Édito extrait du Plein droit n° 72, mars 2007
« Le travail social auprès des étrangers (2) »

Les proscrits du Canal

ÉDITO

Pendant plus de trente jours, au cœur de l’hiver, quatre sans-papiers ont fait une grève de la faim quai de Jemmapes, à Paris. Dans l’indifférence la plus totale et le silence lourd des médias. Alors que l’opération menée par Les enfants de Don Quichotte avait sorti de l’ombre les sans-abri et porté sur la scène publique la question du logement, quatre personnes sont restées dans leur tente, en essayant vainement de porter leur situation personnelle, et plus largement la question des sans-papiers, sous les feux de l’actualité. Quelques entrefilets dans la presse ont évoqué cette action du désespoir, qui ne s’est même pas finie comme souvent, à savoir la délivrance d’une autorisation provisoire de séjour ou la promesse d’en obtenir une.

Pourquoi sont-ils restés si invisibles ? Certes, les organisations de défense des étrangers n’ont guère été présentes et ont très faiblement relayé cette grève de la faim. Le positionnement, face à ce type d’action, est toujours délicat, entre compassion et volonté de ne pas donner l’impression de soutenir cette forme de lutte, entre humanité et certitude que cela se terminera comme d’habitude, par une intervention des pouvoirs publics et la disparition – bien naturelle – de la revendication collective derrière le règlement provisoire des cas individuels. Mais on sait que ces organisations, fussent-elles actives, n’auraient pas changé le cours des choses. Les autres tentatives pour faire émerger, dans l’arène publique, la question de la régularisation des sans-papiers, indépendamment de ces actions du désespoir, peinent tout autant.

C’est un exercice difficile que de tenter de cerner les raisons de l’invisibilité médiatique. On pourra mettre en avant le manque d’imagination des associations et des collectifs de sans-papiers qui occupent toujours, à tout le moins très souvent, les mêmes lieux, font des manifestations régulières… et clairsemées et livrent sans cesse le même message. En opposition, l’apparition soudaine de tentes sur le canal Saint-Martin a été perçue comme une action spectaculaire, au parfum de nouveauté, qui a créé un emballement médiatique sans précédent ces dernières années. Mais a-t-il vraiment fallu seulement que des tentes soient plantées, que des citoyens ordinaires acceptent de dormir dans le froid aux côtés des sans domicile fixe pour que le gouvernement se précipite et se sente « obligé » d’apporter une réponse en déposant très vite un projet de loi sur le logement ? Il faudrait être bien naïf pour y croire et faire abstraction de la période pré-électorale. L’histoire d’un « droit au logement opposable » était déjà dans les cartons des promesses envisagées ; on verra avec le temps ce qu’il en adviendra en réalité. On pourra aussi faire valoir, pour expliquer cette différence de traitement, que les médias ont été séduits par Les enfants de Don Quichotte et en particulier par la figure de celui qui incarne cette organisation. L’expertise des organisations qui travaillent sur l’immigration et l’asile depuis des années les intéresse pour les aspects techniques, non pour les revendications qu’elles portent, jugées partisanes, généreuses et… irréalistes. Comme s’il était plus utopique, quoique généreux, de revendiquer la régularisation de tous les sans-papiers que de défendre l’idée d’un logement pour tous et la fin des sans-abri. Mais le problème est ailleurs.

Plus largement, cette « invisibilité » tient à la place de la question de l’immigration sur la scène politique. Le sort des sans-papiers y est intimement lié, ce qui le rend complexe. Il ne s’agit pas seulement de régler des cas individuels, fussent-ils entre 300 000 et 500 000 dans l’Union européenne. Qui doute que l’ensemble des pays de la vieille Europe puisse assumer une régularisation fixée dans cette fourchette approximative ? Pouvoir n’est pas vouloir. La politique d’immigration, qu’elle soit nationale ou européenne, s’est construite sur le mythe de l’invasion et de son corollaire, la crainte de l’appel d’air. Une majorité de l’opinion publique semble en être convaincue, comme elle a fini par être enfermée par une image très négative de l’étranger qui, par sa propension à frauder, à s’engouffrer dans la moindre brèche, n’attendrait que le feu vert pour se répandre.

L’immigration a souvent, dans un passé récent, été au cœur des campagnes électorales ; le phénomène était alors désigné comme le problème numéro un, cause de tous les maux, et servait à nourrir de dangereux amalgames (immigration et insécurité notamment). Aujourd’hui, le sujet tarde à être débattu. S’agissant de la question des sans-papiers, tous les partis à la gauche du parti socialiste ont pris position en faveur de leur régularisation sans condition, accompagnant cet engagement d’une réflexion plus ou moins aboutie sur la politique d’immigration à redéfinir.

C’est bien timidement que la candidate du parti socialiste évoque cette question : son programme est quasi silencieux, il se borne à restaurer le droit d’obtenir une carte de séjour d’un an pour les étrangers pouvant faire valoir dix ans de présence habituelle et à promettre une régularisation sur critères (durée de résidence en France, enfant scolarisé ou activité professionnelle). Les discussions, les interprétations, les joutes entre candidats présidentiables porteront un jour ou l’autre sur cet engagement ; les mêmes arguments et représentations seront convoqués dans le débat : appel d’air, prime à la clandestinité, absence de maîtrise de l’immigration… d’un côté ; humanité, dignité des personnes, refus d’afficher une régularisation « massive » ou globale mais sélective, soutenue par une partie de l’opinion… de l’autre. Des chiffres s’envoleront (combien de sans-papiers, combien de régularisés…) sans que le « problème de l’immigration », ne laisse place à une réflexion sur les conditions d’existence et les droits de ceux qui ont quitté leur pays pour chercher une vie meilleure.



Article extrait du n°72

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Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 16:27
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