ou d’assignation à résidence (art. L. 624-1 et s.), reconnaissance d’enfant et mariage contracté à seule fin d’obtenir ou de faire obtenir un titre de séjour ou la nationalité française (art. L. 623-1 et s.).

La lecture du recueil statistique produit par le ministère de la justice sur « Les condamnations en 2015 » est très éclairante quant à l’activité judiciaire en matière d’infractions à la législation sur les étrangers. En 2015, ces infractions ont donné lieu à 1 678 condamnations, dont 1 135 pour la seule entrée irrégulière (catégorie qui inclut l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers) et 270 pour le maintien irrégulier sur le territoire français. Le nombre des condamnations pour infractions à la législation sur le séjour a certes diminué depuis la dépénalisation du séjour irrégulier, rendue nécessaire par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, mais la pénalisation reste toujours importante. Et ceci, alors que, dans un système pénal régi par le principe d’opportunité des poursuites où le parquet n’est pas tenu de poursuivre chaque infraction, l’autorité judiciaire dispose de marges de manœuvre pour apprécier, parmi les infractions portées à sa connaissance, lesquelles, par leur gravité et l’atteinte qu’elles portent aux intérêts de la société, doivent être poursuivies et lesquelles peuvent ne pas l’être.

Les formes du travail policier et judiciaire conduisent à une inversion de cette logique : la place prise par le traitement en temps réel des procédures notamment via un contact téléphonique entre officiers de police judiciaire et magistrats du parquet, la politique du chiffre imposée à la police, la hausse consécutive du nombre d’infractions relevées par l’activité des services, notamment dans le cadre des contrôles d’identité, conduisent à ce que ce type d’infraction, plus visible dans les contrôles et plus quotidien dans l’activité policière, soit surreprésenté par rapport à d’autres infractions plus graves. À titre de comparaison, en 2015, il y a eu 2 060 condamnations (soit un chiffre guère plus élevé que celui des condamnations pour infraction aux règles sur le séjour) pour les infractions relevant de la catégorie « atteinte aux finances publiques », qui inclut la fraude fiscale…

La problématique des contrôles d’identité (en dehors même de ceux ayant pour objet direct la vérification des titres de séjour) met une nouvelle fois en jeu le rapport entre l’autorité judiciaire, représentée par le procureur de la République, et le ministère de l’intérieur, représenté par la direction départementale de la sécurité publique. Ainsi, pour la mise en œuvre concrète des articles 78-2 et 78-2-2 du code de procédure pénale, qui permettent au procureur de la République d’autoriser des contrôles d’identité par réquisitions écrites, dans des lieux et un temps définis, c’est l’autorité préfectorale qui est en réalité à la manœuvre et, le plus souvent, qui propose à la signature du procureur les réquisitions 8. Celles-ci servent donc souvent très clairement les objectifs de la préfecture. Le Défenseur des droits lui-même, certes en des termes policés, l’a reconnu : saisi des conditions de l’évacuation de migrants présents à la halle Pajol à Paris, il relevait que l’opération s’était faite dans le cadre de réquisitions de contrôles d’identité délivrées par le procureur de la République de Paris, avant d’indiquer : « ainsi, il est permis de s’interroger sérieusement sur la finalité réelle de cette opération de police qui semble avoir été prise plus pour faciliter l’évacuation du site que pour mener une opération de contrôles d’identités couplée à une aide à la demande d’asile, autant d’objectifs qui paraissent poursuivre des finalités bien différentes ».

Loin de constituer un contre-pouvoir, l’autorité judiciaire se fait le relais des objectifs d’ordre public de la préfecture. Ainsi, « pour les étrangers, le droit pénal ne sera le plus souvent qu’instrumentalisé, ses outils […] constituant autant de rouages permettant de maintenir l’étranger à disposition des autorités préfectorales aux fins d’un placement en rétention administrative et d’un éloignement 9 ». À titre d’exemple, pendant longtemps on a vu des poursuites pénales engagées pour opposition à l’embarquement ou à la reconduite et des condamnations à de l’emprisonnement ferme avec mandat de dépôt prononcées uniquement pour contourner le « délai de carence » imposé par les textes entre deux placements en rétention. À l’audience, la motivation de la peine requise pouvait même renvoyer explicitement à ce délai de carence, démontrant un détournement de la finalité de la peine. La loi a finalement pris le relais, rendant inutile ce stratagème, puisque l’article L. 551-1 du Ceseda prévoit désormais que « si le précédent placement en rétention a pris fin après que l’étranger s’était soustrait aux mesures de surveillance dont il faisait l’objet, l’autorité administrative peut décider d’un nouveau placement en rétention avant l’expiration de ce délai. »

Instructions et circulaires

Ces infractions pénales spécifiques se doublent d’instructions de poursuites visant spécialement les personnes étrangères. Bien que leur compatibilité avec le principe d’égalité puisse être sérieusement mise en doute, et bien qu’elles ne soient pas juridiquement contraignantes, ces instructions n’en demeurent pas moins des guides de l’action judiciaire, qui traduisent une nouvelle fois la soumission de la justice à d’autres objectifs que les siens propres. Un exemple frappant est fourni par une circulaire du 21 février 2006, cosignée par le ministre de l’intérieur et le ministre de la justice, qui enjoignait aux parquets de concourir à la lutte contre l’immigration irrégulière, notamment dans le cadre de « pôles d’éloignement », structures partenariales mises en place dans les préfectures, en délivrant des réquisitions sur la base de l’alinéa 2 de l’article 78-2 « pour organiser des opérations de contrôle ciblées, par exemple à proximité des logements foyers et des centres d’hébergement ou dans des quartiers connus pour abriter des personnes en situation irrégulière ». Le but affiché de cette circulaire était de transformer les procureurs de la République en acteurs de la politique de lutte contre l’immigration irrégulière « pour la défense des intérêts de l’État ». Plus récemment, c’est une circulaire « ciblée » sur Calais, du 24 novembre 2015, qui reprend une logique assez similaire, bien que de façon moins outrancière. Cette circulaire « relative à la situation du Calaisis, à la lutte contre l’immigration irrégulière organisée et la délinquance connexe » invite à la fermeté dans la réponse pénale aux faits commis à l’encontre des forces de l’ordre, des habitants du Calaisis ou des migrants. L’instruction invite notamment à retenir des infractions pénales relevant du code des transports (art. L. 2242-4) pour réprimer les intrusions sur le site Eurotunnel et à recourir à la comparution immédiate pour les intrusions commises avec dégradation, avec violence ou en situation de réitération. Si la circulaire rappelle que la définition de la politique pénale relève de l’office du procureur de la République (ce qui est une façon de reconnaître la pression exercée par la préfecture sur l’autorité judiciaire dans le ressort), il n’en demeure pas moins que la réponse proposée est très sévère. Dans la même logique, la circulaire ajoute que, s’agissant des faits commis par les migrants, « les atteintes aux biens significatives, et notamment les cambriolages », doivent faire l’objet de « poursuites systématiques, en recourant à la comparution immédiate pour les faits les plus graves et contre les réitérants ». La circulaire invite certes également à une réponse pénale systématique aux infractions commises contre les migrants, notamment celles à caractère discriminatoire. Mais la réalité judiciaire quotidienne dans le ressort de Boulogne-sur-Mer reste dictée en priorité par la répression contre les exilés et par la délivrance de réquisitions de contrôles d’identité qui sont utilisées à des fins d’ordre public (ainsi qu’en témoigne leur mobilisation par les forces de l’ordre pour disperser ou empêcher des distributions de nourriture).

Dernier élément du traitement explicitement différencié des étrangers : les sanctions pénales réservées aux personnes de nationalité étrangère. La mise en scène, par Nicolas Sarkozy, de l’abrogation de la double peine ne correspond évidemment pas à la réalité dans un système qui connaît tout à la fois des possibilités de déchéance de nationalité et d’interdiction judiciaire du territoire.

L’interdiction du territoire français (ITF) constitue une peine complémentaire explicitement discriminatoire, puisque réservée aux étrangers. Validée par le Conseil constitutionnel, qui n’y voit pas une rupture d’égalité au motif que les personnes étrangères sont dans une situation différente de celle des nationaux au regard du droit au séjour, elle n’en demeure pas moins fondamentalement en contradiction avec les principes du droit pénal. La comptabilisation précise des cas où l’ITF est encourue – qui vont bien au-delà des infractions aux règles sur le séjour – est ardue, mais on peut estimer qu’elle concerne 200 à 300 infractions 10. En 2010, auraient été prononcées 3 616 ITF, dont 333 à titre de peine principale et 3 283 à titre de peine complémentaire. En 2015, selon les statistiques du ministère de la justice, 1 917 ITF ont été prononcées à titre de peine complémentaire, principalement pour des faits criminels (de nature sexuelle), des infractions à la législation sur les stupéfiants, à la législation sur le séjour ou pour faux et usages de faux.

Comment expliquer une telle diminution ? On peut émettre l’hypothèse que l’interdiction judiciaire du territoire n’est plus indispensable en matière de séjour, compte tenu de l’existence de mesures administratives aboutissant au même résultat, telle l’interdiction de retour sur le territoire français. Les éléments tirés de la vie privée et familiale, pour certains explicitement prévus par les textes (les articles 130-30 et s. du code pénal exigent une motivation spéciale pour prononcer la peine d’interdiction du territoire pour certaines catégories d’étrangers qui ont des attaches en France) jouent-ils un rôle dans cette diminution ? Il est difficile de conclure clairement en ce sens, bien qu’une telle évolution soit évidemment souhaitable, à défaut d’obtenir la suppression de cette peine. L’autorité judiciaire dispose en la matière de marges de manœuvre : outre qu’elle n’est pas tenue de prononcer cette peine complémentaire, elle peut aussi accueillir avec plus de largesse les demandes de relèvement. Les juges de l’application des peines, quant à eux, peuvent accorder aux étrangers détenus des mesures de libération conditionnelle ayant pour effet de relever l’ITF de manière automatique à l’issue de l’aménagement de peine lorsque celui-ci s’est déroulé sans encombre.

Surpénalisation des étrangers

À ces différences explicites de traitement viennent s’ajouter de nombreux non-dits, des pratiques et des appréciations différenciées qui influent sur le traitement pénal des personnes de nationalité étrangère. En la matière, il est évidemment difficile d’isoler un facteur, celui de la nationalité, alors que l’étranger peut lui-même se trouver dans des situations diverses (notamment selon qu’il est ou non en situation régulière ou selon son insertion sociale) et alors qu’on a affaire à des procédures dans lesquelles des effets de sélection se cumulent, depuis la phase policière jusqu’à la phase d’orientation pénale. L’application de catégories en apparence neutres, comme les « garanties de représentation en justice », joue alors un rôle déterminant dans les choix d’orientation pénale et, partant, dans les sanctions prononcées.

Représentant environ 7 % de la population française, les personnes étrangères font l’objet de 14 % des condamnations prononcées (sur 573 320 condamnations en 2015, 77 889 visaient des personnes de nationalité étrangère et 10 000 des personnes de nationalité non déclarée et apatrides) et elles constituent 19 % de la population détenue : cette surpénalisation est le produit du fonctionnement structurel de l’activité policière et judiciaire et de mécanismes qui ne seront que rapidement évoqués ici.

La surpénalisation dépasse les frontières des infractions liées au séjour, mais il est intéressant d’en examiner les chiffres, sur la base des statistiques du ministère de la justice pour les condamnations en 2015. Ainsi, en matière d’infractions à la législation sur le séjour, le recours à la comparution immédiate - procédure expéditive dans laquelle les droits de la défense sont malmenés - est très fréquent, et la proportion de peines d’emprisonnement prononcées est forte. Selon ces statistiques, la durée moyenne des procédures est de 4,5 mois pour le « maintien irrégulier » sur le territoire, contre 12,1 mois pour les vols simples, 8,6 mois pour les outrages ou 38,6 mois pour les faits d’escroquerie (mais 14,3 mois pour le délit d’entrée irrégulière). Ces durées sont donc significativement plus courtes que pour les autres faits, même simples, ce qui atteste d’un recours quasi systématique à la comparution immédiate, également confirmé par la lecture des statistiques sur les durées de détention provisoire : sur 397 détentions provisoires pour entrée irrégulière, 225 ont duré moins d’un mois, 35 moins de deux mois, ce qui correspond au délai (légalement de deux à six semaines) entre l’audience de renvoi et l’audience de jugement en comparution immédiate. Pour le maintien irrégulier sur le territoire français, les chiffres sont tout aussi parlants : sur 104 détentions provisoires, 79 ont duré moins d’un mois, 13 moins de deux mois, pour une durée moyenne de 0,9 mois.

La nature des peines prononcées traduit enfin une surreprésentation du recours à l’enfermement, dont le code pénal rappelle pourtant qu’il ne devrait être prononcé qu’en dernier ressort. Ainsi, sur 270 peines prononcées pour maintien irrégulier sur le territoire, 257 sont des peines d’emprisonnement, dont 195 entièrement fermes. Le recours à l’emprisonnement demeure tout aussi important, quoique plus souvent assorti d’un sursis, pour l’infraction d’entrée irrégulière (sur 1 135 peines, 1 056 peines d’emprisonnement, dont 472 entièrement fermes, 135 avec sursis partiel, 449 avec sursis total). La durée d’incarcération elle-même n’est pas mineure : pour le séjour irrégulier on relève 54 peines de un à trois mois, 114 de trois à six mois, 211 de six mois à un an, 178 de un an à trois ans, 50 de plus de trois ans ; pour le maintien irrégulier, 91 peines de un à trois mois, 69 de trois à six mois, 31 de six mois à un an, 7 à plus d’un an.

La surpénalisation va au-delà des seules infractions liées au séjour, comme le montre une étude intitulée « La justice pénale est-elle discriminatoire ? Une étude empirique des pratiques décisionnelles dans cinq tribunaux correctionnels » 11 qui porte sur les personnes nées à l’étranger, catégorie qui recoupe assez largement celle des personnes de nationalité étrangère, même si elle ne se confond pas avec elle. Cette étude aboutit au constat que, toutes choses égales par ailleurs, les personnes nées à l’étranger sont près de deux fois plus souvent jugées en comparution immédiate (5,7 % contre 2,9 % des personnes nées en France), le placement en détention provisoire est plus fréquent (5,2 % contre 1,8 % des prévenus nés en France), l’emprisonnement ferme également (une personne née à l’étranger sur quatre contre une sur six née en France) et les mesures de type sursis avec mise à l’épreuve sont plus souvent écartées. Certains effets se cumulent : en effet, cette même étude rapporte que les personnes nées à l’étranger ont trois fois plus de probabilité d’être jugées en comparution immédiate, procédure qui multiplie par 8,4 la probabilité d’un emprisonnement ferme. La probabilité est encore plus forte en cas de détention provisoire préalable au jugement, alors que le risque d’être placé en détention provisoire est près de cinq fois plus élevé pour les personnes nées à l’étranger. L’un des déterminants de cette surpénalisation est l’appréciation des « garanties de représentation », et ce que les auteurs de l’étude identifient comme « la hantise des magistrats d’une non-représentation à l’audience, d’une soustraction à l’exécution de la peine ou de difficultés d’exécution ». À cet égard, la question de la situation au regard du droit au séjour est cruciale dans les choix d’orientation vers des circuits courts, expéditifs, où les droits de la défense sont bradés, puis dans le choix des peines, qui se caractérisent par une part significative de l’emprisonnement ferme (sur 44 278 personnes étrangères condamnées à des peines de privation de liberté, 23 152 l’ont été à de l’emprisonnement ferme, 20 919 à du sursis total) et par l’exclusion des mesures de suivi. L’exécution de la peine suit le même chemin : les handicaps sociaux et administratifs réduisent les capacités d’obtenir des mesures d’aménagement de peine, notamment faute de titre de séjour autorisant son titulaire à exercer un emploi.

La même surpénalisation a pu être constatée dans le champ des infractions fiscales 12, où les contribuables étrangers sont surreprésentés au sein des personnes faisant l’objet de poursuites pénales, alors même que les infractions visées portent sur des sommes de faible importance comparativement à la fraude fiscale constatée en France. Les chiffres des condamnations de 2015 confirment ce constat : sur 2 060 condamnations pour atteintes aux finances publiques (catégorie incluant notamment la fraude à l’impôt et les infractions douanières), 1 366 concernent des Français, 643 des personnes étrangères 13.

*

Le jugement des personnes étrangères, qu’il s’agisse du contentieux civil relatif à l’enfermement ou du contentieux pénal, constitue ainsi un espace saturé de contraintes légales et organisationnelles dont l’effet est amplifié par les pratiques – qui nuisent au respect des droits. La capacité de l’autorité judiciaire à assurer sa mission constitutionnelle de gardienne de la liberté individuelle demeure néanmoins, à condition qu’elle sache résister aux pressions exercées sur elle et que les juges acceptent de procéder à l’examen critique des déterminants de leurs décisions et des moyens propres à assurer la garantie des libertés et du principe d’égalité, qui fondent l’État de droit.



1 Sur la notion de crise migratoire, voir « Quelle "crise migratoire" ? », Plein droit n° 111, décembre 2016.

2 Ce terme est utilisé par le Ceseda qui évoque notamment « le temps strictement nécessaire au départ » de l’étranger sous le coup d’une « mesure d’éloignement » (art. L. 554-1 ou L. 551-1) : terminologie aseptisée pour désigner une réalité que traduit mieux le terme d’« expulsion » utilisé dans le langage commun.

3 Ceseda, art. L. 552-13. Pour un commentaire de cette disposition, voir, dans cet ouvrage, la contribution de Patrick Henriot et Danièle Lochak, p. 29.

4 Ceseda, art. L. 552-4.

5 OEE, Une procédure en trompe-l’œil. Les entraves à l’accès au recours effectif pour les étrangers privés de liberté en France : http://observatoireenfermement.blogspot.fr/2014/07/les-entraves-lacces-au-recours-effectif.html

6 Ceseda, art. L. 552-1.

7 www.syndicat-magistrature.org/Justice-des-etranger-e-s-Le-14.html

8 Pour une description de ces pratiques, voir, dans cet ouvrage, la contribution de Nathalie Ferré, p. 71.

9 Claire Saas, « Les avatars

de la pénalisation du droit des étrangers », Actualité Juridique Pénal 2011, n° 11, p. 492.

10 Marc Duranton, « Interdiction du territoire français : du prononcé à l’extinction, le fil d’Ariane de l’exception », Revue des droits de l’Homme, mars 2016.

11 Virginie Gautron et Jean Noël Rétière, « La justice pénale est-elle discriminatoire ? Une étude empirique des pratiques décisionnelles dans cinq tribunaux correctionnels », communication au colloque « Discriminations : état de la recherche », université Paris-Est Marne-La-Vallée, décembre 2013 : www.ardis-recherche.fr/fr/archives

12 Alexis Spire et Katia Weidenfeld, L’impunité fiscale. Quand l’État brade sa souveraineté, La Découverte, 2015.

13 La statistique porte sur les personnes dont la nationalité est connue.

Le juge administratif : pourquoi tant de timidité ?

Thérèse Renault rapporteure publique au tribunal administratif de Paris

Quelles sont les marges de manœuvre des juges pour assurer le respect des droits des étrangers ? Posée en ces termes, la question peut laisser perplexe. Ne suffirait-il pas que le juge applique les textes pour que soient respectés les droits des justiciables quels qu’ils soient, étrangers compris ? Parler de « marge de manœuvre », c’est laisser entendre que l’intervention du juge serait nécessaire pour rétablir les droits et libertés fondamentales des étrangers mis à mal par les textes, lois et règlements, qui déterminent leur sort dans notre pays, ou qui seraient bafoués par l’administration dans l’exercice de son pouvoir de police des étrangers.

D’un point de vue purement théorique, la question des marges de manœuvre se pose différemment depuis que le juge administratif se reconnaît le droit de juger de la conventionnalité et de la constitutionnalité de n’importe quelle décision administrative. Ainsi, en 1992, le Conseil d’État a admis la possibilité pour tout étranger ne remplissant pas les conditions auxquelles la délivrance du titre de séjour est subordonnée de se prévaloir des stipulations de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH), qui protègent le droit à la vie privée et familiale 1, solution aujourd’hui consacrée dans la loi par l’article L. 313-11, 7° du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda).

Mais raisonner ainsi et s’en tenir à ce constat reviendrait à méconnaître la réalité des processus, procédures et pratiques auxquels les étrangers doivent se plier pour faire reconnaître et respecter leurs droits, bien souvent méconnus. La question qui se pose alors est celle de l’efficacité du recours juridictionnel. Le recours au juge suffit-il à faire respecter ces droits ? À quelles conditions ?

En matière de droit des étrangers, la palette des outils du juge administratif est conséquente : annulation ou suspension des décisions illégales, injonction au réexamen de la situation de l’étranger ou à la délivrance d’un titre de séjour déterminé. Les différentes procédures de saisine du juge administratif (référés, juge « des 72 heures » 2, recours en excès de pouvoir) sont quant à elles largement complémentaires, ce qui permet théoriquement à l’étranger d’exercer un nombre considérable de recours, dont la plupart sont suspensifs d’une mesure d’éloignement.

Les pouvoirs dont dispose le juge sont renforcés par le large pouvoir d’interprétation des textes que se reconnaît le juge administratif, et la possibilité qu’il a d’accepter des demandes ou des moyens nouveaux. Par exemple, le Conseil d’État a reconnu qu’un étranger peut également se prévaloir, à l’encontre d’une décision l’obligeant à quitter le territoire français comme en matière de délivrance de titre de séjour, des stipulations de l’article 8 de la CEDH relatives au droit au respect de la vie privée et familiale 3. Ce principe a encore été rappelé récemment par le Conseil d’État dans un avis du 15 mars 2017 4.

Ensuite, l’étendue du contrôle exercé par le juge est sans cesse renforcée. Si le contrôle des refus de visas reste limité à l’erreur manifeste d’appréciation, la plupart des décisions préfectorales sont soumises à un contrôle normal, tandis que l’atteinte à la vie privée et familiale fait l’objet d’un contrôle de proportionnalité. Dans le cadre de son contrôle, le juge dispose d’une latitude importante pour apprécier les situations de fait. Dans l’appréciation des dix années de présence sur le territoire français, par exemple, qui conditionnent l’obligation de saisine de la Commission du titre de séjour aux termes de l’article L. 313-14 du Ceseda, la valeur probante accordée aux pièces versées au dossier est déterminée par le juge, et lui seul.

Enfin le juge administratif se reconnaît indirectement un pouvoir de régularisation « en fonction de la situation personnelle de l’intéressé » qui se déduit du contrôle qu’il exerce sur le pouvoir discrétionnaire de régularisation du préfet. Les textes qui précisent les cas dans lesquels les étrangers ont droit à la délivrance d’un titre de séjour n’impliquent pas l’obligation pour le préfet « de refuser un titre de séjour à un étranger qui ne remplit pas l’ensemble des conditions auxquelles est subordonnée sa délivrance de plein droit, sauf lorsque les textes l’interdisent expressément ». Par conséquent, « dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui lui est ainsi confié, il appartient au préfet d’apprécier, compte tenu de l’ensemble des éléments de la situation personnelle de l’intéressé et des conditions non remplies, l’opportunité d’une mesure de régularisation 5 ».

Avec de tels pouvoirs – notamment son pouvoir d’interprétation et celui de faire prévaloir les conventions internationales sur le droit interne – le juge administratif semble en mesure, s’il le souhaite, de faire respecter les droits des étrangers, y compris contre des dispositions législatives trop répressives ou insuffisamment protectrices au regard des exigences conventionnelles. Pourtant, certains s’étonnent qu’il en fasse un usage si timide et évoquent une série de raisons qui pourraient expliquer cette retenue.

Des juges complaisants à l’égard de l’administration ?

Dans les critiques souvent adressées au juge administratif, figure en bonne place celle d’une trop grande compréhension, voire d’une complaisance à l’égard de l’administration, qui serait particulièrement manifeste dans le traitement du contentieux des étrangers. Cette critique, qui se situe à différents niveaux d’analyse, doit être nuancée.

Elle renvoie en premier lieu à la question de la politisation du juge administratif. Nous avons choisi de ne pas revenir ici sur ce débat classique, qui a été déjà été analysé ailleurs 6. Aucune étude ne permet d’affirmer que les juges administratifs, à titre personnel, adhèrent au durcissement de la législation relative aux étrangers. Qu’il soit seulement permis de préciser qu’il y a sans doute une plus grande pluralité dans les sensibilités politiques des juges qu’il n’y paraît, sans ignorer l’ethos du juge pour lequel le respect des textes, rien que des textes, même ceux que l’on n’approuve pas, est la vertu cardinale – ce qui explique en grande partie son apolitisme déclaré.

C’est que la justice administrative a une assez haute idée d’elle-même, de son rôle, de sa mission, de sa rigueur juridique, de sa légitimité à assurer la conciliation de principes et d’intérêts divergents. Elle se vit comme indépendante et impartiale, non seulement parce que l’indépendance est constitutionnellement garantie et l’impartialité assurée par différentes dispositions du code de justice administrative, mais aussi et surtout parce qu’elle se pense comme le garant des principes républicains.

Un deuxième niveau d’analyse renvoie tant à la structuration de la justice administrative, et au triple rôle du Conseil d’État, conseil du gouvernement, cour suprême de la justice administrative, et gestionnaire des juridictions administratives, qu’à la « discipline jurisprudentielle » qui caractérise cet ordre de juridiction. Ces éléments combinés ont pour effet de laisser peu de place à l’expression de positions différenciées. Malgré la prohibition des « arrêts de règlement » qui interdit au juge de poser des règles générales valant pour d’autres espèces que celle qu’il a à trancher, et bien que le Conseil d’État se défende d’en édicter, il faut bien reconnaître qu’en pratique ses décisions « fichées » – celles qui sont répertoriées comme des décisions importantes auxquelles les juridictions se conforment systématiquement dans les affaires comparables – ont bien cette valeur. Sauf circonstances exceptionnelles, il ne viendrait à l’esprit d’aucun magistrat, quel que soit le niveau de juridiction considéré, de continuer à appliquer la solution adoptée par son tribunal ou sa cour, serait-ce en plénière, si le Conseil d’État a tranché le litige d’une autre manière. On en a eu un exemple récent concernant le statut des circulaires de régularisation. L’enjeu était de savoir quelle était la portée des critères contenus dans ce type de circulaires et si les demandeurs pouvaient contester devant le juge le fait que l’administration n’en ait pas tenu compte. Certaines cours administratives d’appel, dont celle de Paris dans un arrêt du 4 juin 2014, avaient jugé que la circulaire Valls du 28 novembre 2012 fixant les modalités d’admission exceptionnelle au séjour avait défini des « lignes directrices » dont le préfet devait tenir compte dans l’instruction des demandes de régularisation. Certes, ces lignes directrices – concrètement : les critères de régularisation – ne le liaient pas, mais s’il rejetait une demande qui semblait entrer dans le champ des critères énoncés, il devait motiver ce rejet. Le Conseil d’État n’a pas confirmé cette ouverture : par une décision du 4 février 2015 7, il a considéré que la circulaire fixait seulement des « orientations générales » destinées à éclairer les préfets dans l’exercice de leur pouvoir de régularisation, et qu’elles ne pouvaient donc pas être invoquées devant le juge : la fenêtre ainsi ouverte par certaines cours administratives a été immédiatement refermée.

Il est vrai que le fait que le Conseil d’État se considère comme « le partenaire du gouvernement, non pas un censeur, moins encore un donneur de leçons 8 » peut nourrir quelques soupçons sur une trop grande proximité du juge administratif avec l’administration ; mais nous n’entendons pas rouvrir ici le débat sur la nécessité d’une séparation des fonctions du Conseil d’État, en tout état de cause assez éloigné des préoccupations des juges de première instance et même d’appel.

Des juges très compréhensifs envers l’administration

Plutôt que de questionner la complaisance à l’égard de l’administration, on pourrait s’interroger sur les effets d’une trop grande compréhension des difficultés auxquelles se heurte l’administration, qui conduit, d’une part, à passer sur des vices de procédures, et d’autre part, à accorder, de manière inconsciente la plupart du temps, une attention particulière aux contraintes de l’autorité administrative dans le déroulé du procès administratif.

Le premier point évoqué est illustré par ce que, dans le jargon de la juridiction administrative, l’on désigne désormais par le terme « danthonysation » du contentieux des étrangers. Le terme fait référence à la décision du Conseil d’État rendue à la requête de M. Danthony 9 et qui a posé le principe selon lequel un « vice affectant le déroulement d’une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n’est de nature à entacher d’illégalité la décision prise que s’il ressort des pièces du dossier qu’il a été susceptible d’exercer, en l’espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie ». Le Conseil d’État a, par exemple, jugé que l’irrégularité consistant à avoir omis de motiver l’avis du médecin inspecteur de la santé publique sur la capacité de l’étranger à voyager au regard du risque que présentait son état de santé n’entachait d’illégalité la décision préfectorale que dans les cas où cette motivation pouvait être utile au préfet pour prendre sa décision 10.

Les juges administratifs, par ailleurs, ont une assez faible conscience de la dissymétrie entre les parties qui tient à l’insuffisante maîtrise du contentieux administratif par les étrangers concernés, mais aussi, parfois, par leurs conseils, ainsi qu’à la brièveté des délais de recours, qui ne permettent pas toujours de présenter efficacement l’affaire devant le juge, en particulier dans le cadre des procédures d’urgence. Les conditions d’arrivée, d’accueil et de vie des étrangers sur le territoire français sont aussi assez largement méconnues (le biais sociologique est ici évident), tandis que les mobilités fréquentes des magistrats administratifs dans l’administration dite « active » les rendent particulièrement aptes à être compréhensifs face à ses contraintes. Il faut toutefois nuancer ce constat : le contentieux des étrangers est traité par une administration quelque peu « déclassée » dans la hiérarchie administrative, que le juge administratif n’hésite pas à remettre assez sèchement à sa place en pointant sans ménagement les erreurs de droit évidentes ou les vices de procédures par trop grossiers.

Des juges débordés ? Les effets délétères d’une massification du contentieux

Un autre argument souvent invoqué pour expliquer la timidité du juge administratif à faire respecter les droits des étrangers est la massification de son contentieux, et le traitement « au rabais » qu’elle induirait.

Le contentieux relatif aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France représente une part importante du contentieux traité par les juridictions administratives. Selon le rapport public 2014 du Conseil d’État, ce contentieux représente plus de 32 % des affaires portées devant les tribunaux administratifs, 44 % de celles portées devant les cours administratives d’appel et 15 % devant le Conseil d’État. La masse de requêtes ainsi portées devant le juge administratif a conduit celui-ci à s’organiser afin de parvenir à traiter les requêtes dans le délai prévu par les textes.

Mais cette organisation est sévèrement critiquée car elle se ferait au détriment des justiciables, qui verraient leur affaire traitée avec moins d’attention et de garanties que celles qui relèvent du contentieux dit « général » : délais de recours raccourcis, juge unique, dispense de conclusions du rapporteur public, ordonnances de tri (par lesquelles sont rejetés, sans respect du contradictoire ni audience publique les dossiers contenant des irrecevabilités manifestes, dues par exemple au dépassement des délais de recours) – voilà les moyens mis en œuvre pour répondre au défi de l’augmentation massive du contentieux.

Les effets de ces techniques procédurales doivent faire l’objet d’une appréciation nuancée. S’agissant des ordonnances de tri, il est manifeste que le redressement spectaculaire des stocks de juridictions particulièrement en souffrance leur doit beaucoup, trop, sans doute. Si le rejet des requêtes « au tri » en raison d’une irrecevabilité manifeste 11 paraît justifié, la possibilité ouverte depuis 2006 de rejeter par ordonnance « les requêtes ne comportant que des moyens de légalité externe manifestement infondés, des moyens irrecevables, des moyens inopérants ou des moyens qui ne sont assortis que de faits manifestement insusceptibles de venir à leur soutien ou ne sont manifestement pas assortis des précisions permettant d’en apprécier le bien-fondé », paraît plus difficilement justifiable 12. L’USMA (Union syndicale des magistrats administratifs) avait d’ailleurs déposé un recours contre ce décret, contestant en particulier cette disposition. Le Conseil d’État n’a pas retenu le moyen, rappelant qu’il revient « au pouvoir réglementaire de déterminer les catégories de litiges susceptibles de faire l’objet d’une ordonnance, c’est-à-dire d’une décision des présidents de juridiction ou de formation de jugement, qui peut être rendue sans instruction préalable, sans audience et sans conclusions d’un commissaire du gouvernement 13 ». Dans cette affaire, la rapporteure publique avait conclu au rejet de la requête, en se fondant notamment sur le fait que les ordonnances de tri étaient susceptibles d’appel et de cassation. Ce garde-fou s’est avéré nécessaire… et efficace : les cours administratives d’appel ont annulé nombre d’ordonnances abusives et les ont renvoyées aux tribunaux administratifs pour un nouveau jugement.

La généralisation du juge unique ne paraît pas emporter de tels effets délétères. Le fait d’être juge unique responsabilise davantage le magistrat, mais l’insécurise beaucoup aussi, et pour minimiser les risques, l’attitude la plus répandue est d’adopter les solutions confirmées. Mais les procédures devant un juge unique permettent aussi à des magistrats de diversifier davantage les solutions apportées, au bénéfice ou au détriment du requérant. Il faut, au demeurant, tempérer cette vision d’un juge statuant seul. Une procédure devant un juge unique ne supprime pas la « collégialité de couloir », qui permet de peser avec les collègues les solutions à apporter sur des dossiers plus complexes.

La dispense de conclusions du rapporteur public doit elle aussi être ramenée à sa juste mesure. Tout d’abord, il s’agit d’une dispense de conclusions « à l’audience ». Le rapporteur public est censé avoir sa vision de chaque affaire et un rapporteur public qui n’aurait pas étudié les dossiers est rapidement déconsidéré dans sa formation de jugement, l’impasse sur ces dossiers étant impossible à masquer lors des séances d’instruction. Ceci dit, l’impression que cela donne au requérant à l’audience, qui en retire le sentiment que son affaire a fait l’objet d’un traitement moins poussé, est une véritable difficulté qu’il ne faut pas nier.

Des pistes d’amélioration

On l’a vu, les pouvoirs du juge administratif sont importants, sans que leur utilisation apparaisse pleinement satisfaisante. Plusieurs améliorations sont toutefois possibles, à condition qu’elles soient portées par une volonté commune.

La première a trait à l’« office du juge », c’est-à-dire aux pouvoirs dont il dispose. Les décisions préfectorales, en dehors des procédures de référé, font très majoritairement l’objet de recours pour excès de pouvoir, visant à obtenir l’annulation d’une mesure illégale. Mais ce recours permet seulement au juge de statuer sur la légalité d’une décision qui a été prise sur un fondement déterminé, et non de régler de manière exhaustive le droit au séjour auquel pourrait éventuellement prétendre l’étranger sur un autre fondement. Certes, la possibilité d’annuler une décision de refus de titre de séjour en considération de la situation personnelle du requérant est une première étape vers un règlement par le juge de la situation globale de l’étranger, mais cette solution a des effets juridiques trop limités pour être pleinement satisfaisante. Dans ses conclusions sur l’avis du Conseil d’État du 15 mars 2017, cité plus haut, Xavier Domino, rappelait qu’aussi insatisfaisant que pouvait apparaître le recours pour excès de pouvoir dans le contentieux des étrangers, il ne revenait pas au juge, mais au législateur, de permettre une telle évolution de l’office du juge. On ne peut qu’appeler à une telle évolution, qui soulagerait les étrangers des démarches multiples et des conséquences des erreurs d’aiguillage dans le dédale des dispositions du Ceseda.

Une seconde proposition vise à ce que le juge administratif se saisisse pleinement de ses pouvoirs et soit plus attentif à faire respecter l’égalité des armes entre les parties : possibilités plus larges de régulariser en cours d’instance certaines irrégularités, en fonction des difficultés de ce public spécifique, souvent en situation d’infériorité ; usage plus important des pouvoirs d’instruction ; contacts institutionnels avec les associations de défense des étrangers, par exemple.

La troisième proposition vise plus particulièrement les syndicats : le Conseil d’État, dans l’exercice de ses fonctions gestionnaires, fait fortement pression pour un traitement rapide des requêtes et une diminution des stocks. Les incitations à répondre à cette demande ne manquent pas, en particulier via les conférences de gestion qui assurent la répartition des moyens entre les juridictions. Aux syndicats de faire pression à leur tour pour préserver une justice garante des droits fondamentaux, quitte à se montrer un peu moins préoccupée par la statistique.



1 CE, 10 avril 1992, Marzini, n° 120573.

2 Délai imparti au juge pour statuer sur une OQTF dite « sans délai ».

3 CE, 19 octobre 2007, B et A, n° 306821.

4 CE, avis, 15 mars 2017, préfet de la Loire-Atlantique c/Mme Bondo et M. Chkhetiani, n° 405586, 405590.

5 CE, 16 octobre 1998, Aïdara, n° 471141. Cette extension du pouvoir du juge est d’ailleurs critiquée au sein même de la justice administrative. Voir Michel Bouleau, « La loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 “relative au droit des étrangers en France” ou les illusions du législateur », Recueil Dalloz 2016, p. 1720.

6 Voir, par exemple, Danièle Lochak, Le rôle politique du juge administratif français, 1972, rééd. LGDJ, Anthologie du droit, 2015.

7 CE, 4 février 2015, M. Cortez-Ortiz, n° 383267-383268, concl. Béatrice Bourgeois-Machureau, RFDA 2015 p. 471.

8 Adresse de Jean-Marc Sauvé à Manuel Valls lors de l’assemblée générale du Conseil d’État présidée par Manuel Valls, Premier ministre, le 6 juin 2016.

9 CE, Ass., 23 décembre 2011, Danthony et autres, n° 335033.

10 CE, 3 mai 2004, Cheroud, n° 253013.

11 Code de justice administrative (CJA), art. L. 522-3.

12 CJA, art. R. 122-12 et R. 222-1, issus du décret n° 2006-1708 du 23 décembre 2006.

13 CE, 11 juillet 2007, USMA, n° 302440.

Juge des libertés… ou de l’enfermement ?

Nicolas Fischer Cesdip – CNRS / université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

En sociologie du droit, le contrôle de l’entrée et du séjour des étrangers sur le territoire français est aujourd’hui un exemple classique d’un double mouvement – conjoint – de juridicisation et de judiciarisation d’une procédure dont les juges – et, au-delà, l’État de droit lui-même – étaient initialement exclus. Le premier terme fait référence à la construction, depuis le milieu des années 1970, d’un cadre juridique national et international contraignant, après plusieurs décennies de régulation des étrangers via des notes ou des circulaires particulièrement floues, et souvent non publiées 1. Le second pointe une logique complémentaire : l’intervention croissante des tribunaux dans le contrôle ordinaire de l’immigration. Elle marque fortement les tribunaux administratifs, compétents pour la majorité des mesures « d’éloignement du territoire » (expulsion, reconduite à la frontière, obligation de quitter le territoire) et pour lesquels le contentieux des étrangers constitue désormais un contentieux de masse. Mais elle concerne également les tribunaux judiciaires, pour quelques aspects des politiques migratoires qui sont précisément les plus problématiques : notamment ceux qui concernent l’enfermement des étrangers soit en zone d’attente, lorsqu’ils sont arrêtés au moment d’entrer sur le territoire, soit en centre de rétention administrative (CRA), lorsqu’ils en sont renvoyés, et sur lesquels on va se concentrer ici.

Le contrôle judiciaire de ces deux formes de privation de liberté – par un juge particulier : le juge des libertés et de la détention ou JLD – radicalise en effet une tension qui traverse le dispositif d’éloignement dans son ensemble. Le placement en rétention ou en zone d’attente constitue tout d’abord une mesure d’enfermement dont le contrôle juridictionnel apparaît d’autant plus important dans le contexte d’un État de droit que l’enfermement est, dans ce cas, extra-pénal et extrajudiciaire. Théoriquement dépourvus de toute logique punitive, les centres de rétention et les zones d’attente servent uniquement à placer les étrangers « éloignés » du territoire sous la surveillance nécessaire à la préparation de leur renvoi forcé. Cet enfermement purement administratif est placé sous l’autorité du préfet et son administration est confiée à la police de l’air et des frontières. Historiquement, ces deux institutions renvoient donc moins à l’emprisonnement qu’à l’internement administratif, dont ont longtemps relevé plus largement les mesures policières d’interpellation et de détention « préventive » des étrangers ou d’autres populations « flottantes » : colonisés, prostituées ou vagabonds 2.

Mais ces lieux restent simultanément des espaces de privation de liberté, problématiques comme tels dans le contexte de l’État de droit de l’après-guerre. Leur officialisation dans les années 1980-1990 suit en effet l’arrêt officiel de l’immigration de travail en 1975 : le retour à un contrôle de l’entrée des étrangers sur le territoire justifie en effet la réactivation de la vieille mesure d’expulsion du territoire, et son développement par l’ajout de nouvelles mesures ciblées sur les étrangers en situation irrégulière. Le développement de cet arsenal sécuritaire a donc lieu dans le contexte « juridicisé » et « judiciarisé » évoqué au début de cette introduction : le milieu des années 1970 correspond en effet à une intense mobilisation militante autour des droits des étrangers et débouche sur une série de jurisprudences judiciaires et administratives qui contraignent les pouvoirs publics à organiser leur protection 3. L’officialisation des centres de rétention en 1980 4, et des zones d’attente dix ans plus tard 5, n’a donc pu s’effectuer qu’à la condition d’ajouter à leur fonctionnement des correctifs, garantissant le respect minimal des droits fondamentaux des personnes enfermées. Le contrôle judiciaire de la rétention et des zones d’attente est directement issu de cette évolution – mais il ne va pas sans paradoxes. Lieux d’enfermement, les centres de rétention comme les zones d’attente relèvent en effet constitutionnellement de la compétence du juge judiciaire, institué garant de la liberté individuelle par l’article 66 de la Constitution : raison pour laquelle le Conseil constitutionnel a estimé, dès 1980, que leur utilisation devait nécessairement inclure l’intervention rapide d’un juge, appelé à contrôler la légalité de la privation de liberté. C’est donc de cette exigence de respect de l’État de droit que procède l’intervention actuelle du juge des libertés dans le fonctionnement des zones d’attente et des centres de rétention.

Pour autant, ce magistrat y demeure un quasi-intrus, seul acteur judiciaire dans une procédure administrative gérée par les préfectures et plus encore par la police. De ce caractère littéralement déplacé du juge témoignent les multiples restrictions légales dont son action a fait l’objet depuis vingt ans : intervenant au départ dès les premières 24 heures de rétention, le JLD n’a ensuite été consulté qu’au bout de 48 heures, et même de cinq jours entre 2011 et 2016, et finalement à nouveau au bout de 48 heures aujourd’hui - mais seulement au bout de quatre jours dans le cadre du placement en zone d’attente ; les possibilités d’appel face à ses décisions favorisent les préfectures au détriment des étrangers. Conçues pour limiter le contrôle des juges et son impact, ces restrictions légales résument toute l’ambiguïté de la position des tribunaux judiciaires dans la procédure d’éloignement. Le juge ne peut en être exclu : censée concrétiser les garanties propres à un État de droit, sa présence est rendue incontournable au regard des principes constitutionnels français. Il reste pourtant le seul acteur judiciaire d’une procédure administrative au sein de laquelle son intervention est volontiers perçue comme un « frein » ou un « obstacle » coûteux à la mise en œuvre des centres de rétention.

C’est sur cette même tension que reviennent les remarques qui suivent, en saisissant les effets qu’elle produit sur l’organisation même des audiences de ces juges à la fois incontournables et dominés. On se fondera sur les résultats d’une enquête effectuée entre août 2009 et février 2010 au sein d’un tribunal de grande instance de la banlieue d’une grande ville de France 6 – enquête ancienne donc, mais qui saisit une tendance à la restriction des garanties encore à l’œuvre aujourd’hui, et confirmée par quelques analyses plus récentes, y compris d’origine parlementaire 7.

Les données combinent l’observation des audiences au cours desquelles les JLD examinent les placements d’étrangers au centre de rétention le plus proche et au sein de la zone d’attente de l’aéroport situé dans leur juridiction (en tout 475 cas), et des entretiens avec les magistrates, toutes des femmes en l’occurrence. On pourra ainsi revenir sur le lieu même de l’audience – dont la précarité illustre la position marginalisée des juges – et sur les trajectoires de celles-ci, qui influencent directement leur attitude vis-à-vis des acteurs policiers de la procédure. On terminera par une courte analyse de la production dynamique des décisions de justice dans ce contexte et des figures types de l’étranger qu’elle fait intervenir.

La procédure devant le juge des libertés et de la détention

Le contrôle du JLD envisagé ici porte sur les étrangers placés en zone d’attente, utilisée pour le « maintien » (pour 20 jours maximum) des étrangers arrêtés dans une enceinte aéroportuaire, faute de posséder les documents nécessaires à l’entrée sur le territoire (passeport, visa, attestation d’accueil, ressources…) ou sollicitant l’asile, et sur les personnes placées en rétention administrative pour 45 jours maximum, lorsqu’elles sont en instance d’éloignement du territoire (c’est-à-dire les étrangers en situation irrégulière visés par une obligation de quitter le territoire ou, à l’époque où il existait encore, par un arrêté de reconduite à la frontière, ou encore sous le coup d’une interdiction judiciaire du territoire ou d’un arrêté d’expulsion).

À l’époque de l’enquête, les étrangers placés en zone d’attente comparaissaient devant le JLD au bout de quatre jours et les étrangers retenus au bout de 48 heures, dans les deux cas sur saisine obligatoire du juge par le préfet. La loi du 16 juin 2011 avait porté ce délai à cinq jours, dans le but pratiquement avoué de permettre aux préfectures de renvoyer les personnes avant qu’un juge n’intervienne pour sanctionner l’irrégularité éventuelle des procédures. Le délai est repassé à 48 heures depuis la loi du 7 mars 2016, mais d’autres limitations apportées à l’intervention du juge restent en vigueur*.

Aujourd’hui comme hier, la procédure devant le JLD est une procédure civile : l’étranger qui comparaît est défendu par un avocat (choisi ou commis d’office), mais il trouve face à lui un autre avocat, défendant les intérêts de

la préfecture qui a ordonné la privation de liberté. L’ensemble donne aux débats un aspect accusatoire « à l’américaine » : les avocats plaident à tour de rôle et le juge arbitre entre leurs arguments.

La procédure a par ailleurs connu une série d’adaptations destinées à simplifier la préparation des audiences et à accélérer leur déroulement : les pièces nécessaires à l’examen du dossier peuvent être produites ponctuellement au cours de l’audience ; les avocats – qui ne disposent que d’un temps très court pour la préparation de leur plaidoirie – n’ont à verser aux dossiers que des conclusions de nullité, souvent identiques d’un dossier à l’autre. Le présent de l’audience et les conditions dans lesquelles elle se déroule acquièrent d’autant plus d’importance, comme on le verra plus loin.

Face aux étrangers, le JLD dispose d’un nombre limité d’options. Il peut maintenir les personnes placées en zone d’attente pour deux fois huit jours supplémentaires, ou annuler la procédure en cas de vice de forme et ordonner leur remise en liberté. Pour les étrangers placés en rétention, il peut, de même, décider de remettre en liberté les personnes retenues (à l’époque de l’enquête, dans les seuls cas où il constate un vice de procédure dans le placement en rétention ou au moment de l’interpellation qui l’a précédé), prolonger leur privation de liberté, ou enfin les assigner à résidence si elles présentent des « garanties de représentation » (soit une adresse sûre en France et un passeport).

* Voir sur ce point l’article de Patrick Henriot et Danièle Lochak, p. 29.

L’ordre des audiences : précarité, urgence et informalité

On vient de le voir, les simplifications procédurales du contentieux judiciaire de la rétention et des zones d’attente donnent une importance cruciale au moment même de l’audience : c’est aux acteurs présents – avocats, proches, militants associatifs – de produire devant la juge les arguments ou les preuves susceptibles d’emporter sa décision (voir encadré). Cette particularité est d’autant plus cruciale ici que les « audiences JLD » sont marquées par leur précarité et l’inconfort de leurs locaux. Les tribunaux judiciaires qui interviennent dans le contrôle de l’immigration se rapprochent sur ce point d’autres « guichets » de l’immigration, à commencer par ceux des préfectures 8 : ils correspondent au contentieux et au public les moins valorisés du tribunal, parfois physiquement relégués à la périphérie du palais de justice. L’existence même d’une salle d’audience pour ces comparutions n’est d’ailleurs pas toujours allée de soi, tant en raison de la confidentialité du contentieux qu’au nom d’un impératif d’efficacité, qui exige de la justice qu’elle fasse « perdre » le moins de temps possible aux policiers et aux agents des préfectures. Dans les années 1990, alors que le nombre d’étrangers placés en rétention reste encore limité, les audiences sont ainsi fréquemment organisées dans le bureau du juge 9 : la publicité des débats est donc largement théorique, et la possibilité pour les familles des retenus d’accéder à l’espace du jugement pour y produire les « garanties de représentation » (notamment une attestation d’hébergement), pourtant si nécessaires, est des plus réduites. Au cours des années 2000, le développement du contentieux suit en revanche l’explosion des placements en rétention : l’enjeu devient alors de réduire les coûts liés à la constitution d’escortes et au transport des étrangers jusqu’au tribunal. La possibilité finalement actée de « délocaliser » les audiences en les organisant au cœur même des centres de rétention et des zones d’attente, ou par visioconférence, procède directement de cette vision comptable. L’intervention du judiciaire y reste perçue, avant toute chose, comme un inconvénient dont il faut réduire l’impact en garantissant malgré tout l’efficacité policière.

Si l’enquête évoquée ici s’est bien déroulée au sein d’un tribunal de grande instance, l’observateur commence par mesurer la marginalité de l’intervention du juge, là aussi, en découvrant la précarité de la salle d’audience. Il s’agit d’un local exigu, situé à l’écart des autres salles du tribunal. Mal signalée au sein du palais de justice, cette pièce carrée se rend surtout repérable par la dizaine de personnes – les parents des étrangers jugés – qui stationnent devant la porte plusieurs heures avant le début de l’audience, mais sont fréquemment réduites à attendre ainsi à l’extérieur de la salle que « leur » justiciable comparaisse. À l’intérieur, les places sont chères sur les bancs du public. Ces places consistent en une trentaine de sièges sur le côté gauche de la salle, augmentés d’une vingtaine de sièges identiques sur le côté droit, mais ils sont réservés en priorité aux étrangers qui comparaissent : ils y prennent place avec leur escorte de policiers, en attendant leur tour de passer en jugement. Sur le côté droit de la salle, seule une dizaine de sièges au premier rang est réservée aux membres du public : ils s’installent alors à quelques centimètres des justiciables venant du centre de rétention, assis avec leur escorte policière sur la deuxième rangée, et improvisent souvent avec eux des parloirs informels où s’échangent les nouvelles de la famille, les poignées de main et, lorsque les policiers d’escorte y consentent, les téléphones portables ou les sacs de nourriture.

La justice des étrangers, un si petit monde

À un mètre à peine de ces bancs prennent place les avocats qui défendent chacune des deux parties. La procédure étant civile et non pénale, les avocats des étrangers plaident en effet face à un confrère qui défend quant à lui les intérêts de la préfecture à l’origine du placement en zone d’attente et réclame sa prolongation. La proximité des différents acteurs n’est ici pas uniquement spatiale : elle s’incarne également dans les liens d’interconnaissance, chargés moralement, qui unissent les professionnels de ces audiences. La très forte spécialisation de la matière juridique en fournit l’explication principale : pour le tribunal qui a fait l’objet de l’enquête, un petit nombre de juges (cinq en tout, toutes des femmes, on l’a dit), assistées par deux greffières, assurent les audiences par roulement, tandis qu’un nombre également restreint d’avocats, spécialisés eux aussi en droit des étrangers, s’opposent de même régulièrement à l’audience. S’y ajoutent d’autres intervenants plus ponctuels (par exemple les administrateurs ad hoc qui représentent légalement les mineurs isolés placés en zone d’attente), eux aussi bien connus des autres acteurs du contentieux.

Les audiences JLD sont donc animées par un petit nombre d’acteurs récurrents constituant, selon les termes de Niklas Luhmann, un « système de contact 10 » soudé localement par des liens de dépendance et de confiance mutuelles. C’est à la faveur de ces liens que se constitue un ordre négocié de l’audience, fait d’attentes réciproques investies moralement et émotionnellement. Cet ordre se constitue en interaction avec la procédure qui prescrit un rôle et des argumentaires codifiés a priori aux acteurs de l’audience. La nécessité de s’en tenir à ces rôles et aux formats de discours qui leur correspondent – la plaidoirie par exemple – oblige par hypothèse les praticiens du droit à contrôler l’expression de leurs jugements de valeur à l’audience. Leur forte interconnaissance autorise toutefois une série d’adaptations permettant d’alléger les contraintes procédurales en simplifiant les audiences, mais qui donne d’autant plus de poids aux exigences morales mutuelles – et donne parfois lieu à des démonstrations d’émotion à l’audience.

Ainsi, pour les avocats, les signes de complicité sont fréquents : lors d’une discussion informelle, l’un d’entre eux plaint par exemple son confrère de la partie adverse, qui lui fait le récit d’une affaire perdue devant une autre juridiction quelques jours plus tôt – alors qu’il s’efforcera, tout au long de l’audience qui suit, de lui infliger justement une succession de défaites sur chaque dossier examiné. De même, l’humour entre confrères marque la connivence, la mise à distance du conflit imposé par la procédure et la prise de rôles qu’elle impose. À rebours, lorsque l’ordre négocié de l’audience est remis en cause, les acteurs sont amenés à juger le comportement de leur collègue à la faveur de confrontations, parfois émotionnelles elles aussi. Une violente altercation éclate ainsi sur un point de procédure entre deux avocats, lors d’une audience : l’avocate défendant les intérêts de la préfecture, qui connaît bien son collègue, estime que ce dernier a franchi les bornes de l’acceptable. Passant du vouvoiement au tutoiement (« Tu n’es pas dans la toute-puissance, Daniel ! »), elle prend violemment son confrère à partie – au point que la juge, excédée, suspend l’audience et quitte la salle, tandis que les deux conseils continuent leur dispute pendant plusieurs minutes.

Si l’ensemble de ces acteurs témoignent d’un respect plus distancié pour les magistrates, en raison même de la position d’autorité qui leur est attribuée par la procédure, leur proximité réelle se concrétise néanmoins par leur connaissance mutuelle et la capacité de chacun à anticiper les « coups » de l’interlocuteur. Les juges comme les avocats évoquent volontiers, en entretien comme au cours des audiences, la bonne maîtrise des plaidoiries ou des jurisprudences de celles et de ceux qui leur font face. Ce jeu d’anticipation mutuelle autorise par exemple les juges à demander aux avocats de ne pas plaider certains moyens dont tous les protagonistes savent qu’aucun JLD ne les accepte, pour insister au contraire sur les arguments qui leur paraissent plus novateurs. Ces arrangements qui permettent d’adapter la procédure reposent là encore sur des signes multiples de familiarité, soulignant l’intercompréhension de l’ensemble des protagonistes de l’audience et marquant les écarts au rôle qui demeurent tolérés. Parmi les habitués des audiences JLD, plusieurs avocats sont ainsi fréquemment raillés par les juges pour la longueur de leurs plaidoiries (« X va encore plaider deux heures, c’est qu’on a pas fini ! ») (06/03/2010).

Tout concourt donc à faire des audiences JLD un espace social restreint, dont les acteurs sont rassemblés par la spécialisation du contentieux et des savoirs juridiques qu’ils mettent en œuvre, par la forte simplification de la procédure qui laisse une large part aux négociations interindividuelles à l’audience et, enfin, par la précarité matérielle des locaux. Elle rapproche littéralement ses acteurs, mais leur rappelle également sans cesse l’informalité générale qui marque ordinairement le contentieux qu’ils pratiquent. Parmi ces différents acteurs, les juges occupent toutefois une place particulière.

Les juges des libertés et de la détention, entre la police et l’État de droit

Si les juges décident in fine du sort des étrangers qui comparaissent devant elles, les éléments qui orientent leur jugement sont d’un abord complexe. Les dispositions du droit y jouent évidemment un rôle, mais on a déjà noté la faible exigence formelle de la procédure qui réduit d’autant la contrainte juridique pesant sur le jugement. La nécessité d’apprécier la crédibilité du récit d’un étranger ou l’authenticité des documents censés l’appuyer ajoute une autonomie supplémentaire à l’examen des magistrates. Dans de telles conditions, les décisions rendues dépendent, en premier lieu, de l’influence conjuguée des différents acteurs de l’audience sur les décisions des juges : elles demeurent la production collective du groupe réduit d’acteurs qui vient d’être décrit 11. Dans le cas toutefois des JLD examinant les dossiers d’étrangers, le parcours individuel des juges importe plus encore que pour d’autres contentieux : il cadre a priori leur rapport à leur rôle de magistrat, particulièrement face à une procédure dont on a indiqué l’informalité et la forte dévalorisation. Les cinq juges qui assurent à tour de rôle les audiences JLD doivent alors se positionner sur un double plan : face à une politique de contrôle où leur intervention est vue comme marginale, voire incongrue, et face aux policiers de la police aux frontières dont elles jugent l’action autant qu’elles jugent la situation des étrangers concernés.

Or ces positionnements s’avèrent particulièrement variables, en raison même de la diversité des trajectoires professionnelles des juges. Ils se relient au mode particulier de recrutement des juges des libertés et de la détention. Occupant statutairement les fonctions de vice-présidents du tribunal, ils ou elles n’exercent en effet cette fonction qu’après avoir occupé d’autres positions dans la magistrature, supposant autant de socialisations professionnelles distinctes. Ces dernières influent particulièrement sur l’évaluation par les magistrates de notre enquête de la situation particulière qu’elles occupent : actrices judiciaires isolées voire « assiégées » au sein d’une procédure administrative, et forcées comme telles à prendre position vis-à-vis de leurs interlocuteurs de l’intérieur. Ce sont ces positions que permettent de préciser les entretiens réalisés avec elles.

Pour deux des juges – les plus « techniciennes » – c’est la spécificité du travail juridictionnel qui est revendiquée et vient justifier une prise de distance, plus ou moins forte, vis-à-vis des politiques d’immigration et des fonctionnaires qui les mettent en œuvre. La première – pénaliste de formation après avoir exercé comme juge à la Cour nationale du droit d’asile – indique ainsi ne pas intervenir dans le contrôle de l’immigration, mais être là pour « vérifier que les personnes n’ont pas subi d’atteintes dans leurs droits, […] même si après ça influe sur les politiques d’immigration […]. Je n’interviens pas dans le contrôle » (entretien, 9/12/2009). Elle évoque également la « pression » des policiers d’escorte qui assistent aux audiences, et la placent dans une situation paradoxale d’inversion des rôles – ce sont eux qui, à leur tour, la jugent : « Ils sont là quand même, et ils réagissent, quoi, ils commentent, ils grognent, moi je les entends à chaque fois que je rends une décision » (ibid.).

La seconde juge, ancienne parquetière ayant également exercé des fonctions au sein de l’administration pénitentiaire, revendique sur le même mode l’importance de son intervention en tant que gardienne des libertés dans une procédure de police, mais reconnaît par ailleurs que le pouvoir d’appréciation inhérent à son office de juge la met « mal à l’aise » en ce qu’il s’effectue « au détriment de l’efficacité de la politique de contrôle des flux migratoires » (entretien, 15/03/2010). Elle se démarque toutefois plus nettement du travail des policiers, là encore par opposition au « flair » : « Mon rôle n’est pas celui d’un policier ; Qu’un policier sur un coup de flair se dise [qu’]en fait [le migrant] veut […] immigrer clandestinement, il est dans son rôle [...]. Ce n’est pas le rôle du JLD de dire “ah ben non, c’est pas vrai, il nous raconte des bobards”, tout ça, c’est des choses qui se jouent sur des impressions, sur du flair, et un magistrat pour moi ne travaille pas comme ça, il a des pièces, il a des textes et il les applique, voilà, on juge en droit et on juge pas au flair » (ibid.).

Dans les deux cas, la construction d’un rapport à l’institution distingue ainsi la justice du dispositif d’éloignement en général. L’appartenance à la première est revendiquée comme un synonyme d’indépendance et de défense des libertés individuelles ; elle est comme telle opposée à la procédure d’éloignement, renvoyée tout à la fois aux politiques d’immigration, que les juges ne souhaitent pas relayer, et à l’ethos du soupçon inhérent au « flair » policier, mais hétérogène au travail de la justice. Cette revendication de l’office particulier du juge, face notamment aux acteurs policiers et à leur logique, est par ailleurs loin d’être pacifiée, comme le rappelle la première magistrate : la pression policière face aux seules intervenantes judiciaires de la procédure d’éloignement se fait directement sentir au cours des audiences, lorsque les policiers d’escorte présents manifestent leur impatience ou leur désapprobation face aux remarques des juges.

Les deux autres magistrates rencontrées s’inscrivent, elles aussi, dans cette opposition, mais en radicalisant le rejet ou l’adhésion au travail policier. L’une témoigne en effet d’une forte distance à l’institution judiciaire et au rôle du JLD lui-même : universitaire et maîtresse de conférences en détachement, elle est JLD depuis un an après avoir cumulé six ans ses fonctions académiques avec celles de juge d’instance, mais elle n’exclut pas de revenir à la profession d’enseignante. Cette distance au rôle est associée à une hostilité affichée envers les fonctionnaires de police. Les audiences qu’elle dirige se soldent de fait fréquemment par la libération de l’étranger.

L’autre JLD observée est presque diamétralement opposée à cette perspective. Dans son cas, le rapport à l’institution est au contraire fortement revendiqué : on y trouve là aussi une forte adhésion au rôle de juge, que la magistrate n’oppose toutefois pas au travail des policiers et au contrôle de l’immigration qu’ils mettent en œuvre. Bien au contraire : comme elle le rappelle fréquemment en audience, elle a été juge d’instruction avant d’exercer la charge de JLD, et revendique une familiarité allant jusqu’à la connivence avec les policiers – attitude en l’occurrence cohérente avec les multiples transactions implicites unissant le magistrat instructeur aux enquêteurs, dont dépend la mise en l’état d’une affaire. Ses multiples déclarations devant les justiciables étrangers révèlent un double rapport d’adhésion à l’institution. Adhésion à l’État en général pour commencer, dont elle estime protéger les intérêts menacés par les tentatives des étrangers pour entrer irrégulièrement sur le territoire. Adhésion plus spécifique ensuite à l’institution judiciaire, dont elle affirme défendre l’intégrité mise en péril par les migrants. Elle évoque ainsi fréquemment sa crainte de voir un étranger « manipuler le tribunal » en lui mentant délibérément, et justifie volontiers ses décisions en indiquant qu’elle ne fait que « dire la loi » en manifestant une autonomie garante de la séparation des pouvoirs. Cet ethos fréquemment réaffirmé correspond également à un mode spécifique de conduite de l’audience – l’étranger est soumis à un interrogatoire soutenu, les contradictions de son récit étant systématiquement exploitées dans une logique proche de l’interrogatoire de police judiciaire.

Les parcours sont donc diversifiés, mais c’est une tension identique qui se décline : d’une part, un rôle de défense des libertés individuelles, qui justifiait originellement le contrôle des JLD sur les placements en rétention et en zone d’attente, mais dont on voit qu’il n’est pas compris et, pour finir, pas investi identiquement par toutes les juges ; d’autre part, le travail de police qui résume largement tant la rétention que l’éloignement du territoire dans son ensemble, et dont les magistrates, de même, se distancient ou se rapprochent en fonction de leur sensibilité personnelle, mais aussi et surtout de la socialisation professionnelle qui a largement contribué à la forger. Les décisions judiciaires, on l’a indiqué, restent toutefois l’œuvre collective de l’ensemble des acteurs qui participent à l’audience : les magistrats, les avocats et, finalement, les étrangers eux-mêmes – dont on ne doit pas sous-estimer la capacité à agir stratégiquement dans les réponses qu’ils donnent à l’audience – présentent tous des versions divergentes de la situation administrative des personnes retenues ainsi que des parcours ou des situations qui justifient leur libération ou la prolongation de leur enfermement.

On restituera donc, pour conclure, quelques figures types du « migrant » sur lesquelles se cristallisent ces récits et les décisions finales des juges.

Le délinquant, la victime et le touriste : l’échelle morale du jugement des étrangers

La production d’une sentence par un magistrat est, in fine, le résultat de la conjugaison de plusieurs facteurs. Il y a d’abord la trajectoire individuelle de chaque juge, inséparable ici de son ethos professionnel, qui influence chaque fois son positionnement face à la procédure d’éloignement et de l’ordre négocié de la salle d’audience. Interviennent aussi le profil des justiciables et les stratégies qu’ils sont capables de déployer lorsqu’ils se présentent au tribunal et font le récit de leur parcours : d’un bout à l’autre, la figure classique du « bon immigré » – au parcours dépourvu de stigmate, voire jugé comme méritant moralement, mais qui demeure aussi dans un rôle de passivité déférente vis-à-vis de l’autorité étatique – reste particulièrement valorisée.

À l’intersection de ces différentes logiques, on tentera ici une typologie des dossiers et des jugements types observés au tribunal. Forcément réductrice, elle met néanmoins en évidence trois catégories topiques récurrentes dans les jugements.

La première est celle du délinquant, regroupant au sens large les étrangers maintenus ou retenus et par ailleurs condamnés au pénal, mais aussi ceux dont le récit ou l’attitude durant l’audience indiquent un passé déviant (errance, prise de drogues) qui les range immédiatement parmi les « clients » ordinaires de la police et de la justice pénale. Quelle que soit l’infraction commise, il s’agit d’étrangers dont l’enfermement administratif, même dépourvu de dimension punitive, « ne suscite pas un sentiment d’injustice chez [les juges] » (entretien, JLD anciennement juge à la Cour nationale du droit d’asile, 19/11/2009). Ce jugement se nuance toutefois selon l’attitude des justiciables à l’audience – les plus volontiers sanctionnés étant ceux qui sortent de la passivité qui leur est assignée pour se défendre et contester leur condamnation.

La seconde catégorie, celle de la victime, s’oppose radicalement à la précédente. Dans ces cas – notamment les dossiers impliquant des mineurs étrangers isolés ou des demandeurs d’asile – les justiciables sont également assignés à une totale passivité qui est en elle-même connotée positivement : l’étranger doit être protégé précisément parce qu’il ne fait que subir son destin – c’est-à-dire ici l’immigration elle-même, soit qu’elle ait été imposée par une persécution, soit qu’elle soit organisée par des parents ou des réseaux criminels pour un mineur irresponsable juridiquement et moralement. Dans ce dernier cas, on peut alors évoquer un véritable « ancrage compassionnel » des débats judiciaires : la perception des jeunes justiciables comme a priori passifs et innocents, éventuellement manipulés par d’autres mais difficilement incriminables eux-mêmes, interdit de développer à leur encontre certains arguments stigmatisants et rend au contraire acceptables des explications qui auraient été rejetées dans le cas d’un majeur. Un jeune mineur, dont la représentante légale admet qu’il a voyagé avec de faux documents car cette solution était la seule dont il disposait, est in fine libéré par la JLD. Cette indulgence est toutefois strictement conditionnée : de même que les juges de la Cour nationale du droit d’asile attendent d’un étranger persécuté en raison de son orientation sexuelle qu’il « ait l’air gay » 12, on attend ici d’un mineur qu’il se conduise en mineur : c’est-à-dire que son attitude corresponde à l’innocence supposée d’un enfant, incapable de stratégie. Le trouble surgit dès lors dans les cas limites – ceux des jeunes qui affirment avoir 17 ans – où la minorité même demeure incertaine et où l’âge des justiciables laisse supposer qu’ils sont à la fois majeurs et suffisamment stratèges pour le dissimuler et inscrire leur mensonge dans un projet plus large d’immigration irrégulière vers l’Europe 13.

La troisième et dernière catégorie est celle des touristes. Dans ces cas, c’est la qualification elle-même qui est en jeu : les étrangers affirment se rendre en France ou en Europe pour visiter le pays ou la famille qui y est installée. Pour les policiers qui les ont contrôlés, ils sont toutefois avant tout dépourvus des documents qui leur permettraient l’entrée sur le territoire, sans fournir par ailleurs d’explication valable à ce sujet – raison pour laquelle ils ont requalifié le séjour touristique allégué en tentative d’entrée irrégulière dans l’espace Schengen. L’examen de leur dossier à l’audience constitue donc plus que jamais une épreuve de vérité où ces deux qualifications – touriste ou migrant irrégulier – sont mises en balance. Là encore, l’enjeu est bel et bien de déterminer si les étrangers appartiennent à la « clientèle policière » stigmatisée ou s’il s’agit de personnes exerçant légitimement leur droit d’entrer sur le territoire – qui seraient tout à la fois respectables et outrageusement blessées par le soupçon qu’on fait peser sur elles. Ici aussi, la trajectoire et la position des magistrates se conjuguent avec la situation des migrants pour donner une issue spécifique à chaque dossier : l’ancienne juge d’instruction voit plus volontiers les étrangers comme des délinquants ou des trafiquants si leur récit est flou.

La présentation de soi du justiciable est également – et plus que jamais – essentielle, mais le jugement s’étend souvent à la présence et à l’attitude de leurs proches, lorsque ces derniers présentent aux juges les documents constituant des « garanties de représentation » et assurent directement, face à elles, qu’ils peuvent héberger les étrangers. C’est le cas par exemple pour un Angolais maintenu en zone d’attente – son visa est considéré comme falsifié – dont la tante, assise sur les bancs du public, se manifeste à la demande de son avocat : elle confirme le lien de parenté pièce d’identité à l’appui, et indique qu’elle accueillera son neveu s’il est libéré. La juge (en l’occurrence la juge plus modérée, passée par la Cour nationale du droit d’asile) examine le dossier vers 14 heures, met l’affaire en délibéré, puis rend sa décision à l’issue de l’audience, vers 22 heures. S’adressant alors à la tante, elle indique : « Bon, moi je suis pas compétente sur l’authenticité du visa et, par ailleurs, je note que la rédactrice de l’attestation d’hébergement, bien qu’étant domiciliée à Grenoble, est toujours présente dans la salle. Ce qui prouve que vous êtes, je ne dirais pas obstinée, mais déterminée » (notes d’observation, 05/10/2009).

*

Dans le contentieux de l’enfermement administratif des étrangers, le travail judiciaire pâtit donc de son enclavement au cœur d’une procédure purement policière où l’office du juge est d’autant plus fortement rejeté qu’il est justement efficace – c’est-à-dire qu’il débouche sur des remises en liberté effectives. Les nombreuses restrictions dont l’autonomie des juges a fait l’objet depuis une vingtaine d’années ne constituent toutefois pas un cas exceptionnel dans l’administration contemporaine de la justice. L’intervention des JLD dans le contrôle de l’immigration présente, de ce point de vue, tous les caractères d’un contentieux « dominé », soumis à un impératif de rapidité et de limitation des coûts dont on retrouve quelques traits dans d’autres « justices de pauvres » rendues dans l’urgence, à l’image des comparutions immédiates en matière pénale 14. La précarité de ces juridictions et les tensions dont elles sont traversées n’en rendent que plus essentielles les luttes multiples – autour de la publicité des audiences, de la sérénité de l’examen des dossiers – dont leur fonctionnement fait l’objet depuis quelques années.



1 Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France, 1945-1975, Grasset, 2005.

2 Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens 1944-1962, Nouveau monde éd., 2011.

3 Gisti, Défendre la cause des étrangers en justice, Dalloz, 2009.

4 Nicolas Fischer, Le territoire de l’expulsion. La rétention administrative des étrangers et l’État de droit en France, ENS Éditions, 2017.

5 Chowra Makaremi, Zone d’attente pour personnes en instance. Une ethnographie de la détention frontalière en France, thèse d’anthropologie, université de Montréal, 2010.

6 Collectif, Juger, réprimer, accompagner. Essai sur la morale de l’État, Éd. du Seuil, 2013.

7 Sénat, La rétention administrative : éviter la banalisation, garantir la dignité des personnes, Rapport d’information n° 773 (2013-2014) de Mme Éliane Assassi et M. François-Noël Buffet, 2014.

8 Alexis Spire, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Raison d’agir, 2008.

9 Christelle Hamel et Diane Lemoine, Rendez-vous au 35 bis. L’étranger, le juge et l’ethnologue, Éd. de l’Aube, 2000.

10 Niklas Luhmann, La légitimation par la procédure, Presses de l’université Laval/Cerf, 2001.

11 Jacques Faget, « La fabrique de la décision pénale. Une dialectique des asservissements et des émancipations », Champ pénal/Penal field, 2008 [en ligne : champpenal.revues.org/3983].

12 Carolina Kobelinsky, « L’asile gay : jurisprudence de l’intime à la Cour nationale du droit d’asile », Droit et société, n° 82(3), 2012, p. 583-601.

13 Nicolas Fischer, « Protéger les mineurs, contrôler les migrants. Enjeux émotionnels et moraux des comparutions de mineurs enfermés aux frontières devant le juge des libertés et de la détention », Revue française de sociologie, vol. 53(4), 2012, p. 689-717.

14 Benoît Bastard et Christian Mouhanna, Une justice dans l’urgence. Le traitement en temps réel des affaires pénales, Presses universitaires de France, 2007 ; Angèle Christin, Comparutions immédiates. Enquête sur une pratique judiciaire. La Découverte, 2008.

IV. Les mille et une façons de disculper l’administration

Le caractère grave et manifestement illégal de l’atteinte à une liberté fondamentale s’apprécie en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente.

Dans cette dernière partie, nous avons voulu permettre au lecteur de « juger sur pièces » en rassemblant un « florilège » de quelques décisions de justice emblématiques des mille et une façons, pour le juge, de donner raison à l’administration : de lui donner raison contre la loi, contre les principes de valeur supérieure, contre l’équité et l’humanité, voire contre le simple bon sens.

Il suffit parfois d’une interprétation biaisée, ou même fallacieuse des textes. C’est le cas lorsque le Conseil d’État accepte l’assimilation des Syriens à des « migrants clandestins » pour donner une base juridique à la mise en place d’un visa de transit aéroportuaire dissuasif ou lorsqu’il entérine la mesure d’éloignement d’une femme roumaine qui pratiquait la mendicité en estimant que ces faits correspondent à l’exigence légale d’une menace « réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société française ». C’est le cas encore lorsque la Cour de cassation choisit de faire prévaloir sur la règle de droit du travail qui protège la salariée enceinte la règle de police des étrangers qui interdit de travailler sans autorisation ou lorsqu’elle se retranche derrière le principe de séparation des autorités administrative et judiciaire pour refuser au JLD toute possibilité de contrôle sur la mesure d’éloignement qui conditionne la rétention. De même, alors que le droit à l’hébergement d’urgence est un droit inconditionnel qui inclut donc les personnes en situation irrégulière, le Conseil d’État décide que les demandeurs d’asile déboutés ne peuvent en bénéficier que dans des circonstances exceptionnelles, lesquelles sont appréciées de façon si rigoureuse que même la présence d’enfants en bas âge est insuffisante si on n’apporte pas la preuve que leur santé est immédiatement compromise.

Il ne s’agit plus d’interprétation mais de mise à l’écart franche et brutale de la règle de droit lorsque le juge reconnaît que « nécessité fait loi ». Il admet alors que l’administration puisse se soustraire impunément à des obligations découlant de textes théoriquement contraignants en invoquant un manque de moyens ou le caractère exceptionnel d’une situation. Et cela alors même que le manque de moyens est imputable à l’administration et que la situation n’a rien d’imprévisible. Ainsi, non seulement le Conseil d’État refuse d’enjoindre à l’administration d’assurer à un demandeur d’asile l’hébergement auquel il a droit, mais il suggère qu’un hébergement sous tente pourrait bien faire l’affaire. De même, lorsque la préfecture de Cayenne décide de suspendre l’enregistrement des demandes d’asile pendant trois mois, le Conseil d’État estime que, compte tenu de l’afflux « exceptionnel » et « imprévisible » des demandeurs d’asile, on ne peut faire grief à l’administration d’avoir directement violé son obligation d’enregistrer les demandes dans un délai de dix jours maximum.

Parfois encore, le juge préfère fermer les yeux pour ne pas être aveuglé par l’illégalité d’une situation : l’existence d’une zone d’attente clandestine à Vintimille ou encore des contrôles systématiques – et de surcroît discriminatoires – à la frontière italienne, en violation de la réglementation européenne. Et comme, bien entendu, l’administration dément, il préfère la croire sur parole sans prendre en compte les témoignages contraires.

Et puis il y a ces scènes surréalistes, hélas courantes à Mayotte : celle où un enfant de cinq ans comparaît seul devant son juge, en visioconférence de surcroît ; celle où un autre juge, le plus sérieusement du monde, déclare irrecevable une requête déposée au-delà du délai de 48 heures alors que l’enfant n’avait ni avocat ni représentant légal. Le plus étonnant, c’est que ces étrangetés n’attirent pas systématiquement la censure du Conseil d’État.

Le Conseil d’État encourage le camping

Conseil d’État, 19 novembre 2010 : Hébergement sous tentes des demandeurs d’asile

Dans cette décision du 19 novembre 2010, le juge des référés du Conseil d’État annule l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris qui avait enjoint au préfet d’indiquer dans les 48 heures à la requérante, demandeuse d’asile, un lieu susceptible de l’héberger.

Pour justifier sa position, le Conseil d’État fait une application très minimaliste – pour ne pas dire une interprétation très personnelle – de la directive européenne dite « accueil », mais aussi des pouvoirs dont il dispose à l’égard de l’administration.

La directive de 2003 en vigueur à l’époque des faits impose en effet aux États le respect de « normes minimales » selon lesquelles ils doivent assurer des « conditions d’accueil comprenant le logement, la nourriture et l’habillement, fournis en nature ou sous forme d’allocation financière ou de bons, ainsi qu’une allocation journalière » dans l’objectif du « plein respect de la dignité humaine ». S’il est vrai que, en cas de manque ponctuel de moyens, cette directive permet aussi aux États d’user de modalités d’accueil différentes, dont elle ne précise pas la nature, c’est « à titre exceptionnel » et « pendant une période raisonnable, aussi courte que possible ».

Outre qu’en France, le manque de moyens est chronique, et que l’administration ne saurait donc invoquer cette disposition pour se soustraire à ses obligations, le Conseil d’État élargit la brèche ouverte par la directive jusqu’à suggérer à l’administration « de recourir à des modalités d’accueil sous forme de tentes ou d’autres installations comparables ».

Le Conseil d’État dispense donc l’administration d’adapter ses moyens à ses obligations : celles-ci s’apprécient à l’aune des moyens dont elle dispose… comme si ces moyens lui tombaient du ciel et comme si leur insuffisance n’était pas délibérément organisée dans un but de dissuasion de la demande d’asile. Alors que le juge des référés peut utiliser son pouvoir d’injonction pour mettre fin à une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, il refuse ici d’en faire usage en réinterprétant le code de justice administrative : « Le caractère grave et manifestement illégal d’une telle atteinte s’apprécie en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente » ; et il faut, de surcroît, que le comportement de l’administration ait « des conséquences graves pour le demandeur d’asile, compte tenu notamment de son âge, de son état de santé ou de sa situation de famille ». Or ce n’est pas le cas en l’espèce selon lui puisque la requérante n’était pas accompagnée d’enfant et ne faisait pas état de difficultés particulières de santé.



Conseil d’État

N° 344304

Inédit au recueil Lebon

Juge des référés

M. Stirn, président

M. Bernard Stirn, rapporteur

SCP CAPRON, CAPRON, avocats

lecture du vendredi 19 novembre 2010

Vu le recours, enregistré le 12 novembre 2010 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, présenté par le MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DE L’INTÉGRATION, DE L’IDENTITÉ NATIONALE ET DU DÉVELOPPEMENT SOLIDAIRE ; le ministre demande au juge des référés du Conseil d’État d’annuler l’ordonnance n° 1018563/9-1 du 27 octobre 2010 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, a enjoint au préfet de Paris d’indiquer à Mme Akram A un lieu susceptible de l’héberger, dans un délai de quarante-huit heures à compter de la notification de l’ordonnance ;

il soutient que la situation de Mme Akram A ne fait pas apparaître une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ; qu’en effet, si l’intéressée n’a pas pu bénéficier d’un hébergement dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile faute de place, elle perçoit en revanche l’allocation temporaire d’attente ; qu’ainsi, l’administration a respecté les dispositions de l’article 13.5 de la directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile, qui laissent une marge d’appréciation aux États membres entre prestations en nature et allocations financières, et celles des articles L. 5423-8 et L. 5423-9 du code du travail ;

[…]

Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. » ; qu’au sens de ces dispositions, la notion de liberté fondamentale englobe, s’agissant des ressortissants étrangers qui sont soumis à des mesures spécifiques réglementant leur entrée et leur séjour en France, et qui ne bénéficient donc pas, à la différence des nationaux, de la liberté d’entrée sur le territoire, le droit constitutionnel d’asile qui a pour corollaire le droit de solliciter le statut de réfugié, dont l’obtention est déterminante pour l’exercice par les personnes concernées des libertés reconnues de façon générale aux ressortissants étrangers ; que la privation du bénéfice des mesures, prévues par la loi afin de garantir aux demandeurs d’asile des conditions matérielles d’accueil décentes jusqu’à ce qu’il ait été statué sur leur demande, est susceptible de constituer une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté ; que le caractère grave et manifestement illégal d’une telle atteinte s’apprécie en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente ;

Considérant qu’aux termes de l’article 2 de la directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003 relative à l’accueil des demandeurs d’asile : « Définitions. Aux fins de la présente directive, on entend par : conditions matérielles d’accueil : les conditions d’accueil comprenant le logement, la nourriture et l’habillement, fournis en nature ou sous forme d’allocation financière ou de bons, ainsi qu’une allocation journalière… » ; qu’aux termes de son article 13 : « ... 2. Les États membres prennent des mesures relatives aux conditions matérielles d’accueil qui permettent de garantir un niveau de vie adéquat pour la santé et d’assurer la subsistance des demandeurs. ...5. Les conditions d’accueil matérielles peuvent être fournies en nature ou sous la forme d’allocations financières ou de bons ou en combinant ces formules. Lorsque les États membres remplissent les conditions matérielles d’accueil sous forme d’allocations financières ou de bons, l’importance de ces derniers est fixée conformément aux principes définis dans le présent article. » ; qu’aux termes de l’article 14 : « modalités des conditions matérielles d’accueil :... 8. Pour les conditions matérielles d’accueil, les États membres peuvent, à titre exceptionnel, fixer des modalités différentes de celles qui sont prévues dans le présent article, pendant une période raisonnable, aussi courte que possible, lorsque : - une première évaluation des besoins spécifiques du demandeur est requise, - les conditions matérielles d’accueil prévues dans le présent article n’existent pas dans une certaine zone géographique, - les capacités de logement normalement disponibles sont temporairement épuisées, - le demandeur d’asile se trouve en rétention ou à un poste frontière, dans un local qu’il ne peut quitter. Ces différentes conditions couvrent, en tout état de cause, les besoins fondamentaux. » ;

Considérant qu’en application des dispositions des articles L. 348-1 et suivants et R. 348-1 et suivants du code de l’action sociale et des familles les demandeurs d’asile peuvent être admis à l’aide sociale pour être accueillis dans les centres pour demandeurs d’asile, et que ceux qui ne bénéficient pas d’un niveau de ressources suffisant bénéficient d’une allocation mensuelle de subsistance, dont le montant est fixé par l’article 3 de l’arrêté du 31 mars 2008 portant application de l’article R. 348-4 du code de l’action sociale et des familles ; qu’ils ont également vocation à bénéficier, outre du dispositif d’accueil d’urgence spécialisé pour demandeurs d’asile, qui a pour objet de les accueillir provisoirement dans des structures collectives ou dans des hôtels en attente d’un accueil en centre pour demandeurs d’asile, du dispositif général de veille sociale prévu par l’article L. 345-2 du code de l’action sociale et des familles, lequel peut conduire à leur admission dans un centre d’hébergement d’urgence ou un centre d’hébergement et de réinsertion sociale ; qu’enfin, en vertu des articles L. 5423-8-1° et L. 5423-9-2° du code du travail, les demandeurs d’asile peuvent bénéficier, sous condition d’âge et de ressources, d’une allocation temporaire d’attente à condition de ne pas être bénéficiaires d’un séjour en centre d’hébergement pris en charge au titre de l’aide sociale ;

[…]

Considérant que, pour une application aux demandeurs d’asile des dispositions précitées du droit interne conforme aux objectifs sus rappelés de la directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003, l’autorité compétente, qui sur sa demande d’admission au bénéfice du statut de réfugié doit, au plus tard dans le délai de quinze jours prescrit à l’article R. 742-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, mettre le demandeur d’asile en possession d’une autorisation provisoire de séjour jusqu’à ce qu’il ait été statué sur cette demande, sans préjudice, le cas échéant, de la mise en œuvre des dispositions de l’article L. 741-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers, doit également, aussi longtemps qu’il est admis à se maintenir sur le territoire en qualité de demandeur d’asile et quelle que soit la procédure d’examen de sa demande, lui assurer, selon ses besoins et ses ressources, des conditions d’accueil comprenant le logement, la nourriture et l’habillement, fournies en nature ou sous la forme d’allocations financières ou de bons ou en combinant ces formules ; que si, notamment lorsqu’une première évaluation des besoins spécifiques du demandeur est requise ou lorsque les capacités de logement normalement disponibles sont temporairement épuisées, l’autorité administrative peut recourir à des modalités différentes de celles qui sont normalement prévues, c’est pendant une période raisonnable, aussi courte que possible, et en couvrant les besoins fondamentaux du demandeur d’asile ; qu’il lui appartient, en particulier, de rechercher si des possibilités d’hébergement sont disponibles dans d’autres régions et, le cas échéant, de recourir à des modalités d’accueil sous forme de tentes ou d’autres installations comparables ; qu’une privation du bénéfice des droits auxquels les demandeurs d’asile peuvent prétendre peut conduire le juge des référés à faire usage des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-2 précité du code de justice administrative ; que, toutefois, le juge des référés ne peut, sur le fondement de cet article, adresser une injonction à l’administration que dans le cas où, d’une part, le comportement de celle-ci fait apparaître une méconnaissance manifeste des exigences qui découlent du droit d’asile et où, d’autre part, il résulte de ce comportement des conséquences graves pour le demandeur d’asile, compte tenu notamment de son âge, de son état de santé ou de sa situation de famille ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction que Mme Akram A, ressortissante iranienne, qui est née le 12 avril 1978, est entrée en France le 2 août 2010 munie d’un visa asile d’une durée de six mois délivré par l’ambassade de France à Bagdad, pour y solliciter le statut de demandeur d’asile ; qu’une autorisation provisoire de séjour lui a été délivrée le 7 septembre 2010 par la préfecture de Paris, lui permettant de déposer une demande d’asile auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ; que l’autorisation provisoire de séjour initiale a été prolongée par plusieurs récépissés dans l’attente de la décision de l’OFPRA, conformément aux dispositions de l’article L. 742-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ; que, faute de place disponible dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile, Mme Akram A. a été orientée vers une plate-forme d’accueil ; qu’elle est ainsi en mesure de bénéficier du dispositif de veille sociale, de colis et de bons alimentaires et, dans la mesure des disponibilités, d’un hébergement d’urgence ; qu’il résulte de l’instruction, et notamment des pièces produites devant le juge des référés du Conseil d’État, que ses droits à l’allocation temporaire d’attente ont été ouverts ; qu’il a été précisé au cours de l’audience qu’elle pouvait prétendre à diverses prestations sociales eu égard au visa d’asile de six mois dont elle dispose ; que s’il appartient à l’État de lui donner des informations sur les droits auxquels elle peut prétendre, les conditions dans lesquelles elle a été accueillie et orientée ne font pas apparaître de méconnaissance grave et manifeste des obligations qui incombent à l’autorité administrative ; qu’au surplus, même si le versement de l’allocation temporaire d’attente ne peut, eu égard au montant de cette prestation, être regardé comme satisfaisant à l’ensemble des exigences qui découlent de l’obligation d’assurer aux demandeurs d’asile, y compris en ce qui concerne le logement, des conditions d’accueil décentes, le dossier ne fait pas apparaître, compte tenu tant de l’ensemble des diligences accomplies en l’espèce par l’administration au regard des moyens dont elle dispose que des particularités de la situation de Mme Akram A, qui n’est pas accompagnée d’enfant et qui ne fait pas état de difficultés particulières de santé, d’atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile ; qu’ainsi les conditions auxquelles l’article L. 521-2 du code de justice administrative subordonne l’usage par le juge des référés des pouvoirs qu’il lui confère, ne sont pas remplies ; qu’il en résulte que le MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DE L’INTÉGRATION, DE L’IDENTITÉ NATIONALE ET DU DÉVELOPPEMENT SOLIDAIRE est fondé à demander l’annulation de l’ordonnance attaquée et le rejet de la demande présentée par Mme Akram A devant le juge des référés du tribunal administratif de Paris ; que les conclusions de Mme Akram A tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, par voie de conséquence, qu’être rejetées [...].

À seize mois, pas d’urgence à avoir un toit

Conseil d’État 13 juillet 2016, 20 avril 2017 : Refus d’hébergement d’urgence aux demandeurs d’asile déboutés

« Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence », énonce l’article L. 345-2-2 du code de l’action sociale et des familles. « Toute personne », cela devrait logiquement inclure les étrangers en situation irrégulière. Or le Conseil d’État a dit au contraire que, sauf circonstances exceptionnelles, ces derniers n’ont pas vocation à bénéficier du dispositif d’hébergement d’urgence.

C’est le cas, notamment, des étrangers qui font l’objet d’une obligation de quitter le territoire français ou dont la demande d’asile a été définitivement rejetée et qui doivent, eux aussi, quitter le territoire. La présence d’enfants mineurs peut constituer une de ces circonstances exceptionnelles justifiant un assouplissement de ce principe – mais à condition qu’il existe un risque grave pour leur santé et leur sécurité. Si tel est le cas, le juge pourra enjoindre à l’administration de proposer une solution d’hébergement appropriée pour faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Mais cette condition est appréciée de façon de plus en plus stricte par le Conseil d’État. Ainsi, la seule circonstance qu’un demandeur d’asile débouté soit accompagné d’une petite fille de seize mois, opérée à deux reprises depuis sa naissance, ne constitue pas une circonstance exceptionnelle qui lui permettrait de bénéficier d’un hébergement d’urgence. En revanche, si l’enfant a six mois et s’il est malade, alors l’administration est en faute si elle ne propose pas de solution d’hébergement.

Le droit à l’hébergement d’urgence est ainsi réduit comme peau de chagrin. Aux yeux du juge, l’atteinte illégale portée à cette liberté fondamentale n’est pas caractérisée du seul fait que l’administration n’aurait pas rempli son obligation : elle peut, pour se disculper, invoquer les efforts accomplis pour accroître les capacités d’hébergement. L’obligation de résultat se trouve une fois de plus convertie en obligation de moyens. Et, dans un contexte de pénurie, les étrangers en situation irrégulière sont évidemment les premiers pénalisés, puisqu’ils n’ont pas « vocation » à bénéficier du dispositif.



Conseil d’État

N° 400074

Publié au recueil Lebon

Mme Marie Sirinelli, rapporteur

M. Jean Lessi, rapporteur public

SCP GARREAU, BAUER-VIOLAS, FESCHOTTE-DESBOIS, avocats

x

lecture du mercredi 13 juillet 2016

Vu la procédure suivante :

M. D…B…et Mme C…A… épouse B…ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Clermont-Ferrand, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’enjoindre à l’État et au département du Puy-de-Dôme de leur assurer un hébergement d’urgence adapté et digne.

Par une ordonnance n° 1600740 du 4 mai 2016, le juge des référés a enjoint au préfet du Puy-de-Dôme d’attribuer à M. et Mme B... le bénéfice d’un hébergement d’urgence approprié pour eux-mêmes et leurs enfants, au plus tard dans les 48 heures à compter de la notification de son ordonnance, et rejeté le surplus de leur demande.

Par un recours et un mémoire en réplique, enregistrés les 24 mai et 20 juin 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, le ministre des affaires sociales et de la santé demande au juge des référés du Conseil d’État, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d’annuler cette ordonnance ;

2°) d’accueillir les conclusions de M. et Mme B... dirigées contre le département du Puy-de-Dôme et de rejeter le surplus de leur demande de première instance.

1. Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures » ;

2. Considérant qu’il résulte de l’instruction que M. et Mme B..., ressortissants albanais, parents de trois enfants mineurs, ont été hébergés et pris en charge par l’État durant l’instruction de leur demande d’asile, au titre du dispositif national d’accueil des demandeurs d’asile ; que cette prise en charge a cessé le 21 avril 2016, à la suite de la confirmation du rejet de leur demande d’asile par des décisions de la Cour nationale du droit d’asile du 18 mars 2016 ; qu’ils ont saisi d’une demande d’hébergement d’urgence le « 115 », service téléphonique de coordination de l’hébergement d’urgence, et, par courrier du 30 avril 2016, le département du Puy-de-Dôme ; que, n’ayant bénéficié d’un hébergement que pour quelques nuits isolées, ils ont, sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, demandé au juge des référés du tribunal administratif de Clermont-Ferrand d’enjoindre à l’État et au département du Puy-de-Dôme de leur fournir un hébergement d’urgence ; que le ministre des affaires sociales et de la santé relève appel de l’ordonnance du 4 mai 2016 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Clermont-Ferrand a enjoint au préfet du Puy-de-Dôme de leur attribuer le bénéfice d’un hébergement d’urgence approprié pour eux-mêmes et leurs enfants, au plus tard dans les 48 heures à compter de la notification de son ordonnance, tout en rejetant le surplus de leurs conclusions ;

[...]

4. Considérant que l’article L. 345-2 du code de l’action sociale et des familles prévoit que, dans chaque département, est mis en place, sous l’autorité du préfet, « un dispositif de veille sociale chargé d’accueillir les personnes sans abri ou en détresse » ; que l’article L. 345-2-2 dispose que : « Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence (...) » ; qu’aux termes de l’article L. 345-2-3 : « Toute personne accueillie dans une structure d’hébergement d’urgence doit pouvoir y bénéficier d’un accompagnement personnalisé et y demeurer, dès lors qu’elle le souhaite, jusqu’à ce qu’une orientation lui soit proposée ( ...) » ; qu’aux termes de l’article L. 121-7 du même code : « Sont à la charge de l’État au titre de l’aide sociale : (...) 8° Les mesures d’aide sociale en matière de logement, d’hébergement et de réinsertion, mentionnées aux articles L. 345-1 à L. 345-3 (...) » ;

5. Considérant qu’il appartient aux autorités de l’État, sur le fondement des dispositions citées ci-dessus, de mettre en œuvre le droit à l’hébergement d’urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique ou sociale ; qu’une carence caractérisée dans l’accomplissement de cette mission peut faire apparaître, pour l’application de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale lorsqu’elle entraîne des conséquences graves pour la personne intéressée ; qu’il incombe au juge des référés d’apprécier dans chaque cas les diligences accomplies par l’administration en tenant compte des moyens dont elle dispose ainsi que de l’âge, de l’état de la santé et de la situation de famille de la personne intéressée ; que, les ressortissants étrangers qui font l’objet d’une obligation de quitter le territoire français ou dont la demande d’asile a été définitivement rejetée et qui doivent ainsi quitter le territoire en vertu des dispositions de l’article L. 743-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile n’ayant pas vocation à bénéficier du dispositif d’hébergement d’urgence, une carence constitutive d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ne saurait être caractérisée, à l’issue de la période strictement nécessaire à la mise en œuvre de leur départ volontaire, qu’en cas de circonstances exceptionnelles ; que constitue une telle circonstance, en particulier lorsque, notamment du fait de leur très jeune âge, une solution appropriée ne pourrait être trouvée dans leur prise en charge hors de leur milieu de vie habituel par le service de l’aide sociale à l’enfance, l’existence d’un risque grave pour la santé ou la sécurité d’enfants mineurs, dont l’intérêt supérieur doit être une considération primordiale dans les décisions les concernant ;

6. Considérant qu’il résulte de l’instruction, d’une part, que l’État a accompli des efforts très conséquents pour accroître les capacités d’hébergement d’urgence dans le département du Puy-de-Dôme au cours des années récentes et, pour faire face à l’insuffisance des places disponibles compte tenu de l’augmentation du nombre de demandes, a également recours de façon importante à l’hébergement hôtelier, sans pour autant parvenir à répondre à l’ensemble des besoins les plus urgents ; que, d’autre part, M. et Mme B... ont bénéficié, avec leurs enfants nés en 2005, 2008 et 2012, d’un hébergement pendant la période nécessaire à leur départ après le rejet de leur demande d’asile et n’ont pas accepté l’aide au retour qui leur a été proposée ; qu’ils ne font état d’aucune circonstance exceptionnelle, au sens du point précédent ; que, dans ces conditions, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens qu’il soulève, le ministre des affaires sociales et de la santé est fondé à soutenir que c’est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Clermont-Ferrand a estimé que l’État avait porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale en n’assurant pas l’hébergement d’urgence de M. et Mme B...et de leurs enfants ; qu’il y a lieu, par suite, d’annuler l’article 1er de l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Clermont-Ferrand du 4 mai 2016 [...].



Conseil d’État

N° 399829

Inédit au recueil Lebon

Section

Mme Marie Sirinelli, rapporteur

M. Jean Lessi, rapporteur public

SCP GARREAU, BAUER-VIOLAS, FESCHOTTE-DESBOIS ; SCP SEVAUX, MATHONNET, avocats

lecture du mercredi 13 juillet 2016

Vu la procédure suivante :

M. B...C… et Mme A...D…, épouse C... ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Clermont-Ferrand, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

  • d’enjoindre au préfet du Puy-de-Dôme d’organiser leur accueil et de leur fournir des conditions d’hébergement, d’habillement et de nourriture décentes ;
  • d’enjoindre au département du Puy-de-Dôme de financer à leur profit un hébergement de type hôtelier par l’attribution d’une aide financière mensuelle.

Par une ordonnance n° 1600721 du 29 avril 2016, le juge des référés a enjoint au département du Puy-de-Dôme d’accorder, dès la notification de son ordonnance, une aide financière à M. et Mme C... pour se loger avec leurs deux enfants mineurs.

Par une requête, deux nouveaux mémoires et un mémoire en réplique, enregistrés les 17 mai, 24 mai, 2 juin et 29 juin 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, le département du Puy-de-Dôme demande au juge des référés du Conseil d’État, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d’annuler ou de réformer cette ordonnance ;

2°) de rejeter la demande de première instance de M. et Mme C…

[...]

1. Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures » ;

2. Considérant qu’il résulte de l’instruction que Mme C..., ressortissante russe, d’origine tchétchène, a été hébergée et prise en charge par l’État au centre d’accueil pour demandeurs d’asile de Cébazat, dans le Puy-de-Dôme, à compter du mois de juillet 2015, avec ses deux enfants, nés le 31 décembre 2013 et le 24 novembre 2015 ; que cette prise en charge a cessé le 21 avril 2016, à la suite du rejet définitif de sa demande d’asile, le 8 mars 2016 ; qu’elle a alors sollicité, avec son conjoint dont la seconde demande de réexamen au titre de l’asile avait été définitivement rejetée en avril 2014, un hébergement d’urgence auprès de l’État, tout en saisissant le département du Puy-de-Dôme d’une demande identique le 25 avril 2016 ; que, dans la nuit du 27 au 28 avril, M. et Mme C...ont pu bénéficier d’un hébergement fourni par l’État ; qu’ils ont saisi le lendemain, sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le juge des référés du tribunal administratif de Clermont-Ferrand d’une demande tendant à ce qu’il soit enjoint au préfet du Puy-de-Dôme et au département du Puy-de-Dôme de leur fournir, sans délai, un hébergement, notamment par le biais d’une aide financière mensuelle ; que le département du Puy-de-Dôme relève appel de l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Clermont-Ferrand du 29 avril 2016, qui lui a enjoint d’accorder à M. et Mme C.…, dès la notification de son ordonnance, une aide financière afin qu’ils puissent se loger avec leurs deux enfants ;

6. Considérant qu’il appartient aux autorités de l’État, sur le fondement des dispositions citées au point 4, de mettre en œuvre le droit à l’hébergement d’urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique ou sociale ; qu’une carence caractérisée dans l’accomplissement de cette mission peut faire apparaître, pour l’application de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale lorsqu’elle entraîne des conséquences graves pour la personne intéressée ; qu’il incombe au juge des référés d’apprécier dans chaque cas les diligences accomplies par l’administration en tenant compte des moyens dont elle dispose ainsi que de l’âge, de l’état de la santé et de la situation de famille de la personne intéressée ; que, les ressortissants étrangers qui font l’objet d’une obligation de quitter le territoire français ou dont la demande d’asile a été définitivement rejetée et qui doivent ainsi quitter le territoire en vertu des dispositions de l’article L. 743-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile n’ayant pas vocation à bénéficier du dispositif d’hébergement d’urgence, une carence constitutive d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ne saurait être caractérisée, à l’issue de la période strictement nécessaire à la mise en œuvre de leur départ volontaire, qu’en cas de circonstances exceptionnelles ; que constitue une telle circonstance, en particulier lorsque, notamment du fait de leur très jeune âge, une solution appropriée ne pourrait être trouvée dans leur prise en charge hors de leur milieu de vie habituel par le service de l’aide sociale à l’enfance, l’existence d’un risque grave pour la santé ou la sécurité d’enfants mineurs, dont l’intérêt supérieur doit être une considération primordiale dans les décisions les concernant ;

Sur les conclusions de M. et Mme C… dirigées contre l’État :

9. Considérant, d’une part, qu’il résulte de l’instruction, et notamment de l’audience qui s’est tenue devant le juge des référés du Conseil d’État, que M. et Mme C… ne disposent d’aucun hébergement depuis le 22 avril 2016, et vivent ainsi dans la rue avec leurs deux enfants mineurs, sous la seule réserve des mesures prises en exécution de l’article 2 de l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif, annulé par la présente décision ; que leur situation révèle, dans ces conditions, une situation d’urgence de nature à justifier l’intervention du juge des référés dans les conditions prévues par l’article L. 521-2 du code de justice administrative ;

10. Considérant, d’autre part, que l’État a accompli des efforts très importants pour accroître les capacités d’hébergement d’urgence dans le département du Puy-de-Dôme au cours des années récentes, sans parvenir pour autant à répondre à l’ensemble des besoins les plus urgents, y compris par un hébergement hôtelier ; qu’il résulte, toutefois, de l’instruction que la fille des demandeurs est née le 24 novembre 2015 ; qu’au regard du très jeune âge de cette enfant, constitutif d’une circonstance exceptionnelle au sens du point 6 ci-dessus, et des diligences accomplies par l’administration, qui n’a fourni à la famille C… qu’un hébergement pour une nuit depuis la fin de la prise en charge de la mère et des enfants dans le cadre du dispositif national d’accueil des demandeurs d’asile, l’État doit être regardé comme ayant porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ; qu’il y a lieu, en conséquence, d’enjoindre au préfet du Puy-de-Dôme d’assurer l’hébergement d’urgence des demandeurs et de leurs enfants à compter de la notification de la présente ordonnance ; que cette injonction est sans incidence sur les mesures que l’État pourrait prendre pour assurer l’éloignement de la famille C… [...]



Conseil d’État

N° 409797

Inédit au recueil Lebon

SCP MASSE-DESSEN, THOUVENIN, COUDRAY, avocats

lecture du jeudi 20 avril 2017

Vu la procédure suivante :

Mme B... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Lyon, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’enjoindre au préfet du Rhône de lui proposer un hébergement adapté, dans un délai de vingt-quatre heures à compter de la notification de l’ordonnance. Par une ordonnance n° 1702770 du 10 avril 2017, le juge des référés du tribunal administratif de Lyon a rejeté sa demande.

Par une requête, enregistrée le 14 avril 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, Mme B... demande au juge des référés du Conseil d’État, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d’annuler cette ordonnance ;

2°) de faire droit à sa demande ;

3°) de mettre à la charge de l’État le versement à la SCP Masse-Dessen, Thouvenin et Coudray d’une somme de 3 500 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991.

1. Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures » ; qu’en vertu de l’article L. 522-3 du même code, le juge des référés peut rejeter une requête par une ordonnance motivée, sans instruction contradictoire ni audience publique, lorsque la condition d’urgence n’est pas remplie ou lorsqu’il apparaît manifeste, au vu de la demande, que celle-ci ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative, qu’elle est irrecevable ou qu’elle est mal fondée ; qu’il appartient au juge d’appel de prendre en considération les éléments recueillis par le juge du premier degré dans le cadre de la procédure écrite et orale qu’il a diligentée ;

2. Considérant, en premier lieu, que la minute de l’ordonnance attaquée a été signée par le magistrat qui l’a rendue, conformément à ce que prévoit l’article R. 742-5 du code de justice administrative ;

3. Considérant, en second lieu, qu’il appartient aux autorités de l’État, sur le fondement du code de l’action sociale et des familles, de mettre en œuvre le droit à l’hébergement d’urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique ou sociale ; qu’une carence caractérisée dans l’accomplissement de cette mission peut faire apparaître, pour l’application de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale lorsqu’elle entraîne des conséquences graves pour la personne intéressée ; qu’il incombe au juge des référés d’apprécier dans chaque cas les diligences accomplies par l’administration en tenant compte des moyens dont elle dispose ainsi que de l’âge, de l’état de la santé et de la situation de famille de la personne intéressée ; que les ressortissants étrangers qui font l’objet d’une obligation de quitter le territoire français ou dont la demande d’asile a été définitivement rejetée et qui doivent ainsi quitter le territoire en vertu des dispositions de l’article L. 743-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile n’ayant pas vocation à bénéficier du dispositif d’hébergement d’urgence, une carence constitutive d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ne saurait être caractérisée, à l’issue de la période strictement nécessaire à la mise en œuvre de leur départ volontaire, qu’en cas de circonstances exceptionnelles ;

4. Considérant qu’il résulte de l’instruction que Mme B..., de nationalité arménienne, a présenté une demande d’asile et a bénéficié d’un hébergement en centre d’accueil pour demandeurs d’asile durant la période d’examen de sa demande ; que sa demande d’asile a été rejetée par décision du directeur général de l’Office française de protection des réfugiés et apatrides ; que le recours qu’elle a formé contre cette décision a été rejeté par décision de la Cour nationale du droit d’asile du 23 janvier 2017, notifiée à l’intéressée le 18 février 2017 ; qu’elle a été informée par l’Office français de l’immigration et de l’intégration de la fin de la prise en charge de son hébergement au centre d’accueil le 20 mars 2017 ; qu’elle a alors sollicité le bénéfice d’un hébergement d’urgence ; que le juge des référés du tribunal administratif de Lyon a enjoint au préfet du Rhône, par une ordonnance du 22 mars 2017, de procurer un hébergement provisoire à l’intéressée, pour une période de quinze jours, dans l’attente de son retour en Arménie ; que Mme B...a de nouveau saisi le juge des référés du tribunal administratif de Lyon le 7 avril 2017 pour se voir proposer un hébergement d’urgence adapté pour elle et sa fille ;

5. Considérant que, pour rejeter cette nouvelle demande, le juge des référés du tribunal administratif a relevé que Mme B..., du fait du rejet définitif de sa demande d’asile et en l’absence de toute autorisation de séjour, n’avait pas vocation à se maintenir durablement sur le territoire français ; que l’intéressée n’avait pris aucune disposition pour même envisager son retour en Arménie, alors qu’elle n’avait bénéficié d’une mesure provisoire d’hébergement que dans l’attente de ce retour ; que l’état de santé de la fille de l’intéressée, née en France en décembre 2015 et qui a été opérée à deux reprises après sa naissance, ne nécessitait que des consultations de contrôle tous les quatre mois environ ; que le juge des référés de première instance a estimé, dans ces conditions, que le refus du préfet de proposer à l’intéressée un hébergement d’urgence adapté ne portait pas d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ; qu’en appel, Mme B...n’apporte pas d’éléments nouveaux qui seraient de nature à remettre en cause cette appréciation exempte d’erreur de droit ; que la requérante n’est, par suite, pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par l’ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Lyon a rejeté sa demande ; qu’il y a lieu de rejeter sa requête selon la procédure prévue à l’article L. 522-3 du code de justice administrative [...].

Porte close pour les demandeurs d’asile

Conseil d’État, 7 novembre 2016 : Suspension du dispositif d’accueil des demandeurs d’asile en Guyane

Par cette décision, qui valide une ordonnance du tribunal administratif de la Guyane, le Conseil d’État reconnaît à la fois que les dispositions du Ceseda et celles de la directive européenne « accueil » de 2013 (qui a remplacé celle de 2003) ne sont pas respectées… mais qu’il n’y a pas lieu pour autant d’utiliser son pouvoir d’injonction dès lors que l’administration ne pouvait pas faire mieux compte tenu des moyens dont elle disposait. Face à un afflux qualifié d’« exceptionnel » et d’« imprévisible » de demandeurs d’asile, le préfet avait tout simplement décidé, le 29 août, de suspendre l’enregistrement des demandes jusqu’au 1er décembre, alors que les textes imposent que l’enregistrement ait lieu dans un délai de trois jours, exceptionnellement porté à dix jours « lorsqu’un nombre élevé d’étrangers demandent l’asile simultanément ».

Ici encore, le Conseil d’État applique donc le dicton : nécessité fait loi, transformant une obligation de résultat en simple obligation de moyens : « Confrontée à une situation d’une exceptionnelle difficulté, l’administration a certes suspendu l’examen des demandes d’asile auquel elle est tenue de procéder, mais elle l’a fait à titre provisoire, de manière à pouvoir assurer, dans des délais raisonnables et au plus tard le 1er décembre prochain, une réorganisation complète de son dispositif ».

Moyennant quoi, on ne constate pas une « méconnaissance grave et manifeste des obligations de caractère général qu’impose le respect du droit d’asile », et il n’y a pas lieu pour le juge d’user de son pouvoir d’injonction.



Conseil d’État

N° 404484

ECLI : FR : CEORD : 2016 :404484.20161107

Inédit au recueil Lebon

Juge des référés

SCP SPINOSI, SUREAU, avocats

lecture du lundi 7 novembre 2016

Vu la procédure suivante :

La Cimade, la Ligue des droits de l’homme, M.B…, M. D..., M.F…, M. C...A… et M. E... ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de la Guyane, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’enjoindre au préfet de la Guyane de reprendre les enregistrements des demandes d’asile et de prendre les mesures d’organisation nécessaires afin de respecter les délais prévus par l’article L. 741-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Par une ordonnance n° 1600700 du 7 octobre 2016, le juge des référés du tribunal administratif de la Guyane a rejeté leur demande.

Par une requête, enregistrée le 18 octobre 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, la Cimade demande au juge des référés du Conseil d’État, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d’annuler l’ordonnance n° 1600700 du 7 octobre 2016 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de la Guyane, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, a rejeté leur demande ;

[…]

Considérant ce qui suit :

1. Devant un afflux exceptionnel de demandes d’asile en Guyane, le préfet de ce département d’outre-mer a indiqué, le 19 août 2016, que l’enregistrement des demandes d’asile serait provisoirement et partiellement suspendu. La Cimade, deux autres associations, l’Astipa de Guyane et la Ligue des droits de l’homme, ainsi que cinq personnes agissant à titre individuel ont demandé, le 5 octobre 2016, au juge des référés du tribunal administratif de la Guyane, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’enjoindre au préfet de reprendre l’enregistrement des demandes d’asile. Le juge des référés a rejeté leur requête par une ordonnance du 7 octobre 2016, dont la Cimade fait appel devant le juge des référés du Conseil d’État.

[…]

5. L’article L. 521-2 du code de justice administrative prévoit qu’en cas d’urgence justifiant son intervention dans les quarante-huit heures, le juge des référés peut ordonner toute mesure nécessaire à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés apprécie l’existence d’une telle atteinte ainsi que la condition d’urgence particulière qui s’attache à cette procédure au regard de la situation de droit et de fait qui existe à la date à laquelle il se prononce.

6. Le droit constitutionnel d’asile, qui a pour corollaire le droit de solliciter le statut de réfugié, a le caractère d’une liberté fondamentale. Son respect implique, en principe, que le demandeur d’asile soit autorisé à demeurer provisoirement sur le territoire jusqu’à ce qu’il ait été statué sur sa demande. Dans la rédaction que lui a donnée la loi du 29 juillet 2015, l’article L. 741-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d’asile, qui met en œuvre les dispositions du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, prévoit que l’autorité compétente enregistre la demande présentée par un demandeur d’asile présent sur le territoire national et procède à la détermination de l’État responsable de son examen par application des règles du droit de l’Union. Cet article précise que l’enregistrement a lieu dans un délai de trois jours, sans condition préalable de domiciliation et que ce délai peut être porté à dix jours « lorsqu’un nombre élevé d’étrangers demandent l’asile simultanément ».

7. Il résulte tant des pièces versées au dossier que des explications données au cours de l’audience publique que la Guyane connaît depuis le début de l’année 2016 une augmentation considérable du nombre des demandes d’asile, présentées principalement par des personnes de nationalité haïtienne. 4 687 demandes ont ainsi été enregistrées de janvier à août 2016, soit trois fois plus que sur la même période en 2015 et huit fois plus que sur la période correspondante de 2014.

8. Une hausse de cette importance, qui avait en outre un caractère imprévisible, a entraîné une profonde désorganisation du dispositif mis en place par l’État, l’Office français d’immigration et d’intégration et la Croix Rouge. Le guichet unique d’accueil ne s’est plus trouvé en mesure de faire face à ses tâches. L’administration a décidé en conséquence de n’enregistrer que les demandes de personnes particulièrement vulnérables et a entrepris une restructuration complète de son dispositif d’accueil. En particulier de nouveaux locaux ont été mis à la disposition de la Croix Rouge à compter du 1er octobre, les effectifs du guichet unique renforcés et les capacités d’hébergement des demandeurs d’asile accrues. L’ensemble des mesures envisagées devraient permettre une reprise de l’enregistrement de toutes les demandes d’asile dans des conditions normales à compter du 1er décembre.

9. Le complément d’instruction ordonné par le juge des référés à l’issue de l’audience a permis de préciser les conditions dans lesquelles les droits des demandeurs d’asile sont mis en œuvre dans l’attente de la réouverture, le 1er décembre, d’un guichet unique fonctionnant dans des conditions normales. Une attention particulière est portée aux personnes qui se trouvent dans une situation de vulnérabilité particulière, en raison notamment d’une grossesse, de leur état de santé ou de leur isolement. Des efforts sont en outre déployés pour détecter ces personnes.

10. Il résulte ainsi de l’ensemble de l’instruction que, confrontée à une situation d’une exceptionnelle difficulté, l’administration a certes suspendu l’examen des demandes d’asile auquel elle est tenue de procéder, mais elle l’a fait à titre provisoire, de manière à pouvoir assurer, dans des délais raisonnables et au plus tard le 1er décembre prochain, une réorganisation complète de son dispositif. Elle a en outre préservé la possibilité d’examiner des demandes présentées par des personnes présentant une vulnérabilité particulière. Si, dans des cas individuels, la situation de certains demandeurs d’asile est néanmoins susceptible de conduire le juge des référés à faire usage de ses pouvoirs pour assurer le respect des droits de l’intéressé, l’ensemble des circonstances de l’espèce ne fait ainsi pas apparaître, à la date de la présente ordonnance, de méconnaissance grave et manifeste des obligations de caractère général qu’impose le respect du droit d’asile. La requête de la Cimade, qui tend à ce que soient adressées à l’administration des injonctions en vue de respecter de telles obligations de caractère général, ne peut donc être accueillie. Ses conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Enfermez, y a rien à voir

Tribunal administratif de Nice 8 juin 2017, Conseil d’État, 5 juillet 2017 : Une zone d’attente clandestine à Vintimille

Le Conseil d’État, saisi en appel d’une ordonnance rendue par le tribunal administratif de Nice, valide les pratiques de la police aux frontières : privation de liberté hors de tout fondement légal, entraves au droit de solliciter l’asile, violation des droits des personnes mineures.

Depuis juin 2015, à la suite de contrôles discriminatoires, des personnes sont privées de liberté dans les locaux de la PAF à Menton Pont Saint-Louis en dehors de tout cadre légal et sans aucun contrôle judiciaire, loin du regard des citoyens, des citoyennes et des associations de défense des droits humains. Exilées, demandeuses d’asile, mineures isolées, ces personnes sont ensuite refoulées illégalement vers l’Italie, en violation du droit national et des textes internationaux.

Le Conseil d’État redit, après le juge des référés de Nice, que, en deçà d’une durée de quatre heures (inventée de toutes pièces, sans doute par assimilation avec la retenue pour vérification d’identité), des personnes peuvent être privées de liberté en dehors de tout fondement légal et donc sans bénéficier d’aucun des droits normalement garantis en cas de privation de liberté. S’il admet qu’il a pu y avoir des dépassements de cette durée de quatre heures, considérée comme acceptable et proportionnée, et que des mineurs ont été maintenus puis refoulés, le Conseil d’État botte en touche en précisant qu’il leur appartient de saisir la justice un par un pour que les violations constatées soient sanctionnées.

Le Conseil d’État, fermant les yeux sur les réalités du terrain et ignorant les pièces produites qui l’attestent, valide les pratiques de la police aux frontières. Une fois de plus « nécessité fait loi » puisque la principale justification de cet enfermement sans base légale, c’est… l’impossibilité de faire autrement pour refouler en temps réel les demandeurs vers l’Italie lorsqu’ils sont trop nombreux !



TA Nice, 8 juin 2016

N° 1702161

Association Nationale d’Assistance Aux Frontières pour les Étrangers et autres

M. Sabroux

Juge des référés

Audience du 8 juin 2017

Ordonnance du 8 juin 2017

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire enregistrés les 6 et 7 juin 2017, l’Association Nationale d’Assistance Aux Frontières pour les Étrangers (ANAFE), l’Association des Avocats pour la Défense des Droits des Étrangers (ADDE), la CIMADE, le GISTI, représentés par Me Oloumi, et le Syndicat des Avocats de France (SAF), représenté par Me Damiano demandent au juge des référés, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de suspendre la décision informelle du préfet des Alpes-Maritimes de créer une zone de rétention provisoire pour personnes non admises au sein des locaux de la Police Aux Frontières à Menton ;

2°) d’enjoindre au préfet des Alpes-Maritimes de mettre fin sans délai à toute mesure de privation de liberté pour toute personne se trouvant dans ce centre et de procéder à l’enregistrement de leur demande d’asile dans un délai de trois jours ;

3°) de saisir le procureur de la République et le président du Conseil Départemental des Alpes-Maritimes pour mettre à l’abri les mineurs non accompagnés ;

4°) de mettre à la charge de l’État au bénéfice de son conseil, une somme de

1 500 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Les associations soutiennent que :

  • leurs statuts leur donnent qualité et intérêt à agir ;
  • l’urgence est avérée dès lors que des personnes sont privées de liberté et que les associations dont c’est le but ne peuvent y avoir accès ;
  • la décision attaquée porte une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile et à la liberté de circuler ; cette zone d’attente est illégale, car non inscrite sur la liste des points de passage autorisés ; elle est dépourvue de base légale ; elle porte atteinte aux droits de l’enfant ;

[…]

Considérant ce qui suit :

Sur les conclusions présentées au titre de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

[…]

3. Aux termes de l’article 13 du règlement (CE) n° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 15 mars 2006, établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen) : « Refus d’entrée : 1. L’entrée sur le territoire des États membres est refusée au ressortissant de pays tiers qui ne remplit pas l’ensemble des conditions d’entrée, telles qu’énoncées à l’article 5, paragraphe 1, et qui n’appartient pas à l’une des catégories de personnes visées à l’article 5, paragraphe 4. Cette disposition est sans préjudice de l’application des dispositions particulières relatives au droit d’asile et à la protection internationale ou à la délivrance de visas de long séjour. 2. L’entrée ne peut être refusée qu’au moyen d’une décision motivée indiquant les raisons précises du refus. La décision est prise par une autorité compétente habilitée à ce titre par la législation nationale. Elle prend effet immédiatement. La décision motivée indiquant les raisons précises du refus est notifiée au moyen d’un formulaire uniforme tel que celui figurant à l’annexe V, partie B, et rempli par l’autorité compétente habilitée par la législation nationale à refuser l’entrée. Le formulaire uniforme ainsi complété est remis au ressortissant concerné, qui accuse réception de la décision de refus au moyen dudit formulaire. 3. Les personnes ayant fait l’objet d’une décision de refus d’entrée ont le droit de former un recours contre cette décision. Les recours sont formés conformément au droit national. Des indications écrites sont également mises à la disposition du ressortissant du pays tiers en ce qui concerne des points de contact en mesure de communiquer des informations sur des représentants compétents pour agir au nom du ressortissant du pays tiers conformément au droit national. L’introduction d’un tel recours n’a pas d’effet suspensif à l’égard de la décision de refus d’entrée. Sans préjudice de toute éventuelle compensation accordée conformément à la législation nationale, le ressortissant du pays tiers concerné a le droit à la rectification du cachet d’entrée annulé, ainsi que de toute autre annulation ou ajout, de la part de l’État membre qui a refusé l’entrée, si, dans le cadre du recours, la décision de refus d’entrée devait être déclarée non fondée. 4. Les garde-frontières veillent à ce qu’un ressortissant de pays tiers ayant fait l’objet d’une décision de refus d’entrée ne pénètre pas sur le territoire de l’État membre concerné. 5. Les États membres établissent un relevé statistique sur le nombre de personnes ayant fait l’objet d’une décision de refus d’entrée, les motifs du refus, la nationalité des personnes refusées et le type de frontière (terrestre, aérienne, maritime) auquel l’entrée leur a été refusée. Les États membres transmettent ces statistiques à la Commission une fois par an. La Commission publie tous les deux ans une compilation des statistiques communiquées par les États membres. 6. Les modalités du refus sont décrites à l’annexe V, partie A… 6. Mineurs : 6.1. Les garde-frontières accordent une attention particulière aux mineurs, que ces derniers voyagent accompagnés ou non. Les mineurs franchissant la frontière extérieure sont soumis aux mêmes contrôles à l’entrée et à la sortie que les adultes, conformément aux dispositions du présent règlement. 6.2. Dans le cas de mineurs accompagnés, le garde-frontière vérifie l’existence de l’autorité parentale des accompagnateurs à l’égard du mineur, notamment au cas où le mineur n’est accompagné que par un seul adulte et qu’il y a des raisons sérieuses de croire qu’il a été illicitement soustrait à la garde de la ou des personne(s) qui détiennent légalement l’autorité parentale à son égard. Dans ce dernier cas, le garde-frontière effectue une recherche plus approfondie afin de déceler d’éventuelles incohérences ou contradictions dans les informations données. 6.3. Dans le cas de mineurs qui voyagent non accompagnés, les garde-frontières s’assurent, par une vérification approfondie des documents de voyage et des autres documents, que les mineurs ne quittent pas le territoire contre la volonté de la ou des personne(s) investie(s) de l’autorité parentale à leur égard ».

4. Il ressort des pièces du dossier et n’est d’ailleurs pas contesté par le préfet des Alpes-Maritimes que des locaux aménagés dépendant des services de la police aux frontières à Menton sont dédiés au regroupement d’étrangers ayant franchi illégalement la frontière italienne, dans l’attente de l’examen de leur situation au regard des dispositions légales européennes et françaises régissant leurs conditions d’accueil sur le sol français. Les associations requérantes, qui ont toutes un intérêt à agir compte tenu de leur objet statutaire, demandent au juge des référés qu’il soit mis fin à cette situation qui porte atteinte, selon elles, à la liberté fondamentale de circulation et au droit d’asile des personnes retenues contre leur gré et à leur accès au droit. S’il est admis par les parties que les conditions d’accueil de ces personnes sont décentes et ne portent pas atteinte à leur dignité, les associations requérantes font toutefois grief au préfet des Alpes-Maritimes de les priver de tout moyen de recours et d’accès à des avocats ou à des associations dont l’objet est de les défendre. Elles font valoir que, durant une durée qui reste indéterminée, elles ne peuvent sortir de ces locaux, en violation des dispositions de l’article 78-3 du code de procédure pénale dans sa rédaction issue de la loi du Loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006 qui édictent qu’une personne qui fait l’objet d’une vérification d’identité « ne peut être retenue que pendant le temps strictement exigé par l’établissement de son identité et que la rétention ne peut excéder quatre heures. ».

5. Il ressort des débats à l’audience et des écritures des parties que les personnes interpellées par la police aux frontières sont conduites dans les locaux de ce service pour que leur situation soit examinée, dans le cadre du règlement (CE) n° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 15 mars 2006.

6. En premier lieu, la condition d’urgence du fait du maintien contre leur gré de personnes dans les locaux de la police aux frontières de Menton est remplie, par la nature même de la mesure prise à leur encontre.

7. En deuxième lieu, il est constant qu’à cette occasion, il leur est remis le formulaire dénommé « refus d’entrée » prévu par les dispositions de l’article L. 213-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Il n’est, à cet égard, pas établi par les associations requérantes que ce formulaire remis par l’administration soit volontairement incomplet.

8. En troisième lieu, dans un arrêt du 29 janvier 2008, Saadi/Royaume-Uni, n° 13229/03, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a admis que la faculté des États de placer en détention des candidats à l’immigration est un corollaire indispensable au droit de contrôler l’entrée et le séjour des étrangers. Cependant, cette détention pour ne pas être arbitraire, doit se faire « de bonne foi », « doit être étroitement liée au but consistant à empêcher une personne de pénétrer irrégulièrement sur le territoire », elle doit se dérouler « dans des conditions appropriées » et sa durée ne doit pas excéder « le délai raisonnable pour atteindre le but poursuivi ». En l’espèce, il ressort des attestations produites par les associations requérantes qu’une partie des personnes interpellées « y resteraient quelques heures avant d’être renvoyées en Italie » ou bien « pensent qu’elles avaient passé la nuit dans les locaux de la gare de Menton ». Ces affirmations sont contestées par le préfet des Alpes-Maritimes, qui n’est toutefois pas en mesure d’affirmer avec précision la durée de maintien de ces personnes dans les locaux litigieux. Ainsi, aucun élément suffisamment précis ne permet d’affirmer que la durée de maintien dans les locaux de la police aux frontières excéderait le délai raisonnable précité ou bien encore celui prévu par les dispositions de l’article 78-3 du code de procédure pénale. Par ailleurs, comme il a été dit, il n’est pas établi ni même allégué que les conditions de maintien dans ces locaux porteraient atteinte à la dignité ou à la sécurité des personnes qui s’y trouvent. Il en résulte que les atteintes graves et manifestement illégales à la liberté de circulation et au droit d’asile dont se prévalent les associations requérantes ne sont pas établies de façon suffisamment certaine et précise. Il n’y a donc pas lieu de suspendre « la décision informelle du préfet des Alpes-Maritimes de créer une zone de rétention provisoire pour personnes non admises au sein des locaux de la Police Aux Frontières à Menton ». Toutefois, dans l’hypothèse où le maintien des étrangers en situation irrégulière dans ces locaux excéderait une durée de quatre heures, il y a lieu d’enjoindre au préfet des Alpes-Maritimes de procéder au transfert des personnes retenues des locaux de la police aux frontières de Menton vers une des zones d’attente prévues par les dispositions des articles L221-1 et suivants du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile leur donnant ainsi accès aux droits et garanties prévus par ces dispositions, comme le réclament les associations requérantes. Il n’y a pas lieu, compte tenu de ce qui vient d’être dit, d’enjoindre au préfet des Alpes-Maritimes de procéder à l’enregistrement de leur demande d’asile dans un délai de trois jours.

9. Enfin, il n’appartient pas au juge des référés statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative « de saisir le procureur de la République et le président du Conseil Départemental des Alpes-Maritimes pour mettre à l’abri les mineurs non accompagnés ».

ORDONNE :

Article 1er : Il est enjoint au préfet des Alpes-Maritimes de procéder au transfert des personnes retenues dans les locaux de la police aux frontières de Menton vers une des zones d’attente prévues par les dispositions des articles L221-1 et suivants du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans les cas où le maintien de ces personnes dans ces locaux excéderait une durée de quatre heures.



Conseil d’État

N° 411575

Mentionné dans les tables du recueil Lebon

Juge des référés

SCP CELICE, SOLTNER, TEXIDOR, PERIER, avocats

lecture du mercredi 5 juillet 2017

Vu la procédure suivante :

L’association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (ANAFE), l’association « Avocats pour la défense des droits des étrangers » (ADDE), la Cimade, le Groupe d’information et de soutien des immigré-e-s (GISTI) et le syndicat des avocats de France (SAF) ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Nice, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, en premier lieu, de suspendre l’exécution de la décision informelle du préfet des Alpes-Maritimes de créer une zone de rétention provisoire pour les étrangers non admis sur le territoire français au sein des locaux de la police aux frontières de Menton, en deuxième lieu, d’enjoindre au préfet des Alpes-Maritimes de mettre fin sans délai à toute mesure de privation de liberté pour toute personne se trouvant dans ce centre et de procéder à l’enregistrement des éventuelles demandes d’asile formulées par les intéressés dans un délai de trois jours et, en troisième lieu, d’enjoindre au préfet de saisir le procureur de la République et le président du conseil départemental des Alpes-Maritimes afin de mettre à l’abri les mineurs non accompagnés. Par une ordonnance n° 1702161 du 8 juin 2017, le juge des référés du tribunal administratif de Nice a, d’une part, enjoint au préfet des Alpes-Maritimes de procéder au transfert des personnes retenues dans les locaux de la police aux frontières de Menton vers une des zones d’attente prévues par les dispositions des articles L. 221-1 et suivants du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans les cas où le maintien de ces personnes dans ces locaux excéderait une durée de quatre heures et, d’autre part, rejeté le surplus des conclusions de la requête.

Par une requête, enregistrée le 16 juin 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, l’association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (ANAFE), l’association « Avocats pour la défense des droits des étrangers » (ADDE), la Cimade, le Groupe d’information et de soutien des immigré-e-s (GISTI) et le syndicat des avocats de France (SAF) demandent au juge des référés du Conseil d’État, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d’annuler cette ordonnance en ce qu’elle ne fait pas droit à leurs conclusions ;

2°) de suspendre l’exécution de la décision informelle du préfet des Alpes-Maritimes de créer une zone de rétention provisoire pour les étrangers non admis sur le territoire français au sein des locaux de la police aux frontières de Menton ;

3°) d’enjoindre au préfet des Alpes-Maritimes, en premier lieu, de mettre fin immédiatement aux privations de liberté de toutes les personnes qui se trouvent dans ce centre, en deuxième lieu, de procéder à l’enregistrement de leur éventuelle demande d’asile dans le délai de trois jours fixé par l’article L. 741-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile et, enfin, de saisir le procureur de la République et le président du conseil départemental des Alpes-Maritimes afin de mettre à l’abri les mineurs non accompagnés ;

4°) de mettre à la charge de l’État la somme de 3 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Les associations requérantes soutiennent que :

  • la condition d’urgence est remplie ;
  • l’ordonnance attaquée est entachée d’une erreur d’appréciation des faits et d’une erreur de droit dès lors que le juge des référés du tribunal administratif de Nice a considéré qu’aucune atteinte à la liberté personnelle des étrangers concernés n’était constituée par la décision informelle du préfet des Alpes-Maritimes de créer une « zone d’attente de fait », alors que les personnes faisant l’objet d’une décision de refus d’entrée sur le territoire y sont privées de liberté pendant une période indéterminée, sans qu’aucune garantie procédurale ne soit respectée ;
  • elle est insuffisamment motivée au regard des moyens soulevés relatifs à l’atteinte manifeste au droit d’asile ;
  • la pratique contestée porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale que constitue le droit d’asile dans la mesure où ce régime de privation de liberté prive les personnes étrangères des garanties prévues par les dispositions de la directive n° 2013/32/UE du 26 juin 2013, transposée notamment à l’article R. 213-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dont fait partie l’information du droit d’introduire une demande d’asile ;
  • la situation de fait qui perdure à la frontière franco-italienne à Menton méconnaît ensemble l’article 5-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, l’article 6 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et l’article 66 de la Constitution, en ce qu’elle ne prévoit aucun contrôle effectif sur les conditions et la durée de cette privation de liberté ni aucun recours effectif à disposition des personnes concernées par la situation ;
  • le juge des référés du tribunal administratif de Nice a dénaturé leur demande en l’interprétant comme tendant à qu’il saisisse lui-même le procureur de la République et le président du conseil départemental des Alpes-Maritimes afin que soient mis à l’abri les mineurs non accompagnés, alors que leur demande tendait à ce qu’il soit enjoint au préfet de saisir ces autorités ;
  • il n’a pas pris en compte les témoignages circonstanciés faisant état du refoulement quotidien de ces mineurs.

Par un mémoire en défense, enregistré le 26 juin 2017, le ministre d’État, ministre de l’intérieur conclut au rejet de la requête. Il fait valoir que la requête est irrecevable, que la condition d’urgence n’est pas remplie et qu’aucun des moyens soulevés par les associations requérantes n’est fondé.

[…]

1. Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures » ;

2. Considérant que les associations requérantes ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Nice, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’une requête tendant, en premier lieu, à la suspension de l’exécution de la décision informelle du préfet des Alpes-Maritimes de créer une zone de rétention provisoire pour les étrangers non admis sur le territoire au sein des locaux de la police aux frontières de Menton, en deuxième lieu, à ce qu’il soit enjoint au préfet des Alpes-Maritimes de mettre fin sans délai à toute mesure de privation de liberté pour toute personne se trouvant dans ce centre et de procéder à l’enregistrement des éventuelles demandes d’asile des personnes intéressées dans un délai de trois jours et, enfin, à ce qu’il lui soit enjoint de saisir le procureur de la République et le président du conseil départemental des Alpes-Maritimes afin de mettre à l’abri les mineurs non accompagnés ; que, par une ordonnance n° 1702161 du 8 juin 2017, le juge des référés du tribunal administratif de Nice a enjoint au préfet des Alpes-Maritimes de procéder au transfert des personnes retenues dans les locaux de la police aux frontières de Menton vers une des zones d’attente prévues par les dispositions des articles L. 221-1 et suivants du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans les cas où le maintien de ces personnes dans ces locaux excéderait une durée de quatre heures, et a rejeté le surplus des conclusions de la demande ; que les associations requérantes relèvent appel de cette ordonnance en ce qu’elle n’a pas fait droit à l’intégralité de leurs conclusions.

Sur le cadre juridique applicable :

3. Considérant qu’aux termes de l’article L. 213-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile : « Tout refus d’entrée en France fait l’objet d’une décision écrite motivée prise, sauf en cas de demande d’asile, par un agent relevant d’une catégorie fixée par voie réglementaire./ Cette décision est notifiée à l’intéressé avec mention de son droit d’avertir ou de faire avertir la personne chez laquelle il a indiqué qu’il devait se rendre, son consulat ou le conseil de son choix, et, sauf à Mayotte, de refuser d’être rapatrié avant l’expiration du délai d’un jour franc. En cas de demande d’asile, la décision mentionne également son droit d’introduire un recours en annulation sur le fondement de l’article L. 213-9 et précise les voies et délais de ce recours. La décision et la notification des droits qui l’accompagne doivent lui être communiquées dans une langue qu’il comprend. L’étranger est invité à indiquer sur la notification s’il souhaite bénéficier du jour franc. L’étranger mineur non accompagné d’un représentant légal ne peut être rapatrié avant l’expiration du délai d’un jour franc prévu au présent alinéa./ Lorsque l’étranger ne parle pas le français, il est fait application de l’article L. 111-7./ La décision prononçant le refus d’entrée peut être exécutée d’office par l’administration » ; qu’en vertu de l’article L. 213-3 du même code, les dispositions de l’article L. 213-2 sont applicables à l’étranger qui n’est pas ressortissant d’un État membre de l’Union européenne à qui l’entrée sur le territoire métropolitain est refusée en application de l’article 5 du règlement du 15 mars 2006 du Parlement européen et du Conseil établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes, auquel s’est substitué l’article 6 du règlement du 9 mars 2016 du Parlement et du Conseil concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes ; qu’aux termes de l’article 14 du règlement du 15 mars 2006 du Parlement européen et du conseil établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes : « 1. L’entrée sur le territoire des États membres est refusée au ressortissant de pays tiers qui ne remplit pas l’ensemble des conditions d’entrée énoncées à l’article 6, paragraphe 1, et qui n’appartient pas à l’une des catégories de personnes visées à l’article 6, paragraphe 5. Cette disposition est sans préjudice de l’application des dispositions particulières relatives au droit d’asile et à la protection internationale ou à la délivrance de visas de long séjour./ 2. L’entrée ne peut être refusée qu’au moyen d’une décision motivée indiquant les raisons précises du refus. La décision est prise par une autorité compétente habilitée à ce titre par le droit national. Elle prend effet immédiatement./ La décision motivée indiquant les raisons précises du refus est notifiée au moyen d’un formulaire uniforme tel que celui figurant à l’annexe V, partie B, et rempli par l’autorité compétente habilitée par le droit national à refuser l’entrée. Le formulaire uniforme ainsi complété est remis au ressortissant de pays tiers concerné, qui accuse réception de la décision de refus au moyen dudit formulaire./ 3. Les personnes ayant fait l’objet d’une décision de refus d’entrée ont le droit de former un recours contre cette décision. Les recours sont formés conformément au droit national. Des indications écrites sont également mises à la disposition du ressortissant de pays tiers en ce qui concerne des points de contact en mesure de communiquer des informations sur des représentants compétents pour agir au nom du ressortissant de pays tiers conformément au droit national./ L’introduction d’un tel recours n’a pas d’effet suspensif à l’égard de la décision de refus d’entrée (...) » ; que l’article 23 du règlement du 15 mars 2006, repris à l’article 25 du règlement du 9 mars 2016, prévoit la possibilité d’une réintroduction temporaire d’un contrôle aux frontières intérieures, « en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure d’un État membre » ; qu’en application de ces dispositions, la France, concomitamment à l’instauration de l’état d’urgence, a rétabli provisoirement un contrôle à ses frontières intérieures et a notifié à la Commission la liste des points de passage autorisés ; qu’aux termes de l’article 28 du règlement du 15 mars 2006, repris à l’article 32 du règlement du 9 mars 2016 : « Lorsque le contrôle aux frontières est réintroduit, les dispositions pertinentes du titre II (relatif aux frontières extérieures de l’Union) s’appliquent mutatis mutandis » ;

4. Considérant qu’aux termes de l’article R. 213-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers : « Lorsque l’étranger qui se présente à la frontière demande à bénéficier du droit d’asile, il est informé sans délai, dans une langue qu’il comprend ou dont il est raisonnable de penser qu’il la comprend, de la procédure de demande d’asile et de son déroulement, de ses droits et obligations au cours de cette procédure, des conséquences que pourrait avoir le non-respect de ses obligations ou le refus de coopérer avec les autorités et des moyens dont il dispose pour l’aider à présenter sa demande./ Lorsque l’examen de la demande d’asile est susceptible de relever de la responsabilité d’un autre État, l’étranger est informé, dans une langue qu’il comprend ou dont il est raisonnable de penser qu’il la comprend, de l’application du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, dans les conditions fixées par son article 4 » ; que l’article L. 213-8-1 du même code ne permet de refuser l’entrée en France à un étranger qui se présente à la frontière et demande à bénéficier du droit d’asile que si l’examen de sa demande relève de la compétence d’un autre État, si elle est irrecevable ou si elle est manifestement infondée ; que, sauf dans le cas où l’examen de la demande relève de la compétence d’un autre État, la décision de refus d’entrée ne peut être prise qu’après consultation de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides ; que l’article L. 213-9 dispose que l’étranger qui a fait l’objet d’un refus d’entrée sur le territoire français au titre de l’asile peut, dans les quarante-huit heures suivant la notification de ces décisions, en demander l’annulation au président du tribunal administratif et que la décision de refus d’entrée au titre de l’asile ne peut être exécutée avant l’expiration d’un délai de quarante-huit heures suivant sa notification ou, en cas de saisine du président du tribunal administratif, avant que ce dernier n’ait statué ;

5. Considérant, par ailleurs, qu’aux termes de l’article L. 221-1 du même code : « L’étranger qui arrive en France par la voie ferroviaire, maritime ou aérienne et qui n’est pas autorisé à entrer sur le territoire français peut être maintenu dans une zone d’attente située dans une gare ferroviaire ouverte au trafic international figurant sur une liste définie par voie réglementaire, dans un port ou à proximité du lieu de débarquement ou dans un aéroport, pendant le temps strictement nécessaire à son départ./ Le présent titre s’applique également à l’étranger qui demande à entrer en France au titre de l’asile, le temps strictement nécessaire pour vérifier si l’examen de sa demande relève de la compétence d’un autre État en application du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ou en application d’engagements identiques à ceux prévus par le même règlement, si sa demande n’est pas irrecevable ou si elle n’est pas manifestement infondée./ Lorsque l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, dans le cadre de l’examen tendant à déterminer si la demande d’asile n’est pas irrecevable ou manifestement infondée, considère que le demandeur d’asile, notamment en raison de sa minorité ou du fait qu’il a été victime de torture, de viol ou d’une autre forme grave de violence psychologique, physique ou sexuelle, nécessite des garanties procédurales particulières qui ne sont pas compatibles avec le maintien en zone d’attente, il est mis fin à ce maintien. L’étranger est alors muni d’un visa de régularisation de huit jours. Dans ce délai, l’autorité administrative compétente lui délivre, à sa demande, une attestation de demande d’asile lui permettant d’introduire cette demande auprès de l’office./ Le maintien en zone d’attente d’un mineur non accompagné, le temps strictement nécessaire à l’examen tendant à déterminer si sa demande n’est pas irrecevable ou manifestement infondée, n’est possible que de manière exceptionnelle et seulement dans les cas prévus aux 1° et 2° du I, au 1° du II et au 5° du III de l’article L. 723-2./ Les dispositions du présent titre s’appliquent également à l’étranger qui se trouve en transit dans une gare, un port ou un aéroport si l’entreprise de transport qui devait l’acheminer dans le pays de destination ultérieure refuse de l’embarquer ou si les autorités du pays de destination lui ont refusé l’entrée et l’ont renvoyé en France » ; qu’aux termes de l’article L. 221-3 du même code : « Le maintien en zone d’attente est prononcé pour une durée qui ne peut excéder quatre jours par une décision écrite et motivée d’un agent relevant d’une catégorie fixée par voie réglementaire./ Cette décision est inscrite sur un registre mentionnant l’état civil de l’intéressé et la date et l’heure auxquelles la décision de maintien lui a été notifiée. Elle est portée sans délai à la connaissance du procureur de la République (...) » ; qu’aux termes de l’article L. 221-4 : « L’étranger maintenu en zone d’attente est informé, dans les meilleurs délais, qu’il peut demander l’assistance d’un interprète et d’un médecin, communiquer avec un conseil ou toute personne de son choix et quitter à tout moment la zone d’attente pour toute destination située hors de France. Il est également informé des droits qu’il est susceptible d’exercer en matière de demande d’asile. Ces informations lui sont communiquées dans une langue qu’il comprend (...) » ; qu’aux termes de l’article L. 221-5 : « Lorsqu’un étranger mineur non accompagné d’un représentant légal n’est pas autorisé à entrer en France, le procureur de la République, avisé immédiatement par l’autorité administrative, lui désigne sans délai un administrateur ad hoc. Celui-ci assiste le mineur durant son maintien en zone d’attente et assure sa représentation dans le cadre des procédures administratives et juridictionnelles relatives à ce maintien./ Il assure également la représentation du mineur dans toutes les procédures administratives et juridictionnelles afférentes à son entrée en France (...) » ;

Sur la possibilité de retenir provisoirement des étrangers dans le cadre de la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures de l’Union :

6. Considérant qu’il résulte des dispositions mentionnées au point 3 de la présente ordonnance que, dans le cadre de la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures de l’Union, il appartient aux autorités compétentes de s’assurer que les ressortissants de pays tiers se présentant à la frontière remplissent les conditions requises pour être admis à entrer sur le territoire, et, à défaut, de leur notifier une décision de refus d’entrée, selon les modalités prévues par l’article L. 213-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers ; que la situation des étrangers concernés n’entre pas, en tant que telle, dans les prévisions des dispositions du code de l’entrée et du séjour des étrangers relatives aux zones d’attente, qui s’appliquent aux personnes qui arrivent en France par la voie ferroviaire, maritime ou aérienne et peuvent être maintenues dans une zone d’attente située dans une gare ferroviaire ouverte au trafic international, dans un port ou dans un aéroport, pour une période allant jusqu’à quatre jours ; que les vérifications à effectuer et le respect des règles de forme et de procédure édictées dans l’intérêt même des personnes intéressées impliquent que celles-ci, qui, dès lors qu’elles ont été contrôlées à l’un des points de passage de la frontière, ne peuvent être regardées comme étant entrées sur le territoire français, puissent être retenues le temps strictement nécessaire à ces opérations ; que, s’il appartient aux autorités compétentes de prendre toutes les mesures utiles pour que ce délai soit le plus réduit possible, il convient également de tenir compte, à cet égard, des difficultés que peut engendrer l’afflux soudain d’un nombre inhabituel de personnes en un même lieu et des contraintes qui s’attachent à l’éventuelle remise des intéressés aux autorités de l’État frontalier ; qu’il n’y a, dès lors, pas lieu de juger que le délai maximal devrait être fixé en-deçà du plafond de quatre heures retenu par l’ordonnance attaquée ; que, le ministre de l’intérieur n’ayant pas fait appel de cette ordonnance, la question de savoir si le délai pourrait, à titre exceptionnel, excéder ce plafond n’est pas dans le débat contentieux ;

7. Considérant qu’il résulte de l’instruction qu’ont été mis en place, dans les services de la police aux frontières à Menton, des locaux aménagés dans lesquels sont retenus, le temps nécessaire à l’examen de leur situation, les étrangers susceptibles de faire l’objet d’un refus d’entrée sur le territoire et d’une remise aux autorités italiennes ; qu’ainsi qu’il a été dit au point 6, l’existence même d’un tel dispositif, dans son principe, n’est pas manifestement illégale ; que les associations requérantes ne sont donc pas fondées à soutenir que c’est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Nice a rejeté leurs conclusions tendant à sa suppression ;

Sur les conditions dans lesquelles sont retenues provisoirement les ressortissants de pays tiers à l’Union européenne en provenance d’Italie dans les locaux de la police aux frontières de Menton et sur le respect des droits des intéressés :

8. Considérant, en premier lieu, qu’il ne résulte pas de l’instruction que les étrangers retenus dans les bâtiments préfabriqués récemment édifiés dans les services de la police aux frontières de Menton y seraient maintenus dans des conditions attentatoires à la dignité humaine ; que la construction de ces bâtiments a d’ailleurs été entreprise pour mettre un terme à la situation antérieure, dans laquelle il n’existait pas de solution d’accueil décente en cas d’augmentation subite du nombre des étrangers contrôlés à la frontière ; qu’il n’est pas utilement contesté qu’ils y disposent de sanitaires et se voient proposer des bouteilles d’eau ; que la seule circonstance que certaines commodités soient absentes ou non disponibles en permanence ne caractérise pas par elle-même, au vu des éléments qui ont été débattus devant le juge des référés du Conseil d’État, une atteinte grave à une liberté fondamentale ;

9. Considérant, en deuxième lieu, que les associations requérantes font valoir que l’administration méconnaîtrait la réglementation applicable, en retenant parfois des ressortissants étrangers jusqu’à plus de vingt-quatre heures dans ces locaux, en ne leur notifiant pas l’intégralité de leurs droits ou encore en pré-remplissant certaines des mentions du formulaire qui leur est remis ; qu’elles soutiennent également que des étrangers seraient retenus dans ces locaux après avoir été appréhendés non pas à la frontière franco-italienne, mais à l’intérieur du territoire ; qu’enfin, elles relèvent que des étrangers mineurs non-accompagnés feraient l’objet d’un réacheminement immédiat vers l’Italie ; qu’elles produisent, à l’appui de ces affirmations, un certain nombre d’attestations ; que, toutefois, elles n’ont pas saisi, dans le cadre de la présente instance, le juge des référés du tribunal administratif de Nice de conclusions tendant à ce que celui-ci prenne des mesures propres à mettre fin à des atteintes graves et manifestement illégales à une liberté fondamentale dans des cas déterminés ; qu’au demeurant, il n’a pas été produit d’éléments laissant supposer que le juge des référés pourrait encore utilement intervenir pour mettre un terme aux atteintes individuelles ainsi dénoncées ; qu’il résulte de l’instruction que, postérieurement à l’ordonnance attaquée, les autorités françaises se sont entendues avec les autorités italiennes pour que des réacheminements puissent être organisés plus fréquemment, y compris de nuit, afin de respecter le délai de quatre heures fixé par le premier juge, même si ce délai, selon toute vraisemblance, a pu, au moins ponctuellement, ne pas être respecté, notamment la nuit du 26 au 27 juin après l’interception d’un groupe de 165 étrangers, à proximité de Castellar ; que, s’agissant des autres manquements invoqués, s’ils venaient à se reproduire, il appartiendrait aux personnes concernées, le cas échéant avec l’appui des associations requérantes, de saisir, si elles s’y croyaient fondées, le juge des référés du tribunal administratif, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ; qu’en effet, l’augmentation du nombre d’étrangers se présentant à la frontière franco-italienne ne saurait justifier le non-respect des garanties prévues, notamment, par l’article L. 213-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ;

10. Considérant en troisième lieu, que les dispositions mentionnées au point 4 prévoient un régime juridique spécifique pour les étrangers se présentant à la frontière et demandant à bénéficier du droit d’asile, excluant que la décision de refus d’entrée sur le territoire puisse être exécutée avant l’expiration d’un délai de quarante-huit heures suivant sa notification ou avant l’intervention de la décision du tribunal administratif en cas de recours ; que, là encore, aucune circonstance ne peut justifier le non-respect de ces dispositions à l’égard des étrangers se présentant à la frontière franco-italienne ; qu’il appartient aux personnes qui soutiendraient qu’elles auraient été empêchées de déposer une demande d’asile de saisir le juge des référés du tribunal administratif, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ;

11. Considérant qu’il résulte de ce qui a été dit aux points 8 à 11, d’une part, que les conditions dans lesquelles sont retenus provisoirement dans les locaux de la police aux frontières de Menton des ressortissants de pays tiers à l’Union européenne en provenance d’Italie n’appellent pas d’intervention du juge des référés statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’autre part, que le respect des droits des intéressés, auquel l’administration ne saurait se soustraire, implique, le cas échéant, si ces droits se trouvaient méconnus de façon grave et manifestement illégale, une saisine dans chaque cas du juge des référés statuant sur ce fondement et non, dans les circonstances de l’espèce, des mesures à caractère général ; qu’il suit de là que les associations requérantes ne sont pas fondées à soutenir que c’est à tort que, par l’ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Nice a rejeté le surplus de leurs conclusions ; qu’il y a lieu, par suite, de rejeter leur requête d’appel, y compris les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative […].

La vérité sort de la bouche du ministre

Conseil d’État, 29 juin 2015 : Vintimille : contrôles à la frontière

Au mois de juin 2015, plusieurs associations et quelques exilés ont saisi le Conseil d’État en référé pour lui demander de faire cesser les « contrôles frontaliers permanents et discriminatoires » effectués à Vintimille, en infraction avec les règles européennes et notamment avec le code « frontières Schengen ». Les faits dénoncés avaient été amplement décrits par les médias qui s’étaient rendus sur place.

Le juge a rejeté la requête, reprenant intégralement à son compte la version du ministère de l’intérieur exposée avec beaucoup de mauvaise foi au cours de l’audience. En premier lieu, la représentante du ministère de l’intérieur avait soutenu contre l’évidence que la décision de renforcer les contrôles à la frontière franco-italienne ne venait pas de la place Beauvau mais « uniquement du préfet des Alpes-Maritimes, sous le regard du ministère de l’intérieur », de sorte que seul le tribunal administratif de Nice était compétent pour en connaître. Par ailleurs, allant, là encore, à l’encontre de tous les témoignages recueillis sur place par les médias évoquant des contrôles au faciès 24 heures sur 24 dans les trains régionaux et internationaux, les gares, sur les chemins et axes routiers, elle avait assuré que les contrôles avaient lieu de façon non ciblée et qu’ils restaient par ailleurs aléatoires et non systématiques, quoique plus fréquents.

Estimant insuffisantes les preuves avancées par les associations requérantes, le Conseil d’État a jugé « qu’en l’état de l’instruction », on ne pouvait affirmer ni que les contrôles effectués seraient « par leur ampleur, leur fréquence et leurs modalités de mise en œuvre » équivalents au rétablissement d’un contrôle permanent et systématique à la frontière franco-italienne, ni qu’ils procéderaient d’une décision du ministre de l’intérieur de rétablir un tel contrôle. Ajoutant, en outre, que, si des contrôles discriminatoires étaient opérés, il appartenait aux victimes de saisir individuellement le juge compétent.



Conseil d’État

N° 391192

Inédit au recueil Lebon

Juge des référés

SCP SPINOSI, SUREAU, avocats

lecture du lundi 29 juin 2015

Vu la procédure suivante :

1° Sous le numéro 391192, par une requête et un mémoire de production enregistrés les 24 et 25 juin 2015 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, le Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (GISTI), la Cimade, l’association Avocats pour la défense des droits des étrangers et l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers demandent au juge des référés du Conseil d’État, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d’enjoindre au ministre de l’intérieur de mettre fin aux contrôles frontaliers permanents et discriminatoires à l’égard des migrants à la frontière franco-italienne et dans les trains en provenance de celle-ci, depuis une décision non publiée du 11 juin 2015 ;

2°) de mettre à la charge de l’État la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

  • la condition de l’urgence est remplie, dès lors que les migrants subissent des contrôles discriminatoires et systématiques qui les obligent à survivre à la frontière dans des conditions difficiles et contraires à la dignité humaine ;
  • la décision du 11 juin 2015 porte une atteinte grave au droit de ne pas être discriminé en raison de son apparence physique et de son origine ethnique, ainsi qu’au droit d’asile, tous deux inclus dans la notion de liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ; cette atteinte est manifestement contraire au règlement n° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006, règlement (CE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et à la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;

[…]

1. Considérant que les requêtes visées ci-dessus tendent toutes à ce qu’il soit enjoint au ministre de l’intérieur de mettre fin aux contrôles frontaliers permanents et discriminatoires à l’égard des migrants à la frontière franco-italienne et dans les trains en provenance de celle-ci, depuis une décision non publiée du 11 juin 2015 ; qu’il y a lieu de les joindre pour y statuer ;

2. Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures » ;

3. Considérant qu’il ressort des pièces des dossiers et des informations recueillies au cours de l’audience que de nombreux contrôles d’identité ou de titres de séjour ou de circulation sont opérés par les forces de l’ordre, depuis quelques semaines dans le département des Alpes-Maritimes, en raison d’un afflux particulièrement important de migrants de divers pays et provenant d’Italie ; que ces contrôles ont lieu tant à la frontière qu’à l’intérieur du territoire français, dans certaines villes ainsi que dans les trains en provenance d’Italie ;

4. Considérant que, selon les requérants, ces actions seraient mises en œuvre à la suite d’une décision du ministre de l’intérieur ou avec son aval et auraient, compte tenu de leurs caractéristiques, pour objet, ou à tout le moins pour effet, de rétablir un contrôle systématique aux frontières manifestement contraire au règlement du 15 mars 2006 établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes, ainsi qu’à d’autres obligations internationales de la France ; qu’elles porteraient une atteinte grave à plusieurs libertés fondamentales, en particulier au droit constitutionnel d’asile, à la liberté de circulation et au droit de ne pas faire l’objet de discriminations ; qu’en effet, ces contrôles, exclusivement effectués sur des personnes d’apparence migrante, les priveraient du droit de solliciter l’asile en France ou de circuler librement sur le territoire français et, pour celles ayant franchi la frontière, de voir leur situation examinée selon les règles et procédures applicables avant une éventuelle remise aux autorités italiennes ; que les requérants font état de situations de grande précarité, contraires à la dignité humaine, justifiant qu’il soit mis fin, en urgence, au blocage de la frontière franco-italienne et à ces contrôles ;

5. Considérant qu’aux termes de l’article 20 du règlement du 15 mars 2006 : « Les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications aux frontières soient effectuées sur les personnes, quelle que soit leur nationalité » ; que selon l’article 21 du même règlement : « La suppression du contrôle aux frontières intérieures ne porte pas atteinte : a) à l’exercice des compétences de police par les autorités compétentes de l’État membre en vertu du droit national, dans la mesure où l’exercice de ces compétences n’a pas un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières ; cela s’applique également dans les zones frontalières » ; qu’aux termes du huitième alinéa l’article 78-2 du code de procédure pénale : « dans une zone comprise entre la frontière terrestre de la France avec les États parties à la convention signée à Schengen le 19 juin 1990 et une ligne tracée à 20 kilomètres en deçà, ainsi que dans les zones accessibles au public des ports, aéroports et gares ferroviaires ou routières ouverts au trafic international et désignés par arrêté, pour la prévention et la recherche des infractions liées à la criminalité transfrontalière, l’identité de toute personne » peut être contrôlée, selon les modalités prévues au premier alinéa de cet article, « en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévues par la loi (...) Pour l’application du présent alinéa, le contrôle des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévus par la loi ne peut être pratiqué que pour une durée n’excédant pas six heures consécutives dans un même lieu et ne peut consister en un contrôle systématique des personnes (...) » ; que des contrôles d’identités peuvent également être organisés, en vertu du sixième alinéa de cet article sur réquisitions du procureur de la République aux fins de recherche et de poursuite d’infractions qu’il précise et « dans les lieux et pour une période de temps » qu’il détermine ; que selon l’article L. 611-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile « I. - En dehors de tout contrôle d’identité, les personnes de nationalité étrangère doivent être en mesure de présenter les pièces ou documents sous le couvert desquels elles sont autorisées à circuler ou à séjourner en France (...) Les contrôles des obligations de détention, de port et de présentation des pièces et documents (...) ne peuvent être effectués que si des éléments objectifs déduits de circonstances extérieures à la personne même de l’intéressé sont de nature à faire apparaître sa qualité d’étranger. II. - Les contrôles des obligations de détention, de port et de présentation des pièces et documents mentionnés au premier alinéa du I ne peuvent être pratiqués que pour une durée n’excédant pas six heures consécutives dans un même lieu et ne peuvent consister en un contrôle systématique des personnes (...) »

6. Considérant qu’il résulte des dispositions citées ci-dessus que des contrôles d’identité peuvent, sous certaines conditions, être organisés entre la frontière terrestre de la France avec l’Italie et une ligne tracée 20 kilomètres en deçà ainsi que notamment dans les zones accessibles au public des gares ferroviaires et routières ouvertes au trafic international et désignées par arrêté ; que des contrôles peuvent également procéder de réquisitions écrites du procureur ; qu’indépendamment de ces contrôles d’identité, peuvent être également opérés, dans certaines conditions, des contrôles des pièces ou documents sous le couvert desquels les personnes de nationalité étrangère sont autorisées à circuler ou à séjourner en France ; que si l’article 20 du règlement européen du 15 mars 2006 supprime le contrôle aux frontières intérieures des États membres en interdisant les vérifications d’identité, quelle que soit la nationalité des personnes souhaitant les franchir, son article 21 réserve l’exercice des compétences de police par les autorités compétentes de l’État membre en vertu du droit national sous réserve que l’exercice de ces compétences n’ait pas d’effet équivalent à un rétablissement de ce contrôle ; que ce rétablissement, temporaire, ne peut en effet résulter que de la mise en œuvre des dispositions des articles 23 et suivants de ce règlement ;

7. Considérant, en premier lieu, qu’il n’est pas sérieusement contesté que les contrôles litigieux sont opérés, sur décisions du préfet des Alpes-Maritimes et du procureur près le tribunal de grande instance de Nice, en application et sur le fondement des dispositions du code de procédure pénale et du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile qui ont été citées ci-dessus ; qu’en l’état de l’instruction, il ne ressort ni des pièces des dossiers, ni des informations données au cours de l’audience que ces contrôles, par leur ampleur, leur fréquence et leurs modalités de mise en œuvre, excèderaient manifestement le cadre défini par ces dispositions et procéderaient ainsi d’une décision du ministre de l’intérieur ou d’une autre autorité nationale, de rétablir à la frontière franco-italienne un contrôle permanent et systématique, dont le Conseil d’État pourrait connaître en premier et dernier ressort ;

8. Considérant, en second lieu, que si les requérants soutiennent que nombre des contrôles litigieux sont opérés dans des conditions irrégulières ou ont entrainé la remise aux autorités italiennes des personnes interpellées dans des conditions irrégulières, il leur est loisible, ainsi que l’ont d’ailleurs fait plusieurs des personnes concernées, de saisir le juge compétent, judiciaire ou administratif selon le cas, de ces mesures individuelles pour qu’il statue sur les irrégularités alléguées ; qu’en tout état de cause, de telles conclusions ne relèvent pas du Conseil d’État statuant en premier et dernier ressort ;

9. Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que, sans qu’il y ait lieu d’admettre MM. E...A…, B...H…, G... et D... à titre provisoire au bénéfice de l’aide juridictionnelle, les requêtes doivent être rejetées, y compris les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative [...].

Les apparences pour preuves

Cour d’appel de Paris, 26 mars 2015, et Cour de cassation, 11 mai 2016 : Âge d’un mineur isolé étranger

Par une décision du 11 mai 2016, la Cour de cassation valide un arrêt d’appel particulièrement déplorable précisant les modes de preuve recevables pour établir l’âge d’un jeune étranger qui demande sa prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance.

Ces dernières années, pour refuser d’accueillir et de venir en aide aux mineurs isolés étrangers sur leur territoire, les départements s’emploient à nier la minorité de ces jeunes, les contraignant à saisir le juge des enfants pour espérer être mis à l’abri. Seulement, sous la pression d’une administration avec laquelle ils et elles travaillent au quotidien, certains juges judiciaires ont fini, eux aussi, par renoncer à appliquer correctement le droit et, en particulier, la disposition du code civil d’après laquelle tout acte d’état civil étranger fait foi sauf si d’autres éléments établissent qu’il est irrégulier ou falsifié.

Dans l’affaire en cause, un adolescent malien se trouvait seul en France et disposait pour établir sa minorité d’un acte de naissance et d’une carte d’identité jugés authentiques par le bureau de la fraude documentaire de la police des airs et des frontières (PAF). Pour dénier toute valeur probante à ces documents, les juges relèvent quelques incohérences dans le récit du jeune, sa mauvaise volonté à se soumettre à une expertise osseuse ordonnée par eux et, pour finir, « son allure et son attitude tels que constatés à l’audience » qui ne corroboreraient pas sa minorité… Les documents d’état civil étrangers, parfaitement authentiques, sont donc écartés en considération de l’apparence du jeune à l’audience et de l’absence du test osseux dont l’utilisation est notoirement contestée.

Soutenu par la Ligue des droits de l’Homme, le Syndicat de la magistrature et le Gisti, le jeune se pourvoit en cassation mais en vain. La Cour valide la décision d’appel en passant sous silence les deux arguments les plus fallacieux retenus pour contester la minorité du jeune : pas un mot sur l’expertise osseuse ordonnée en dépit des actes étrangers authentiques (alors qu’une loi intervenue entre-temps la prohibe dans cette hypothèse), rien non plus sur l’invocation de l’apparence du jeune étranger à l’audience. Il est vrai que le tri au faciès est une pratique courante en droit des étrangers. Restait donc les menues incohérences du jeune dans le récit d’un parcours nécessairement chaotique et douloureux pour gagner l’Europe ; les juges d’appel pouvaient souverainement estimer qu’elles remettaient en cause la force probante des actes d’état civil étranger.

En autorisant les juges du fond à récuser si facilement les documents d’état civil étranger, la Cour de cassation valide un système inique de tri des mineurs étrangers isolés, pratiqué par les départements, qui consiste finalement à laisser des jeunes personnes, seules, à la rue parce qu’elles sont étrangères.



Cour d’appel de Paris

Arrêt du 26 mars 2015

Décision déférée à la Cour : Jugement du 27 mai 2014 - Juge des enfants

de Paris - RG

[...]

La cour est saisie d’un appel régulièrement interjeté par X se disant Mahamadou S. né le 10 août 1997, contre un jugement rendu le 27 mai 2014 par le juge des enfants de Paris qui a notamment :

  • dit qu’il n’y avait pas lieu à mesures d’assistance éducative à son égard ;
  • prononcé la clôture de la procédure ;
  • ordonné l’exécution provisoire de la présente décision.

Rappel de la situation

Pour l’exposé de la situation, du litige, des moyens et prétentions des parties, la cour se rapporte à l’arrêt du 19 décembre 2014, précédemment intervenu dans le cadre de la présente procédure.

Il suffira de rappeler qu’à l’audience du 21 novembre 2014, Mahamadou S. assisté d’un interprète et de son conseil, a expressément consenti à se rendre à l’expertise médicale si une telle mesure était ordonnée, ce que son conseil a également confirmé.

Dans son arrêt du 19 décembre 2014, la cour d’appel a notamment :

  • reçu l’appel de Mahamadou S.
  • statuant avant dire droit, ordonné une expertise médicale, comportant un examen physique externe, un examen dentaire et osseux par radiographie, aux fins d’estimation de l’âge physiologique de Mahamadou S. qui se dit né le 10 août 1997, et de se prononcer sur la compatibilité de cet âge avec l’âge allégué, désigné pour y procéder le docteur Caroline REY SALMON, médecin responsable des urgences médico judiciaires de l’Hôtel-Dieu, dit que Mahamadou S. devra être accompagné d’un professionnel de l’ADJIE le connaissant ou de son conseil, garantissant son identité durant les opérations d’expertise,
  • renvoyé l’examen de l’affaire à l’audience du jeudi 26 février 2015 à 10 h 30.

Depuis lors, le médecin expert a fait parvenir à la cour, un courrier de carence daté du 19 janvier 2015, au motif que le mineur s’était présenté seul en présentant un courrier de l’ADJIE et sans interprète alors qu’il ne parlait ni français ni anglais ce qui rendait impossible l’exercice de la mission. Dans le courrier, l’ADJIE indiquait ne pas pouvoir accompagner Mahamadou S. à l’examen et remerciait le médecin, si le jeune venait seul, de lui remettre une attestation précisant qu’il s’était présenté pour l’examen mais que celui-ci n’avait pu être réalisé du fait qu’il n’était pas accompagné.

[...]

Au fond

La procédure d’assistance éducative est applicable à tous les mineurs non émancipés qui se trouvent sur le territoire français quelque soit leur nationalité, si leur santé, leur moralité, leur sécurité sont en danger ou si les conditions de leur éducation ou de leur développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises. La charge de la preuve incombe au demandeur.

Aux termes de l’article 47 du code civil, tout acte de l’état civil des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes en usage dans ce pays, fait foi, sauf si d’autres actes ou pièces détenues, des données extérieures ou des éléments tirés de l’acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité.

Au vu des pièces du dossier, telles que rapportées ci-dessus et débattues contradictoirement, Mahamadou S. produit un extrait d’acte de naissance et une carte nationale d’identité. Ces deux documents, établis en pays étranger et rédigés dans les formes usitées dans ce pays, sont considérés comme authentiques par le bureau de la fraude documentaire.

Néanmoins, les éléments sociaux communiqués par l’appelant suscitent des interrogations alors notamment que ses déclarations concernant son parcours pour se rendre en France sont floues et que celles selon lesquelles il serait arrivé en France en janvier 2014, ayant quitté son oncle en 2013 après être resté chez lui 4 années, celui-ci l’ayant recueilli à l’âge de 9 ans, sont contredites par la date de naissance qu’il allègue.

Par ailleurs, si Mahamadou S. ne s’est pas présenté à l’expertise d’âge physiologique ordonnée par le juge des enfants, sans qu’il puisse être déduit des pièces du dossier une volonté délibérée de sa part de s’y soustraire, la cour a ordonné une nouvelle expertise à laquelle lors des débats initiaux, Mahamadou S., assisté de son conseil, a expressément consenti, la nécessité de son accompagnement ayant été stipulée dans l’arrêt susvisé. Il s’est pourtant rendu seul à l’examen en présentant un courrier de l’ADJIE sollicitant du médecin une attestation selon laquelle il se présente seul de sorte que l’expertise ne peut être réalisée, l’ADJIE précisant ne pas être en mesure de l’accompagner, sans plus de précisions.

Mahamadou S., assisté d’un conseil dans le cadre de la procédure, n’a pas sollicité ce dernier pour l’y accompagner, de sorte que la mesure d’instruction n’est pas réalisée, sans qu’il puisse légitimement dans ce contexte, se prétendre étranger à ce défaut d’exécution.

Enfin, son allure et son attitude, telles que constatées par la cour à l’audience, ne corroborent pas sa minorité.

En conséquence, des éléments extérieurs viennent contredire les documents d’état civil produits, de sorte que la minorité de Mahamadou S. n’est pas établie. Dès lors, il n’y a pas lieu à assistance éducative à son égard.

[...]



Cour de cassation, 1re chambre civile, 11 mai 2016

N° de pourvoi : 15-18731, Publié au bulletin

Reçoit le Groupe d’information et de soutien des immigrés et la Ligue des droits de l’homme en leur intervention à l’appui des prétentions de M. X se disant Mahamadou Y… ;

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 26 mars 2015), que par jugement du 27 mai 2014, un juge des enfants a dit n’y avoir lieu à mesure d’assistance éducative à l’égard de M. X se disant Mahamadou Y…, né le 10 août 1997 à Diongaga (Mali) ; qu’un arrêt du 19 décembre 2014 a ordonné une expertise médicale aux fins d’estimation de l’âge physiologique de l’intéressé ;

[…]

Attendu que M. X se disant Mahamadou Y… fait grief à l’arrêt de dire n’y avoir lieu à assistance éducative à son égard ;

Attendu que, sous le couvert de griefs non fondés de violation de la loi et de défaut de motifs, le moyen ne tend qu’à remettre en cause l’appréciation de la cour d’appel qui a souverainement estimé que l’acte de naissance, produit par M. X se disant Mahamadou Y…, était dépourvu de la force probante reconnue par l’article 47 du code civil, en raison de l’incohérence de ses énonciations avec les déclarations de l’intéressé ; qu’il ne peut être accueilli ;

PAR CES MOTIFS :

[…]

REJETTE le pourvoi […].

Syriens, allez migrer ailleurs !

Conseil d’État, 15 février 2013, 20 mars 2013, 18 juin 2014 : Visa de transit imposé aux Syriens

En janvier 2013, le gouvernement français avait décidé d’imposer aux Syriens souhaitant transiter par un aéroport français l’obtention préalable d’un « visa de transit aéroportuaire » (« VTA »). Le but avoué était d’éviter que des Syriens ne déposent une demande d’asile à l’occasion de leur transit par un aéroport français. Le fondement textuel de la décision était la disposition du code communautaire des visas, qui permet aux États membres d’adopter une telle mesure « en cas d’urgence due à un afflux massif de migrants clandestins ». En réalité, il n’y avait aucun afflux massif de Syriens dans les aéroports français et, en tout état de cause, il était difficile d’assimiler ces Syriens demandeurs d’asile à des « migrants clandestins » alors que, s’ils réussissent à franchir les obstacles mis sur leur route et à saisir l’Ofpra, ils se voient accorder une protection dans 90 % des cas.

Saisi par la voie d’un référé liberté par l’Anafé et le Gisti, pour qui cette mesure manifestement illégale portait atteinte à l’exercice du droit d’asile et exposait des personnes ainsi empêchées de fuir à des menaces sur leur vie et leur liberté, le Conseil d’État a fait bloc d’un bout à l’autre de la procédure – référé liberté, puis référé suspension, puis recours pour excès de pouvoir – avec le gouvernement dont il a avalisé la thèse : dès lors que plusieurs centaines de Syriens avaient demandé des visas dans les consulats des pays limitrophes et que le nombre de demandeurs d’asile était passé à… 180 en 2012, le gouvernement avait pu estimer que la condition d’urgence qui permet d’instaurer des VTA « pour éviter un afflux massif de migrants clandestins » était remplie et qu’une telle mesure ne portait « par elle-même » aucune atteinte au droit d’asile ni au droit à la vie ou à la protection contre les traitements inhumains et dégradants.

Par elle-même ? Mais quid dans le contexte ? Cette façon de raisonner est caractéristique du formalisme abstrait et hypocrite qui évite d’affronter la réalité en face : car le Conseil d’État n’ignore évidemment pas que le VTA fait bel et bien obstacle à l’exercice du droit d’asile en empêchant les Syriens de tenter de trouver refuge ailleurs qu’au Liban ou en Jordanie.



Conseil d’État

N° 365709

Inédit au recueil Lebon

Juge des référés

lecture du vendredi 15 février 2013

Vu la requête, enregistrée le 4 février 2013 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, présentée par l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (ANAFE), dont le siège est 21 ter, rue Voltaire à Paris (75011), et le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), dont le siège est 3, villa Marcès à Paris (75011) ; les requérants demandent au juge des référés du Conseil d’État :

1°) d’ordonner, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, la suspension de l’exécution de la décision par laquelle le ministre des affaires étrangères et le ministre de l’intérieur ont décidé de soumettre les ressortissants syriens munis d’un passeport ordinaire passant la zone internationale de transit des aéroports situés sur le territoire français à l’obligation d’être muni d’un visa de transit aéroportuaire ;

2°) d’enjoindre au ministre des affaires étrangères et au ministre de l’intérieur de réexaminer leur décision et de faire supprimer des sites internet des consulats français l’information afférente à cette obligation ;

3°) de mettre à la charge de l’État le versement de la somme de 2 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

ils soutiennent que :

  • la requête est recevable dès lors qu’ils ont intérêt à agir ;
  • la condition d’urgence est remplie en ce que la décision contestée porte une atteinte grave et immédiate aux intérêts défendus par les requérants et en ce que, par son entrée en vigueur, elle crée une insécurité juridique en l’absence d’une modification de l’arrêté du 10 mai 2010 relatif aux documents et visas exigés pour l’entrée des étrangers sur le territoire européen de la France ;
  • la décision contestée porte une atteinte grave et manifestement illégale à des libertés fondamentales ;
  • la liberté d’aller et venir, qui constitue une liberté fondamentale, est méconnue dès lors que l’article 9 de la convention relative à l’aviation civile internationale signée à Chicago pose que les visas de transit aéroportuaire constituent des exceptions ;
  • le droit d’asile, qui constitue une liberté fondamentale, est méconnu dès lors que la décision contestée a pour effet de faire obstacle aux demandes d’asile en France ;
  • le droit à la vie et le droit de ne pas subir de torture ou de traitements inhumains et dégradants, qui constituent des libertés fondamentales, sont méconnus en ce que la décision contestée crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des Syriens dès lors qu’ils n’ont plus la possibilité de fuir vers la France ou d’autres pays européens ;
  • la décision contestée est manifestement illégale en ce qu’elle méconnaît le règlement 810/2009 du Parlement européen et du Conseil et en ce qu’elle porte une atteinte manifeste à la sécurité juridique ;

Vu le mémoire en défense, enregistré le 8 février 2013, présenté par le ministre des affaires étrangères et le ministre de l’intérieur, qui conclut au rejet de la requête ;

ils soutiennent que :

  • la condition d’urgence n’est pas remplie dès lors que la décision contestée répond à des nécessités d’ordre public ;
  • la condition relative à l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale n’est pas remplie ;
  • la liberté d’aller et venir, qui ne s’étend pas à la liberté pour un ressortissant d’un pays tiers à l’Union européenne de franchir librement les frontières extérieures de l’espace Schengen ou celles des États membres, n’est pas méconnue par l’exigence d’un visa qui n’a ni pour objet ni pour effet d’empêcher le transit aéroportuaire ;
  • le droit d’asile n’est pas méconnu par l’exigence d’un visa de transit aéroportuaire ;
  • le droit à la vie et le droit de ne pas subir de torture ou de traitements inhumains et dégradants ne sont pas méconnus dès lors que l’exigence d’un visa ne saurait créer par elle-même un danger caractérisé et imminent pour la vie des intéressés ;
  • la décision contestée ne méconnaît pas le règlement 810/2009 du Parlement européen et du Conseil dès lors que la décision contestée a été notifiée à la Commission ;

[…]

1. Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. » ;

2. Considérant que l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers et le Groupe d’information et de soutien des immigrés demandent au juge des référés de faire application des dispositions de cet article pour ordonner à l’administration de mettre fin à l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, en particulier au droit d’asile, qui résulterait de la décision prise par les autorités françaises de soumettre temporairement à l’obligation de visa de transit aéroportuaire les ressortissants de Syrie à compter du 15 janvier 2013 ; qu’une telle décision a, en effet, été notifiée à la Commission européenne le 22 janvier 2013 ; que la Syrie a en conséquence été ajoutée, sur le tableau annexé au manuel pratique relatif aux demandes de visa tenu par la Commission, parmi les pays dont les ressortissants sont soumis par la France à une telle obligation ;

3. Considérant que l’exigence de disposer d’un visa de transit aéroportuaire, délivré par les autorités consulaires, peut, en vertu des articles L. 211-1 et R. 211-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, être imposée par le ministre chargé de l’immigration à certains étrangers qui, à l’occasion d’une escale ou d’un transfert entre deux tronçons d’un vol international, transitent par la zone internationale d’un aéroport situé sur le territoire national ; que, sans porter par elle-même aucune atteinte au droit fondamental qu’est le droit d’asile, l’obligation de disposer d’un tel visa répond à des nécessités d’ordre public tenant à éviter, à l’occasion d’une escale ou d’un changement d’avion, des afflux incontrôlés de personnes qui demanderaient l’admission sur le territoire au titre de l’asile ainsi que le détournement du transit aux seules fins d’entrée en France ; que le règlement 810/2009 du Parlement et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas fixe une liste de pays tiers dont les ressortissants doivent être munis d’un visa de transit aéroportuaire pour passer par la zone internationale de transit des États membres et prévoit que chaque État peut, après en avoir informé la Commission européenne, imposer une telle exigence aux ressortissants d’autres pays tiers « en cas d’urgence due à un afflux massif de migrants clandestins » ;

4. Considérant, d’une part, qu’il résulte de l’instruction écrite, des débats au cours de l’audience publique et des informations statistiques versées au dossier par l’administration à la suite de cette audience qu’après la fermeture du consulat de France à Damas, plusieurs centaines de ressortissants syriens se sont présentés dans les consulats des pays limitrophes, notamment l’Égypte, la Jordanie et le Liban, pour demander des visas de court ou de long séjour ; que le nombre des demandes d’asile présentées par des ressortissants syriens est passé de 20 en 2010 à 54 en 2011 et 180 en 2012 ; que, dans ce contexte, les autorités françaises n’ont pas porté une appréciation manifestement erronée des circonstances en estimant que la situation répondait à la condition d’urgence qui permet le rétablissement du visa de transit aéroportuaire pour éviter un afflux massif de migrants clandestins ;

5. Considérant, d’autre part, que, si les autorités françaises ne peuvent légalement appliquer, indépendamment des mesures de publicité accomplies sur les sites d’information de la Commission européenne, les mesures réglementaires qu’elles prennent en matière de délivrance des visas qu’après les avoir publiées, et si l’information de la Commission a été, contrairement aux exigences qui résultent du règlement du 13 juillet 2009, postérieure d’une semaine à l’application par la France de la décision d’exiger un visa de transit aéroportuaire pour les ressortissants syriens, la situation issue de cette décision ne fait pas apparaître, au regard tant de la nature du visa de transit aéroportuaire que des conditions dans lesquelles les visas de transit sollicités ont été, depuis cette décision, délivrés aux ressortissants syriens qui les ont demandés, de situation d’urgence caractérisée de nature à justifier l’usage par le juge des référés des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ;

6. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la requête de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers et du Groupe d’information et de soutien des immigrés tendant à ce que le juge des référés fasse usage des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ne peut être accueillie ; que, par voie de conséquence, les conclusions de ces associations tendant à l’application de l’article L. 761-1 de ce code doivent également être rejetées [...].



Conseil d’État

N° 366308

Inédit au recueil Lebon

Juge des référés

lecture du mercredi 20 mars 2013

[…]

1. Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-1 du code de justice administrative : « Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision » ;

2. Considérant que l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers et le Groupe d’information et de soutien des immigrés demandent au juge des référés d’ordonner la suspension de l’exécution de la décision prise par les autorités françaises de soumettre temporairement à l’obligation de visa de transit aéroportuaire les ressortissants de Syrie à compter du 15 janvier 2013 ;

3. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier qu’à la suite de cette décision, la Syrie a été ajoutée, sur le tableau annexé au manuel pratique relatif aux demandes de visa tenu par la Commission, parmi les pays dont les ressortissants sont soumis par la France à une telle obligation sans que l’arrêté du 10 mai 2010 relatif aux documents et aux visas exigés pour l’entrée des étrangers sur le territoire européen en France n’ait été modifié ; que, depuis le 15 janvier 2013, 91 demandes de visa de transit aéroportuaire ont été déposées par des ressortissants syriens ; qu’à ce jour, 64 visas ont été délivrés et 24 refus opposés ;

4. Considérant que l’exigence de disposer d’un visa de transit aéroportuaire, délivré par les autorités consulaires, peut, en vertu des articles L. 211-1 et R. 211-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, être imposée par le ministre chargé de l’immigration à certains étrangers qui, à l’occasion d’une escale ou d’un transfert entre deux tronçons d’un vol international, transitent par la zone internationale d’un aéroport situé sur le territoire national ; que l’obligation de disposer d’un tel visa répond à des nécessités d’ordre public tenant à éviter, à l’occasion d’une escale ou d’un changement d’avion, des afflux incontrôlés de personnes qui demanderaient l’admission sur le territoire au titre de l’asile ainsi que le détournement du transit aux seules fins d’entrée en France ; que le règlement (CE) n° 810/2009 du Parlement et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas fixe une liste de pays tiers dont les ressortissants doivent être munis d’un visa de transit aéroportuaire pour passer par la zone internationale de transit des États membres et prévoit que chaque État peut, après en avoir informé la Commission européenne, imposer une telle exigence aux ressortissants d’autres pays tiers « en cas d’urgence due à un afflux massif de migrants clandestins » ;

5. Considérant que, si les autorités françaises ne peuvent légalement appliquer, indépendamment des mesures de publicité accomplies sur les sites d’information de la Commission européenne, les mesures réglementaires qu’elles prennent en matière de délivrance des visas qu’après les avoir publiées, et si l’information de la Commission a été, contrairement aux exigences qui résultent du règlement du 13 juillet 2009, postérieure d’une semaine à l’application par la France de la décision d’exiger un visa de transit aéroportuaire pour les ressortissants syriens, la situation issue de cette décision, qui ne porte par elle-même aucune atteinte au droit d’asile, ne fait pas apparaître, au regard tant de la nature du visa de transit aéroportuaire, des conditions dans lesquelles les visas de transit sollicités ont été, depuis cette décision, délivrés aux ressortissants syriens qui les ont demandés, que du nombre de refus qui ont été, à ce jour, opposés à ces demandes, de situation d’urgence de nature à justifier l’usage par le juge des référés des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-1 du code de justice administrative ;

6. Considérant qu’il résulte de ce qui précède, et sans qu’il soit besoin d’examiner le caractère sérieux des moyens critiquant la légalité de la décision litigieuse, que la requête de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers et du Groupe d’information et de soutien des immigrés ne peut qu’être rejetée ; que, par voie de conséquence, les conclusions de ces associations tendant à l’application de l’article L. 761-1 de ce code doivent également être rejetées [...].



Conseil d’État

N° 366307

Mentionné dans les tables du recueil Lebon

2ème / 7ème SSR

M. Luc Briand, rapporteur

M. Xavier Domino, rapporteur public

lecture du mercredi 18 juin 2014

Vu la requête, enregistrée le 25 février 2013 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, présentée par l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers, dont le siège est 21 ter, rue Voltaire à Paris (75011) et le Groupe d’information et de soutien des immigrés, dont le siège est 3 Villa Marcès à Paris (75011), représentés par leurs présidents respectifs en exercice ; l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers et le Groupe d’information et de soutien des immigrés demandent au Conseil d’État :

1°) d’annuler pour excès de pouvoir la décision, matérialisée par un courrier du 22 janvier 2013, instaurant l’obligation pour les ressortissants syriens d’être munis à compter du 15 janvier 2013 d’un visa de transit aéroportuaire ;

2°) avant dire droit, le cas échéant, de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle ;

3°) d’enjoindre au ministre de l’intérieur de faire supprimer toutes références, notamment sur les sites internet des consulats français, à l’instauration d’un visa de transit aéroportuaire ;

4°) de mettre à la charge de l’État le versement de la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

[…]

1. Considérant que, par note du 22 janvier 2013, le Gouvernement français a notifié à la Commission européenne sa décision de soumettre, à compter du 15 janvier 2013, les ressortissants syriens munis d’un passeport ordinaire passant par la zone internationale de transit des aéroports situés sur le territoire français à l’obligation d’être muni d’un visa de transit aéroportuaire ; que l’arrêté du 18 mars 2013, publié au Journal officiel du 21 mars suivant, modifie, à cette fin, le 2 de l’annexe D de l’arrêté du 10 mai 2010 relatif aux documents et visas exigés pour l’entrée des étrangers sur le territoire européen de la France ;

2. Considérant, en premier lieu, que, d’une part, en vertu de l’article 1er du règlement (CE) n° 539/2001 du Conseil, du 15 mars 2001, les ressortissants de pays tiers figurant à l’annexe I de ce règlement sont soumis à l’obligation de visa pour franchir les frontières extérieures des États membres ; que l’article 3 du règlement (CE) n° 810/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 13 juillet 2009, établissant un code communautaire des visas (code des visas) prévoit, en outre, que : « 1. Les ressortissants des pays tiers énumérés à l’annexe IV sont tenus d’être munis d’un visa de transit aéroportuaire lorsqu’ils passent par la zone internationale de transit des aéroports situés sur le territoire des États membres./ 2. En cas d’urgence due à un afflux massif de migrants clandestins, chaque État membre peut exiger des ressortissants de pays tiers autres que ceux visés au paragraphe 1, qu’ils soient munis d’un visa de transit aéroportuaire lorsqu’ils passent par la zone internationale de transit des aéroports situés sur son territoire. Les États membres notifient à la Commission, avant qu’elles n’entrent en vigueur, ces décisions ainsi que la suppression d’une telle obligation de visa de transit aéroportuaire (...) » ;

[…]

Sur la légalité interne de la décision attaquée :

6. Considérant que l’obligation de disposer d’un visa de transit aéroportuaire, qui ne peut être imposée par les États membres, en vertu du règlement du 13 juillet 2009, qu’en cas d’urgence due à un afflux massif de migrants clandestins et qui répond ainsi à des nécessités d’ordre public tenant à éviter, à l’occasion d’une escale ou d’un changement d’avion, le détournement du transit aux seules fins d’entrée en France, ne porte par elle-même aucune atteinte au droit d’asile, ni au droit à la vie ou à la protection contre les traitements inhumains ou dégradants ;

7. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier qu’en raison du conflit en cours en Syrie, qui a entraîné un important exode de population vers les pays voisins, un nombre important et sans cesse croissant de ressortissants syriens, principalement en provenance du Liban et de Jordanie et devant, en principe, seulement transiter par la zone internationale de transit des aéroports français, a tenté, à compter de l’année 2012, d’entrer irrégulièrement sur le territoire français à l’occasion de ce transit ; que ces circonstances permettent d’établir l’existence d’une situation d’urgence due à un afflux massif de migrants clandestins, qui a d’ailleurs conduit plusieurs autres États membres de l’Union européenne, notamment la Belgique, la République tchèque, l’Allemagne, la Grèce, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas et l’Autriche, à prendre une décision identique ; qu’il en résulte que les requérants ne sont pas fondés à soutenir que le ministre de l’intérieur a fait une inexacte application des dispositions de l’article 3 du règlement du 13 juillet 2009 en soumettant les ressortissants syriens munis d’un passeport ordinaire passant par la zone internationale de transit des aéroports situés sur le territoire français à l’obligation d’être muni d’un visa de transit aéroportuaire ; qu’en tout état de cause, le ministre n’a pas méconnu les stipulations de la convention de Chicago qui prévoient la liberté pour les aéronefs assurant le transport international de passagers de débarquer ceux-ci, sous réserve du droit pour l’État où a lieu le débarquement d’imposer les restrictions qu’il pourra juger souhaitables ;

8. Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers et le Groupe d’information et de soutien des immigrés ne sont pas fondés à demander l’annulation de la décision attaquée ; que les dispositions de l’article L. 761-1 font obstacle à ce qu’une somme soit mise à la charge de l’État, qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante [...].

La mendicité : une grave menace pour la France

Conseil d’État, 1er octobre 2014 : Éloignement d’une citoyenne européenne qui se livre à la mendicité

Voici une affaire dans laquelle le Conseil d’État décide qu’une ressortissante roumaine qui vit de la mendicité, notion reconvertie pompeusement en « escroquerie à la charité publique » parce qu’elle a tenté de vendre de la documentation portant faussement l’en-tête d’une association caritative, peut à bon droit faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire français : son statut de citoyenne de l’Union ne suffit pas en effet à la protéger car, estime l’administration non contredite par le juge, « son comportement personnel constitue une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société française ». On a du mal à repérer quel est ici l’intérêt fondamental auquel la mendicité, même agressive, même malhonnête, peut porter atteinte. À force de tordre les mots pour leur faire produire l’effet souhaité, on leur fait perdre leur sens.



Conseil d’État

N° 365054

Publié au recueil Lebon

5ème / 4ème SSR

Mme Leïla Derouich, rapporteur

Mme Fabienne Lambolez, rapporteur public

SCP MASSE-DESSEN, THOUVENIN, COUDRAY, avocats

lecture du mercredi 1er octobre 2014

1. Considérant que la directive du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres détermine les conditions dans lesquelles ceux-ci peuvent restreindre la liberté de circulation et de séjour d’un citoyen de l’Union européenne ou d’un membre de sa famille ; que l’article 27 de cette directive prévoit que, de manière générale, cette liberté peut être restreinte pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique, sans que ces raisons puissent être invoquées à des fins économiques ; que ce même article prévoit que les mesures prises à ce titre doivent respecter le principe de proportionnalité et être fondées sur le comportement personnel de l’individu concerné, lequel doit représenter une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société ; que l’article 28 de la directive impose la prise en compte de la situation individuelle de la personne en cause avant toute mesure d’éloignement, notamment de la durée de son séjour, de son âge, de son état de santé, de sa situation familiale et économique, de son intégration sociale et culturelle et de l’intensité de ses liens avec son pays d’origine ; que ce même article prévoit une protection particulière pour les citoyens ayant acquis un droit de séjour permanent, à l’égard desquels des raisons impérieuses d’ordre public ou de sécurité publique doivent être établies, et pour ceux ayant séjourné dans l’État membre d’accueil pendant les dix années précédentes ainsi que pour les mineurs, dont l’éloignement doit reposer sur des motifs graves de sécurité publique ;

2. Considérant qu’aux termes de l’article L. 511-3-1 inséré dans le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile par la loi du 16 juin 2011 afin d’assurer la transposition de ces dispositions : « L’autorité administrative compétente peut, par décision motivée, obliger un ressortissant d’un État membre de l’Union européenne, d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen ou de la Confédération suisse, ou un membre de sa famille à quitter le territoire français lorsqu’elle constate : (...) 3° Ou que, pendant la période de trois mois à compter de son entrée en France, son comportement personnel constitue une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société française. (...) L’autorité administrative compétente tient compte de l’ensemble des circonstances relatives à sa situation, notamment la durée du séjour de l’intéressé en France, son âge, son état de santé, sa situation familiale et économique, son intégration sociale et culturelle en France, et de l’intensité de ses liens avec son pays d’origine » ;

3. Considérant que ces dispositions doivent être interprétées à la lumière des objectifs de la directive du 29 avril 2004 et notamment de ses articles 27 et 28 mentionnés au point 1 ; qu’il résulte à cet égard des termes mêmes du 3° de l’article L. 511-3-1, qui concerne des ressortissants d’un État membre qui ne sont pas entrés en France depuis plus de trois mois, qu’elles ne visent pas les personnes bénéficiant de la protection prévue à l’article 28 de la directive, quant au degré particulier de gravité des motifs d’ordre public dont un État membre doit justifier pour pouvoir prendre à leur encontre une mesure d’éloignement ; qu’il appartient néanmoins à l’autorité administrative, qui ne saurait se fonder sur la seule existence d’une infraction à la loi, d’examiner, d’après l’ensemble des circonstances de l’affaire, si la présence de l’intéressé sur le territoire français est de nature à constituer une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société française, ces conditions étant appréciées en fonction de sa situation individuelle, notamment de la durée de son séjour en France, de sa situation familiale et économique et de son intégration ;

4. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme B...A…, de nationalité roumaine, a été interpellée le 8 janvier 2012 et placée en garde à vue pour avoir, en réunion, sollicité le versement de sommes d’argent à l’aide d’une fausse documentation portant l’en-tête d’une association caritative ; que le préfet de police a pris, le 9 janvier 2012, un arrêté l’obligeant à quitter le territoire français, fixant son pays de destination et la plaçant en rétention ; que, par un jugement du 12 janvier 2012, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de l’intéressée tendant à l’annulation de cet arrêté ; que Mme A... se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 4 octobre 2012 par lequel la cour administrative de Paris a confirmé ce jugement ;

[…]

6. Considérant, en deuxième lieu, que pour confirmer le jugement du tribunal administratif, la cour administrative d’appel a relevé que Mme A... avait été interpellée en compagnie de dix autres personnes, pour des faits « d’escroquerie à la charité publique », qu’elle avait déjà fait précédemment l’objet de signalements pour des faits similaires et qu’elle ne disposait d’aucun moyen d’existence autre que la mendicité ; qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme A... n’a pas, dans ses écritures, contesté la matérialité des faits qui lui étaient reprochés ; que, par suite, le moyen tiré de ce que la cour aurait omis de répondre au moyen tiré de ce que la matérialité de ces faits n’était pas établie ne peut qu’être écarté ;

7. Considérant, en troisième lieu, que devant la cour administrative d’appel, Mme A...ne contestait pas que les faits retenus par le préfet de police s’étaient produits pendant la période de trois mois à compter de son entrée en France et que sa situation entrait ainsi, en ce qui concerne la durée de son séjour, dans le cas prévu au 3° de l’article L. 511-3-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ; que la cour a relevé que l’intéressée résidait dans un campement dans la commune de La Courneuve, qu’elle ne disposait d’aucun autre moyen d’existence que la mendicité et que, si elle était mère de quatre enfants, l’un d’entre eux seulement était à sa charge ; que, dès lors, la cour n’a pas commis d’erreur de droit au regard de ces dispositions en tenant compte de l’ensemble des circonstances relatives à la situation particulière de la requérante, en particulier de sa situation familiale et de son intégration sociale en France, pour apprécier la légalité de la décision du préfet de police, notamment son caractère proportionné ;

8. Considérant, enfin, qu’en déduisant de l’ensemble des éléments cités ci-dessus que la présence de Mme A...en France constituait une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour la sécurité publique, qui constitue un intérêt fondamental de la société française, la cour administrative d’appel n’a pas inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis ;

9. Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que, sans qu’il soit besoin de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle, Mme A...n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris qu’elle attaque [...].

Enceinte ? Oui, mais d’abord étrangère

Cour de cassation, chambre sociale, 15 mars 2007 : Licenciement d’une femme enceinte dépourvue d’autorisation de travail

Par cette décision, la Cour de cassation prive les salariées étrangères qui travaillent sans autorisation de la protection accordée aux femmes enceintes contre le licenciement.

En l’espèce, la salariée est employée en qualité d’auxiliaire parentale alors qu’elle est titulaire d’un titre de séjour temporaire qui l’autorise à travailler. Lorsque sa demande de renouvellement de titre de séjour est rejetée, la préfecture en informe ses employeurs qui se voient également notifier l’interdiction - corrélative - de travailler en France qui semble dorénavant peser sur leur salariée. Convoquée la semaine suivante à un entretien préalable au licenciement, la salariée informe alors ses employeurs de son état de grossesse mais se voit pourtant licenciée au motif de l’interdiction de travail notifiée par la préfecture.

Alors que le conseil des prud’hommes annule le licenciement, les juges d’appel statuent en sens inverse considérant que la salariée étrangère n’est pas en mesure d’invoquer la protection de la femme enceinte contre le licenciement qui cède devant l’interdiction absolue d’emploi de salarié démuni de titre de travail. L’affaire mettait ainsi en cause deux interdictions : celle de licencier une salariée en état de grossesse et celle d’employer une personne étrangère dépourvue d’autorisation de travail. Alors que rien en droit n’imposait un tel arbitrage, la Cour de cassation choisit de suivre la cour d’appel et d’accorder la priorité à la disposition de police des étrangers sur le droit du travail (encore) protecteur de la salariée enceinte. Dans une note explicative qui accompagne l’arrêt, la Cour justifie sa position en invoquant un ordre quasi chronologique des questions de droit qui se poseraient aux juges : saisi de la validité du licenciement d’une étrangère, le juge devrait d’abord vérifier que le contrat de travail est bien susceptible d’exécution avant d’examiner si la femme enceinte est protégée contre le licenciement. Cette solution tout à fait arbitraire laisse la salariée étrangère enceinte dans une situation d’extrême vulnérabilité, la privant de toute protection contre le licenciement.

L’affaire est d’autant plus emblématique de la lecture déshumanisée du droit faite par la Cour de cassation que, dans les faits, la salariée disposait bel et bien d’une autorisation de travail au jour de son licenciement (elle avait déposé parallèlement deux demandes – une de changement de statut et une autre de renouvellement de titre en vertu de laquelle elle disposait d’une autorisation provisoire de séjour qui l’autorisait à travailler au jour où son refus de changement de statut lui est notifié). Mais les juges d’appel arguent d’une communication tardive de cette information aux employeurs pour autoriser ces derniers à se fonder uniquement sur l’interdiction de travail notifiée (à tort) par la préfecture. Et, sur ce point « factuel » mais décisif, la Cour de cassation préfère s’en remettre à l’appréciation souveraine des juges du fond. Ainsi, donc, l’erreur de la préfecture pèsera finalement sur la salariée étrangère dont une lecture attentive du dossier porte à croire qu’elle a bel et bien été licenciée du fait de sa grossesse.



Cour de cassation, chambre sociale , 15 mars 2017

N° de pourvoi : 15-27928

Publié au bulletin

Attendu, selon l’arrêt attaqué, que Mme X... épouse Y… a été engagée le 25 octobre 2010 par M. et Mme Z... en qualité d’auxiliaire parentale ; que, lors de son embauche, elle a remis à ses employeurs une carte de séjour temporaire de vie privée et familiale avec autorisation de travail, expirant le 31 octobre 2010 ; que par lettre reçue le 26 avril 2011, la préfecture a notifié aux époux Z... que l’autorisation de travail demandée le 14 mars 2011 pour la profession de garde d’enfant était refusée et qu’il était interdit à Mme X... d’exercer une activité salariée en France ; que la salariée, convoquée le 2 mai 2011 à un entretien préalable à un licenciement, a adressé aux époux Z... le 9 mai 2011 une lettre les informant de son état de grossesse ; qu’elle a été licenciée le 20 juin 2011 au motif de l’interdiction de travail salarié notifiée par la préfecture le 26 avril 2011 ;

Sur le moyen unique du pourvoi principal de la salariée :

Attendu que la salariée fait grief à l’arrêt de la débouter de ses demandes tendant à voir dire son licenciement nul, subsidiairement abusif, et de la débouter en conséquence de ses demandes indemnitaires et en rappel de salaires, alors, selon le moyen :

1°/ que si l’article L. 8251-1 du code du travail interdit d’employer une salariée sans autorisation, cette interdiction, qui constitue une mesure de police, ne peut priver cette salariée de la protection dont elle dispose, dans l’intérêt de sa santé et de celle de son enfant à naître, en vertu du principe général, concrétisé par l’article 10 de la directive 92/85/CEE du Conseil du 19 octobre 1992, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail, ainsi que par l’article 1225-4 du code du travail ; que la salariée en état de grossesse régulièrement embauchée sous couvert d’un titre de travail régulier bénéficie donc de cette protection, nonobstant le refus de lui accorder un nouveau titre de travail ; qu’en statuant autrement la cour d’appel a violé les textes susvisés ;

2°/ subsidiairement, que le licenciement d’une salariée dont l’état de grossesse est connu de l’employeur à la date de la rupture du contrat ne peut être prononcé qu’en l’état d’une faute grave ou d’une impossibilité de maintenir le contrat pour un motif non lié à la grossesse ; que s’agissant d’une salariée étrangère, une telle impossibilité ne peut résulter que de l’absence de titre l’autorisant à exercer une activité professionnelle en France ; que Mme Y…

disposait, à la date de son licenciement d’un titre de séjour « vie privée vie familiale » l’autorisant à travailler dont la cour d’appel a constaté l’existence ; qu’en jugeant l’employeur fondé à licencier la salariée sur la croyance contraire mais erronée qu’avait fait naître le courrier préfectoral du 21 avril 2011, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales qui s’évinçaient de ses propres constatations et violé les articles L. 1225-4 et L. 8251-1 du code du travail ;

3°/ qu’il ne peut être mis fin au contrat de travail d’une salariée en état de grossesse que s’il est justifié d’une impossibilité de maintenir le contrat pour un motif non lié à la grossesse ; qu’une telle impossibilité ne peut résulter d’une circonstance connue de l’employeur et en dépit de laquelle il a poursuivi l’exécution du contrat en continuant de fournir du travail à la salariée ; que Mme Y… exposait, sans être contredite, que le contrat de travail avait reçu normalement exécution après la réception par l’employeur de l’interdiction préfectorale et qu’il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué que la procédure de licenciement n’a été engagée que le 2 mai 2011 ce dont il se déduisait que l’employeur ne justifiait d’aucune impossibilité de maintenir le contrat de travail ; qu’en refusant pourtant de prononcer la nullité du licenciement de la salariée, en état de grossesse, la cour d’appel a de plus fort violé l’article L. 1225-4 du code du travail ;

4°/ que la cause du licenciement doit être réelle et sérieuse mais encore exacte ; qu’il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué que l’employeur a poursuivi l’exécution du contrat jusqu’au 2 mai 2011 en dépit de l’interdiction qui lui a été notifiée ; qu’en s’abstenant de rechercher, ainsi qu’elle y était invitée, si cette circonstance n’excluait que la cause véritable soit celle invoquée par l’employeur à l’appui du licenciement de la salariée dont il connaissait l’état de grossesse et tirée de la prétendue impossibilité de maintenir le contrat la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1232-1 et L. 1225-4 du code du travail ;

Mais attendu que les dispositions d’ordre public de l’article L. 8251-1 du code du travail s’imposant à l’employeur qui ne peut, directement ou indirectement, conserver à son service ou employer pour quelque durée que ce soit un étranger non muni du titre l’autorisant à exercer une activité salariée en France, une salariée dans une telle situation ne saurait bénéficier des dispositions légales protectrices de la femme enceinte interdisant ou limitant les cas de licenciement ;

Et attendu qu’ayant souverainement retenu que l’autorité administrative avait, le 26 avril 2011, notifié à l’employeur son refus d’autoriser Mme Y… à exercer une activité salariée en France, la cour d’appel, sans être tenue de procéder à des recherches que cette constatation rendait inopérantes, a tiré les conséquences légales de ses constatations ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu’il condamne M. et Mme Z... à payer à Mme X... la somme de 4 500 euros à titre d’indemnité forfaitaire, l’arrêt rendu le 13 janvier 2015, entre les parties, par la cour d’appel de Paris ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Paris, autrement composée ;

Condamne Mme X... aux dépens [...].

La Convention européenne des droits de qui ?

CA Paris, 21 février 2017 : L’incompétence du JLD pour veiller au respect de la CEDH

Il s’agissait en l’espèce d’un couple de Syriens et de leurs huit enfants placés en zone d’attente puis libérés par le juge des libertés et de la détention de Bobigny sur le fondement des articles 5 (droit à la sûreté) et 8 (droit à mener une vie familiale normale) de la Convention européenne des droits de l’Homme. Comme il se doit, le préfet fait appel de l’ordonnance (qui libérait un des enfants âgé de deux ans et demi) et trouve écho auprès du juge d’appel de la cour de Paris. Pour ce dernier, « l’application de ces textes ne relève pas de la compétence du juge judiciaire » !

C’est un scoop qu’il faudrait transmettre à la Cour européenne des droits de l’Homme laquelle s’époumone à rappeler que les juges des différents États parties à la Convention sont les juges « naturels » de ce texte, celles et ceux qui doivent au premier chef garantir son application. En tout état de cause, poursuit le juge d’appel, la situation de la famille et l’intérêt supérieur des enfants commandent de les maintenir réunis (enfermés) afin de garantir le respect de leur vie privée et familiale. On semble comprendre alors que les étrangers ont bel et bien droit au respect de leur vie privée et familiale, mais on comprend aussi que le juge n’est pas au fait des décisions récentes de la Cour européenne qui a cessé de considérer que le droit à la vie familiale commandait d’enfermer ensemble toute la famille. Désormais, les États doivent chercher une alternative à l’enfermement des familles.

Et pour finir, point d’orgue de l’ordonnance : il n’y a pas eu ingérence (disproportionnée) de l’autorité publique dans la vie familiale de l’intéressé, l’enfermement de l’enfant était nécessaire à « la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays et à la défense de l’ordre ». Il faut croire que la raison d’État a ses raisons que la raison ignore…



COUR D’APPEL DE PARIS

ORDONNANCE DU 21 FÉVRIER 2017

CA Paris, 21-02-2017, n° 17/00775

Décision déférée : ordonnance rendue le 18 février 2017, à 13 h 35, par le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Bobigny

[...] APPELANT :

LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR

représenté par LE PREFET DE LA SEINE SAINT DENIS [...]

INTIMÉ :

Enfant Sardar B. O., né le 1er septembre 2014 en Syrie, de nationalité syrienne,

représentée par sa mère Mme Urda S. H., née le 14 octobre 1988 en Syrie, de nationalité syrienne

ni comparant, ni représenté, convoqué en zone d’attente de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, dernière adresse connue,

[...]

  • Vu les décisions de refus d’admission sur le territoire français et de maintien en zone d’attente du 14 février 2017 à 11 h 36 prises à l’égard de l’enfant Sardar B. O., notifiées à sa mère Mme Urda Shahin Huseyn ;
  • Vu la requête du directeur de la police aux frontières de l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle, du 18 février 2017 aux fins de prolongation du maintien en zone d’attente, enregistrée par le greffe du juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Bobigny le jour même à 8 h 25 ;
  • Vu l’appel motivé interjeté le 20 février 2017, à 7 h 22, par le conseil du préfet de la Seine-Saint-Denis, en son nom, contre l’ordonnance du juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Bobigny du 18 février 2017 rejetant les moyens de nullité et disant n’y avoir lieu de prolonger le maintien de l’intéressé en zone d’attente de l’aéroport de Roissy- Charles, rappelant que l’administration doit lui restituer l’intégralité de ses affaires personnelles, y compris son passeport et ses documents de voyage ;
  • Après avoir entendu, au soutien de l’appel, les observations du conseil du préfet de la Seine-Saint- Denis tendant à l’infirmation de l’ordonnance ;

SUR QUOI,

La cour considère que c’est à tort que le premier juge a estimé que la requête en prolongation du maintien en zone d’attente, sur le fondement des articles 5 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales alors que, d’une part, l’application de ces textes ne relève pas de la compétence du juge judiciaire et que, d’autre part, et en tout état de cause, la situation de cette famille et l’intérêt supérieur des enfants commande de les maintenir unis, afin de garantir le respect de leur vie privée et familiale, étant précisé, au surplus, qu’il n’y a pas eu ingérence de l’autorité publique, le maintien en zone d’attente étant nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays et à la défense de l’ordre.

Il convient, en conséquence, d’infirmer l’ordonnance déférée.

PAR CES MOTIFS

INFIRMONS l’ordonnance,

STATUANT à nouveau,

ORDONNONS la prolongation du maintien de l’enfant Sardar B. O. en zone d’attente de l’aéroport de Roissy- Charles de Gaulle pour une durée de huit jours [...].

Je te vois pas mon petit, parle bien dans le micro

TA Mayotte, 24 mars 2016 et CE 13 avril 2016 : Audition d’un enfant de cinq ans, seul et en visioconférence avant son expulsion

Le 22 mars 2016, un enfant de cinq ans voyage seul à bord d’une embarcation en provenance de l’île voisine d’Anjouan lorsqu’il est intercepté par les forces de l’ordre. Très vite, conformément à une coutume fréquente à Mayotte, la police trouve un passager adulte à qui rattacher artificiellement l’enfant afin de permettre son placement en rétention et son expulsion. Le préfet prend une OQTF contre l’adulte, ce qui permet de se débarrasser de l’enfant.

En dépit de la précipitation de l’administration, une avocate a le temps de déposer un référé liberté au nom de cet enfant. Et un spectacle surréaliste se met en place lorsque cet enfant est extrait du centre de rétention pour assister à l’audience qui a lieu en visioconférence, selon une procédure prévue par l’article L. 781-1 du Ceseda. Le juge, qui siège au tribunal administratif de Saint-Denis de La Réunion, apparaît sur un écran de télévision, il ne voit apparemment rien d’anormal à interroger un petit enfant seul, qui ne parle pas le français et n’a ni représentant légal ni interprète (sinon par la bonne volonté de la secrétaire du greffe qui entreprend de traduire quelques-unes des questions posées par le juge à l’enfant et des réponses de l’enfant).

Bien que l’adulte désigné comme accompagnant se contredise sans cesse, sa parole suffit pour décréter que l’enfant pourra être accueilli à Anjouan. À l’issue de cette parodie de justice, le juge des référés conclut que « dans ces circonstances, la décision du préfet [...] n’a pas méconnu les stipulations de l’article 3 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant ».

Une décision ahurissante à tous égards, que le Conseil d’État va néanmoins entériner quelques semaines plus tard. Selon lui, « les circonstances du litige ne révélaient aucune méconnaissance grave et manifeste des obligations qui s’imposent en la matière à l’administration, et partant, aucune atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales évoquées ». Il admet donc sans états d’âme qu’un tribunal fasse comparaître devant lui, seul, un enfant de cinq ans et confirme, sur le fondement de son interrogatoire, son expulsion forcée, entérinant ainsi une violence institutionnelle d’une rare brutalité.



Tribunal administratif de Mayotte

N° 1600248

Ordonnance du 24 mars 2015

Vu la procédure suivante :

Le juge des référés du Tribunal administratif de Mayotte.

Par une requête enregistrée le 22 mars 2016. Mlle X., représentée par Me Ghaem demande au juge des référés d’ordonner sur le fondement des dispositions de l’article L.521·2 du code de justice administrative, la suspension des arrêtés du 22 mars 2016 par lesquels le préfet de Mayotte a ordonné son éloignement en qualité d’accompagnant de M. M. et son placement en centre de rétention administrative dans l’attente de l’exécution de cette mesure.

Elle soutient que :

  • la condition d’urgence est satisfaite des lors qu’elle a été placée en centre de rétention et qu’elle risque à tout moment d’être éloignée de Mayotte ;
  • la mesure d’éloignement porte une atteinte grave et immédiate à son droit de ne pas être exposée à des traitements inhumains et dégradants au sens des stipulations de l’article de la convention européenne des droits de l’homme ; qu’en outre, elle méconnait les stipulations de l’article 3§1 de la convention internationale relative aux droits de l’enfant en application desquelles une attention primordiale doit être accordée à l’intérêt supérieur des enfants dans toutes les décisions les concernant.

Par un mémoire en défense enregistré le 23 mars 2016, le préfet de Mayotte conclut au rejet des conclusions de la requête,

Il fait valoir que :

  • par les pièces qu’elle produit, la requérante ne justifie pas de l’identité exacte de l’enfant dénommé K.
  • la requérante n’a saisi ni le greffe du centre de rétention ni le service de l’immigration de la préfecture afin que l’enfant soit mis en attente le temps de l’instruction de sa demande ou de la tenue d’une audience.

[...]

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience publique qui a eu lieu le 23 mars 2016 à 15 heures, le magistrat constituant la formation de jugement compétente siégeant au tribunal administratif de Saint Denis, dans les conditions prévues à l’article L. 781-1 et aux articles R. 781-1 et suivants du code de justice administrative 1, M. Athenour étant greffier d’audience au Tribunal administratif de Mayotte.

[...]

Sur les conclusions fondées sur les dispositions de l’article L.521 ·2 du code de justice administrative :

1. Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

« Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures » ; qu’aux termes de l’article L. 522-1 dudit code : « Le juge des référés statue au terme d’une procédure contradictoire écrite ou orale. Lorsqu’il lui est demandé de prononcer les mesures visées aux articles L. 521-1 et L.521-2 de les modifier ou d’y mettre fin, il informe sans délai les parties de la date et de l’heure de l’audience publique . ... » : qu’enfin aux termes du premier alinéa dc l’article R. 522-1 du même code : « La requête visant au prononcé de mesures d’urgence doit ... justifier de l’urgence de l’affaire. … » ;

Sur la condition d’urgence :

2. Considérant qu’eu égard aux effets d’une mesure d’éloignement et à l’absence de recours suspensif ouvert à l’encontre d’une telle mesure lorsqu’elle est prise par le préfet de Mayotte, la requérante justifie de l’existence d’une situation d’urgence au sens des dispositions de l’article L.521·2 du code de justice administrative ;

Sur l’atteinte à une liberté fondamentale :

3. Considérant que l’article L. 511-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) dispose que : « Ne peuvent faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire français ou d’une mesure de reconduite à la frontière en application du présent chapitre ; / 1° L’étranger mineur de dix-huit ans (. . .) » ; que toutefois, dès lors que l’article L. 553-1 du même code prévoit expressément la possibilité qu’un enfant mineur étranger soit accueilli dans un centre de rétention. par voie de conséquence du placement en rétention de la personne majeure qu’i l accompagne, l’éloignement forcé d’un étranger majeur décidé sur le fondement de l’article L. 511-1 du CESEDA peul légalement entraîner celui du ou des enfants mineurs l’accompagnant : que, dans une telle hypothèse, la mise en œuvre de la mesure d’éloignement forcé d’un étranger mineur doit être entourée des garanties particulières qu’appelle l’attention primordiale qui doit être accordée à l’intérêt supérieur des enfants dans toutes les décisions les concernant, en vertu de l’article 3 de la convention internationale relative aux droits de l’enfant du 26 janvier 1990 ; que doit également être assuré le respect effectif des droits et libertés fondamentaux de l’enfant mineur ; qu’au nombre des exigences permettant d’en garantir l’effectivité figure notamment l’obligation, posée par l’article L. 553·1, que le registre qui doit être tenu dans tous les lieux recevant des personnes placées ou maintenues en rétention, mentionne « l’état civil des enfants mineurs […] ainsi que les conditions de leur accueil » ; qu’il s’ensuit que l’autorité administrative doit s’attacher à vérifier, dans toute la mesure du possible, l’identité d’un étranger mineur placé en rétention et faisant l’objet d’une mesure d’éloignement forcé par voie de conséquence de celle ordonnée à l’encontre de la personne majeure qu’il accompagne, la nature exacte des liens qu’il entretient avec cette dernière ainsi que les conditions de sa prise en charge dans le lieu à destination duquel il est éloigné ;

4. Considérant, en premier lieu, qu’aucune personne ne s’est manifestée auprès de la préfecture ou des agents du centre de rétention administrative en se prévalant de la qualité de parent de cette enfant ; que l’enfant n’était porteur d’aucun document justifiant de sa filiation avec une personne résidente à Mayotte ; que si, à l’audience, il a été soutenu que le père et la mère de l’enfant résidaient à Mayotte, ces allégations ne sont étayées par aucun élément ; que, devant les services de police, M. M. a déclaré avoir accompagné l’enfant X. depuis son départ d’Anjouan et s’est engagé à remettre l’enfant à l’un de ses parents en se refusant à le laisser seul ; que lors de l’audience, M. M. a précisé que l’enfant lui avait été remis par sa grand-mère et a réitéré son engagement à la lui remettre ; que, lors de l’audience, l’enfant a déclaré qu’il vivait avec son père à Anjouan avant d’arriver à Mayotte ; dans ces circonstances, la décision du préfet de l’éloigner à destination d’Anjouan en qualité d’accompagnant de M. … n’a pas méconnu les stipulations de l’article 3 de la convention internationale relative aux droits de l’enfant du 26 janvier 1990 ;

5. Considérant, en second lieu, ainsi qu’il a été exposé au point précédent, M. … a déclaré s’engager à remettre l’enfant à l’un de ses parents et à ne pas le laisser seul au retour dans son pays ; que, dans ces conditions, il n’est pas justifié qu’un retour de la requérante à Anjouan l’exposerait à un traitement inhumain ou dégradant ;

6. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que les conclusions de la requête présentée sur le fondement des dispositions de l’article L. 52 1-2 du code de justice administrative doivent être rejetées [...].



Conseil d’État

N° 398612

Inédit au recueil Lebon

lecture du mercredi 13 avril 2016

[…]

1. Considérant que le GISTI et l’Anafé ont intérêt à l’annulation de l’ordonnance attaquée ; que leurs interventions sont, par suite, recevables ;

2. Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures » ; qu’en vertu de l’article L. 522-3 du même code, le juge des référés peut, par une ordonnance motivée, rejeter une requête sans instruction contradictoire ni audience publique lorsqu’il apparaît manifeste, au vu de la demande, qu’elle est mal fondée ; qu’à cet égard, il appartient au juge d’appel de prendre en considération les éléments recueillis par le juge du premier degré dans le cadre de la procédure écrite et orale qu’il a diligentée ;

3. Considérant qu’il résulte des pièces de la procédure que, le 22 mars 2016, M. D... A...a été interpellé, en compagnie de trois enfants mineurs, dans les eaux territoriales de Mayotte, dans une embarcation en provenance des Comores ; qu’à l’occasion de cette interpellation, il a déclaré que l’un de ces mineurs, âgé de cinq ans, s’appelait C...B…et lui avait été confié par sa grand-mère afin qu’il l’achemine jusqu’à Mayotte ; que, le 22 mars 2016, le préfet de Mayotte a pris un arrêté obligeant M. D...A…à quitter le territoire français sans délai avec les mineurs qui l’accompagnaient, fixant les Comores comme pays de renvoi, après avoir ordonné leur placement en rétention administrative ; que le jeune C...B…a saisi, le même jour, le tribunal administratif de Mayotte, d’une demande présentée sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative tendant à la suspension de l’exécution des décisions du 22 mars 2016 en tant qu’elles le concernent ; que, par une ordonnance du 23 mars 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Mayotte a rejeté cette demande ; que M. C... B...relève appel de cette ordonnance ;

4. Considérant que l’article L. 511-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) dispose que : « Ne peuvent faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire français ou d’une mesure de reconduite à la frontière en application du présent chapitre : / 1° L’étranger mineur de dix-huit ans (...) » ; que, toutefois, dès lors que l’article L. 553-1 du même code prévoit expressément la possibilité qu’un enfant mineur étranger soit accueilli dans un centre de rétention, par voie de conséquence du placement en rétention de la personne majeure qu’il accompagne, l’éloignement forcé d’un étranger majeur décidé sur le fondement de l’article L. 511-1 du CESEDA peut légalement entraîner celui du ou des enfants mineurs l’accompagnant ; que, dans une telle hypothèse, la mise en œuvre de la mesure d’éloignement forcé d’un étranger mineur doit être entourée des garanties particulières qu’appelle l’attention primordiale qui doit être accordée à l’intérêt supérieur des enfants dans toutes les décisions les concernant, en vertu de l’article 3 de la convention internationale relative aux droits de l’enfant du 26 janvier 1990 ; que doit également être assuré le respect effectif des droits et libertés fondamentaux de l’enfant mineur ; qu’au nombre des exigences permettant d’en garantir l’effectivité figure notamment l’obligation, posée par l’article L. 553-1, que le registre qui doit être tenu dans tous les lieux recevant des personnes placées ou maintenues en rétention, mentionne « l’état-civil des enfants mineurs [...] ainsi que les conditions de leur accueil » ; qu’il s’ensuit que l’autorité administrative doit s’attacher à vérifier, dans toute la mesure du possible, l’identité d’un étranger mineur placé en rétention et faisant l’objet d’une mesure d’éloignement forcé par voie de conséquence de celle ordonnée à l’encontre de la personne majeure qu’il accompagne, la nature exacte des liens qu’il entretient avec cette dernière ainsi que les conditions de sa prise en charge dans le lieu à destination duquel il est éloigné ;

5. Considérant qu’il résulte de l’instruction menée par le juge des référés du tribunal administratif de Mayotte que, d’une part, le jeune C...B… n’était en possession d’aucun document attestant une filiation avec une personne résidant à Mayotte et, d’autre part, aucune personne ne s’est manifestée auprès de la préfecture ou du centre de rétention administrative en se prévalant de la qualité de parent de cet enfant ; que M. D...A…, qui avait été interpellé en compagnie de ce mineur, a déclaré l’avoir amené à Mayotte à la demande de sa grand-mère et s’est engagé à remettre l’enfant à l’un de ses parents à son retour à Mayotte ; qu’après avoir exactement rappelé le cadre juridique applicable à l’éloignement forcé d’un mineur étranger énoncé au point 4 de la présente ordonnance, le juge des référés s’est fondé sur ces éléments pour en déduire que les circonstances du litige ne révélaient aucune méconnaissance grave et manifeste des obligations qui s’imposent en la matière à l’administration, et partant, aucune atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées ; qu’aucun moyen de la requête d’appel n’est de nature à remettre en cause ni ces constatations ni cette appréciation ;

6. Considérant qu’il résulte de ce qui précède qu’il est manifeste que l’appel de C...B… ne peut être accueilli ; que, sans qu’il y ait lieu d’admettre l’intéressé à titre provisoire au bénéfice de l’aide juridictionnelle, la requête doit, en conséquence, être rejetée, selon la procédure prévue par l’article L. 522-3 du code de justice administrative, y compris les conclusions présentées au titre des dispositions des articles 37 de la loi du 10 juillet 1991 et L. 761-1 du même code [...].

À dix ans, on doit savoir compter jusqu’à 48 heures

JLD Mamoudzou 24 novembre 2016 : Irrecevabilité pour tardiveté d’une requête présentée par une enfant de dix ans

Que se passe-t-il à Mayotte lorsqu’une jeune enfant de dix ans, se présente seule devant le juge des libertés et de la détention pour qu’il statue sur son enfermement (arbitraire) au centre de rétention de Mamoudzou ? En l’espèce, le magistrat soulève d’office l’irrecevabilité de la demande d’annulation de la décision préfectorale en raison d’une saisine tardive. En effet, l’enfant disposait de 48 heures pour saisir le juge et voilà le délai légal dépassé de plus d’une dizaine d’heures. Un bon motif pour la renvoyer au CRA sans examen au fond de la requête.

Tribunal de grande instance de Mamoudzou

Le juge des libertés et de la détention

Dossier n° 02016/2487

[...]

Vu l’arrêté portant obligation de quitter le territoire français notifiée à M. A. M. et visant expressément 3 mineurs qui l’accompagnaient, à savoir S. 14 ans, N. 16 ans et T. [...] 10 ans ;

Vu la décision de placement en rétention administrative de M. A. M. prise le 20 novembre 2016 par le préfet de Mayotte pour une durée de 48 heures ;

Vu la requête formée par Me GHAEM, conseil de Charlie T., en date du 23 novembre 2016 enregistrée le même jour à 16 h 30, tendant à l’annulation de la décision de placement en rétention de la mineure ;

Vu l’extrait individualisé du registre prévu à l’article L. 553-1 du CESEDA émargé par M. A. M.

PERSONNE RETENUE

Charlie T.

né le 25 octobre 2005 à MUTSAMUDU (Union des COMORES)

de nationalité comorienne

préalablement avisée,

actuellement maintenue en rétention administrative

présente à l’audience,

en présence de Mme N. S. qui se dit être sa mère et ne justifie ni de son identité ni de lien de parenté ;

DÉROULEMENT DES DÉBATS

A l’audience publique, le juge des libertés et de la détention a procédé au rappel de l’identité des parties ;

Après avoir avisé l’intéressé de son droit de choisir un avocat ou d’en demander un qui lui sera désigné d’office ;

Après lui avoir rappelé les droits qui lui sont reconnus pendant la période de rétention (possibilité de demander l’assistance d’un interprète, d’un conseil ou d’un médecin ; de communiquer avec son consulat et avec une personne de son choix) et l’avoir informé des possibilités de recours et des délais afférents contre toutes décisions le concernant ;

MOTIFS DE LA DÉCISION

Attendu que Charlie T., dont tout laisse à penser qu’il s’agit d’une mineure isolée, puisque Mme N. S. qui se présente spontanément à l’audience se révèle inapte à démontrer qu’elle est la mère de l’enfant, a formé par le truchement de son avocat une demande d’annulation de l’ordonnance de quitter le territoire français et de l’arrêté de rétention de M. A. M., dont elle prétend du reste qu’il ne lui serait pas opposable, dans la mesure où ce dernier mentionne uniquement le majeur sans les enfants qu’il était censé accompagner ;

Attendu cependant que l’article L. 512-1 du Ceseda dispose que les demandes d’annulation des arrêtés du préfet en matière de rétention administrative d’un étranger ne peuvent être formées que dans le délai de 48 heures ;

Attendu que le juge a relevé d’office la question d’ordre public de l’irrecevabilité de la demande formée hors délai puisque le placement en rétention date du 20 novembre 2016 à 23 h 00 et que la requête n’a été transmise au greffe que le 23 novembre courant à 16 h 30 ;

Attendu que ce moyen n’est pas utilement critiqué ;

PAR CES MOTIFS :

Statuant publiquement par décision contradictoire et en premier ressort, susceptible d’appel dans les 24 heures.

DÉCLARONS IRRECEVABLE la demande formée par Charlie T. [...].

Une amnésie très ciblée

Cour de cassation, 27 septembre 2017 : Les pouvoirs du juge de la rétention

Dans cet arrêt du 27 septembre 2017, la Cour de cassation ferme brutalement la porte à toute possibilité pour le juge des libertés et de la détention (JLD), chargé de contrôler la régularité du placement en rétention, de vérifier que la mesure d’éloignement qui lui sert de fondement n’est pas illégale.

Concrètement, la loi du 7 mars 2016 ayant attribué une compétence exclusive au juge judiciaire – le JLD – pour statuer sur le recours formé contre la décision administrative de placement en rétention, la question se posait de savoir si le juge pouvait mettre fin à la rétention au motif que l’OQTF ou la décision de transfert « Dublin » était illégale.

La Cour de cassation répond par la négative : elle décide que « le juge administratif est seul compétent pour connaître de la légalité des décisions relatives au séjour et à l’éloignement, quand bien même leur illégalité serait invoquée par voie d’exception à l’occasion de la contestation, devant le juge judiciaire, de la décision de placement en rétention ».

Concrètement, cela veut dire que, même si une décision d’éloignement est grossièrement et manifestement illégale, le JLD n’est pas habilité à mettre fin à la rétention pour cette seule raison, puisqu’il est incompétent pour relever cette irrégularité. La Cour justifie sa position par l’existence d’une autre voie de recours devant le juge administratif contre la décision d’éloignement. Mais cette vision très formaliste fait bon marché des conditions concrètes dans lesquelles se trouve l’étranger retenu à qui on demande finalement d’exercer parallèlement deux recours dans le délai extrêmement contraint de 48 heures et dans le contexte d’une rétention qui complique à l’extrême leur mise en œuvre.

Cette décision est d’autant plus choquante qu’elle est diamétralement opposée aux principes dégagés par le Tribunal des conflits, la Cour européenne des droits de l’Homme et la Cour de justice de l’Union européenne : le juge chargé de veiller au respect de la liberté individuelle doit pouvoir exercer un contrôle plein et entier sur toute mesure d’enfermement et y mettre fin si elle n’est pas justifiée, ce qui, à l’évidence, est le cas quand la décision d’éloignement initiale est illégale.

Ce sont ces principes que la Cour de cassation a délibérément choisi d’ignorer.



Arrêt n° 1063 du 27 septembre 2017 (17-10.207) - Cour de cassation - Première chambre civile – ECLI:FR:CCASS:2017:C101063

Cassation partielle sans renvoi

Demandeur : M. le Préfet du Rhône

Défendeurs : M. Sofiane X... ; et autres

Attendu qu’il résulte du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, posé par les deux premiers de ces textes, qu’à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire et sauf disposition législative contraire, il n’appartient qu’à la juridiction administrative de connaître des recours contre les décisions prises par l’administration dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique ;

Attendu qu’aux termes du dernier, “en cas de placement en rétention en application de l’article L. 551-1, l’étranger peut demander au président du tribunal administratif” l’annulation de l’obligation de quitter le territoire français, de la décision refusant un délai de départ volontaire, de la décision mentionnant le pays de destination et de la décision d’interdiction de retour sur le territoire français ou d’interdiction de circulation sur le territoire français qui l’accompagnent, le cas échéant, dans un délai de quarante-huit heures à compter de leur notification, lorsque ces décisions sont notifiées avec la décision de placement en rétention. La décision de placement en rétention ne peut être contestée que devant le juge des libertés et de la détention, dans un délai de quarante-huit heures à compter de sa notification, suivant la procédure prévue à la section 1 du chapitre II du titre V du présent livre et dans une audience commune aux deux procédures, sur lesquelles le juge statue par ordonnance unique lorsqu’il est également saisi aux fins de prolongation de la rétention en application de l’article L. 552-1” ;

Attendu que l’article L. 512-1 prévoit que le juge administratif statue au plus tard soixante-douze heures à compter de sa saisine ; que, selon l’article L. 552-1, le juge judiciaire statue dans les vingt-quatre heures de sa saisine ;

Attendu que le législateur a ainsi organisé deux compétences parallèles, exclusives l’une de l’autre ;

Qu’il s’en déduit que le juge administratif est seul compétent pour connaître de la légalité des décisions relatives au séjour et à l’éloignement, quand bien même leur illégalité serait invoquée par voie d’exception à l’occasion de la contestation, devant le juge judiciaire, de la décision de placement en rétention ;

Attendu, selon l’ordonnance attaquée, rendue par le premier président d’une cour d’appel, et les pièces de la procédure, que, le 14 novembre 2016, le préfet a pris à l’encontre de M. X..., de nationalité algérienne, en situation irrégulière en France, une décision portant obligation de quitter sans délai le territoire national et un arrêté de placement en rétention administrative ; que, le 16 novembre 2016, M. X... a présenté au juge des libertés et de la détention une requête en contestation de la régularité de cet arrêté ;

Attendu que, pour remettre en liberté M. X..., l’ordonnance retient que la décision du préfet lui faisant obligation de quitter sans délai le territoire français est entachée d’irrégularité, ce qui vicie la décision de placement en rétention dont elle constitue le fondement ;

Qu’en statuant ainsi, le premier président, qui a porté une appréciation sur la légalité de cette décision administrative distincte de l’arrêté de placement en rétention, a excédé ses pouvoirs en violation des textes susvisés ;

Et vu les articles L. 411-3 du code de l’organisation judiciaire et 1015 du code de procédure civile ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres branches du moyen :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu’elle déclare l’appel recevable, l’ordonnance rendue le 18 novembre 2016, entre les parties, par le premier président de la cour d’appel de Lyon [...].

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Dernier ajout : vendredi 13 novembre 2020, 15:09
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