Article extrait du Plein droit n° 141, juin 2024
« Travailler au péril de sa santé »
Droits sociaux déniés : le triste retour au bled des Marocains retraités
Anouk Smolski Brun
Doctorante CNRS, rattachée au Centre Max Weber (Lyon)
« Tout pour la France, et rien pour nous. » Voici une rengaine souvent entendue dans le nord du Maroc. Pour peu qu’on s’attable à la terrasse d’un café et qu’on tende l’oreille aux conversations des anciens qui s’y retrouvent. Ils sont nombreux, parmi eux, à avoir travaillé comme saisonniers agricoles en France. Pour « rien » finalement, diront certains. Pour si peu en tout cas, c’est certain. L’article qui suit vise à mettre en lumière la situation de ces anciens travailleurs qui, une fois de retour chez eux, accèdent rarement aux droits pour lesquels ils ont cotisé.
Le propos de cet article se base sur des séquences d’observations réalisées au Maroc, entre janvier et juillet 2023, dans le cadre d’un terrain de thèse de sociologie en cours [1]. Elles ont été effectuées auprès des populations concernées, ainsi qu’auprès d’agences de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) marocaine. Il ressort de ces observations que les textes législatifs prévoyant et encadrant la portabilité des droits des Marocains ayant travaillé en France ne sont pas appliqués. Cette situation résulte, semble-t-il, de deux facteurs. Le premier tient à la mauvaise qualité des relations entretenues par les caisses de sécurité sociale des deux pays, notamment en raison de moyens de communication obsolètes. Le second concerne les procédures d’accès aux droits sociaux elles-mêmes, qui se révèlent inadaptées au contexte social et géographique marocain.
Des affiliés hors de portée des radars institutionnels
La nouvelle convention bilatérale de sécurité sociale entre les deux pays, entrée en vigueur en 2011, prévoit la prise en charge des soins de santé pour les affiliés retraités et leurs ayants droit. Ce n’était pas le cas de la précédente, datant de 1965. Il s’agit donc d’une avancée majeure en termes de droits sociaux. Cependant, aujourd’hui encore, bon nombre de retraités vivant au Maroc ne sont pas au courant de cette évolution. En cause ? L’impossible identification par la CNSS de ses ressortissants retraités de France. Dans un souci de protection des données des usagers (règlement RGPD), les caisses françaises ne consentent pas, ou alors au compte-goutte, à communiquer les adresses de leurs affiliés domiciliés au Maroc. Certaines personnes restent donc hors de portée des communications institutionnelles. Pourtant, la CNSS déploie des efforts conséquents pour informer cette population. « Nous avons demandé à la caisse française de nous transmettre la base de données des Marocains qui résident au Maroc. La caisse française a répondu que c’est impossible parce qu’il y a une loi de protection des données personnelles. Après, nous avons proposé à ce qu’on prépare un courrier postal, à envoyer par la caisse française elle-même, et nous on prépare le contenu. L’essentiel, c’est qu’on mette ce contact entre la CNSS et les assurés. Parce qu’on n’a pas de visibilité sur les retraités du régime français qui sont installés au Maroc, ni leur lieu de résidence, ni leur lieu de concentration... Et carrément, on a proposé que [pour] la charge de la poste, qui va coûter un peu, qu’ils nous envoient la facture. Mais la réponse, toujours, elle était négative. On a fait de la sensibilisation par radio, par les moyens disponibles, par le mokhadem, c’est-à-dire les autorités locales… mais nous sommes toujours sûrs qu’il y a une population qui n’est pas informée. » (Responsable CNSS, juillet 2023).
Le parcours labyrinthique des courriers inter-caisses
À rebours de la dématérialisation des procédures du service public imposée aux usagers, les caisses de sécurité sociale françaises et marocaines ne communiquent entre elles que via l’envoi de courriers postaux [2]. Cette modalité d’échange a deux conséquences. D’une part, elle rallonge les délais de traitement des dossiers, encore majorés lorsque des demandes de rectification imposent des navettes entre les deux pays. D’autre part, elle entrave le suivi et la traçabilité des procédures entamées qui ne sont pas consignées informatiquement, menant parfois à la pure et simple perte des dossiers des usagers. Ainsi, les agents de la CNSS interrogés qualifient le traitement des dossiers des Marocains ayant travaillé en France de « situation labyrinthe ».
En effet, lorsque les dossiers ou les formulaires tardent à être renvoyés à la CNSS, ses agents sont habilités à émettre des relances postales auprès des caisses françaises. De telles relances ne peuvent néanmoins être effectuées qu’après une attente de six à huit mois pendant laquelle le traitement du dossier est gelé. Si, malgré cette relance, rien ne se passe, le dossier est alors transféré au siège de la CNSS à Casablanca, seule instance habilitée à contacter les caisses françaises par voie électronique. Néanmoins, les interlocuteurs français tendent à signifier à leurs homologues marocains qu’ils n’apprécient guère ce mode opératoire qui va à l’encontre des impératifs du règlement RGPD. L’argument est fondé, mais comment procéder autrement en l’absence de canaux de communication ad hoc ?
Le formulaire SE-350-07 : crucial, et si difficile à obtenir
L’étude du « cas » du formulaire SE-350-07 [3] illustre bien la complexité des procédures inter-caisses. Depuis 2011 et l’entrée en vigueur de la nouvelle convention bilatérale de sécurité sociale entre la France et le Maroc, ce formulaire conditionne l’accès des retraités marocains affiliés aux caisses françaises, à la prise en charge et au remboursement de leurs soins de santé au Maroc. Étudier l’itinéraire de ce formulaire et les retards qui le caractérisent permet d’appréhender les difficultés de liaison rencontrées par les caisses de sécurité sociale françaises et marocaines et leurs conséquences, parfois dramatiques, pour les personnes retraitées.
Le formulaire SE-350-07 ne peut être émis par les caisses françaises que sur demande de la CNSS, via l’envoi d’un autre formulaire, le SE-350-22. Une fois émis, le SE-350-07 est prérempli par la caisse française, qui l’envoie à la CNSS pour qu’elle achève de le compléter. Les droits à la prise en charge des soins de santé au Maroc pour l’affilié deviennent effectifs seulement après cet aller-retour de courriers. La récupération en main propre de ce formulaire auprès des caisses françaises est exclue. Bien souvent, les affiliés ne sont pas mis au courant ni de l’utilité ni même de l’existence de ce formulaire. C’est donc lorsqu’ils se retrouvent dans un besoin urgent de soins qu’ils découvrent que leur prise en charge nécessite l’accomplissement d’une procédure pour le moins chronophage. De plus, les caisses françaises accusent un retard alarmant en matière d’envoi dudit formulaire.
À partir d’observations réalisées dans une agence CNSS, il a été possible d’étudier les délais moyens de réponse à la demande du formulaire SE-350-07. Dans cette agence, et depuis 2019, 46 demandes de ce formulaire ont été adressées à la Mutualité sociale agricole (MSA). Parmi ces demandes, seules 17 d’entre elles ont obtenu une réponse, dans un laps de temps d’environ six mois. Pour les demandes restantes, soit près des deux tiers du total, elles étaient toujours sans réponse après, en moyenne, dix-huit mois d’attente. Ces demandes émanaient d’affiliés âgés, en moyenne, de 76 ans. Ces retards sont à l’origine de situations tristement ubuesques, certains affiliés décèdent avant même d’avoir réceptionné le formulaire. Les agents CNSS sont alors en première ligne face au mécontentement légitime des familles endeuillées.
Dialogue de sourds et souffrance au travail des agents CNSS
Outre le défaut d’informatisation, le manque de traçabilité des dossiers des usagers marocains est aggravé par l’absence de communication et de partage d’informations entre les caisses et les agents des deux pays. Un agent CNSS témoigne : après avoir constaté une non-réponse à sa demande d’émission du formulaire SE-350-07, il réitère sa requête. Dans sa réponse, la caisse française lui rétorque que le formulaire a déjà été envoyé et ne joint pas de duplicata. Ce dernier doit donc être redemandé par l’agent via un autre aller-retour de courriers postaux qui, on l’a vu, peut prendre plusieurs mois. En attendant, ni l’affilié ni ses ayants droit ne perçoivent les prestations qui leur sont dues. Ainsi, un directeur d’agence remarquait : « Savez-vous qu’il n’y a pas de traçabilité visible, sauf les lettres recommandées avec lesquelles on envoie les dossiers… Si on veut faire le suivi d’un dossier qui part de chez nous en France, c’est le numéro de la lettre recommandée. À chaque fois qu’il y a une réclamation, nous revenons à la copie du dossier qu’on a gardé dans les archives… et on va faire une lecture de suivi sur les sites de la Poste Maroc où on peut savoir à peu près où a atterri ce dossier. » (Directeur d’agence CNSS, juin 2023).
Le manque de suivi et de traçabilité des dossiers n’impacte pas uniquement les usagers ; les agents CNSS, eux aussi, en pâtissent. Prenons comme exemple les demandes de liquidation des pensions de retraite effectuées depuis le Maroc. Celles-ci doivent obligatoirement être réalisées par des agents CNSS. La réponse des caisses françaises est, quant à elle, envoyée directement au domicile de l’assuré. De fait, les agents CNSS n’ont aucune idée de l’issue des procédures qu’ils initient. Comment peuvent-ils alors distinguer un délai de réponse problématique ou corriger des informations erronées – comme celles relatives au décompte des périodes travaillées ? En d’autres temps, les copies des réponses faites aux assurés étaient systématiquement envoyées à la CNSS, mais cette pratique semble avoir cessé en 2016.
Après avoir vu comment le manque de moyens de communication adaptés entrave les échanges entre les caisses de sécurité sociale et met en péril l’accès aux droits des affiliés, il s’agit désormais d’appréhender comment l’application « telles quelles » des procédures en vigueur en France, c’est-à-dire sans les adapter au contexte social et géographique marocain, conduit à généraliser des situations de non-accès aux droits sociaux.
Affiliés illettrés et doubles pensionnés : la double peine
Au Maroc, nombre de saisonniers retraités de l’agriculture française vivent dans des régions reculées et n’ont pas eu l’opportunité d’apprendre à lire et à écrire. Cet analphabétisme, qui caractérise une frange de la population rurale, pose de sérieuses difficultés lorsqu’il s’agit, pour ces usagers, de réclamer leurs droits. Comme évoqué précédemment, les courriers de réponse des caisses françaises sont envoyés uniquement au domicile des assurés. Ceux-ci sont parfois domiciliés à plusieurs heures de la première agence CNSS, et ce bien que l’institution multiplie les initiatives pour couvrir au mieux ses territoires ruraux : ouverture de « points de proximité [4] », caravanes mobiles sillonnant les villages, etc. En outre, il est courant que, dans ces régions reculées, les courriers se perdent en cours d’acheminement, l’adresse de domiciliation de l’assuré étant souvent approximative. Néanmoins, et en admettant que les courriers parviennent effectivement à leurs destinataires, ceux-ci sont bien souvent dans l’incapacité d’en déchiffrer le contenu. Résoudre ce problème supposerait que, pour chaque lettre, l’assuré effectue un voyage vers l’agglomération la plus proche afin de trouver quelqu’un en mesure de la lui lire. Autrement dit, vu le peu de moyens dont dispose souvent cette catégorie d’affiliés, c’est une mission impossible.
En outre, certains dossiers de demande de prestation sont rejetés par la France sous prétexte qu’ils sont signés d’une croix, paraphe caractéristique de ceux ne sachant pas écrire. Aucune alternative n’est offerte par les caisses à ces affiliés pour authentifier leurs documents, et les rejets qui s’ensuivent ne font qu’aggraver l’isolement et la précarité dans laquelle évoluent ces personnes. Enfin, les campagnes de sensibilisation des caisses françaises à l’égard des saisonniers agricoles, peu nombreuses et exclusivement diffusées par écrit et en français sur le territoire national, manquent évidemment leurs cibles.
Une autre catégorie d’affiliés est, elle aussi, doublement pénalisée : les doubles pensionnés qui perçoivent une pension de retraite française et marocaine. Bien souvent, ces personnes ont effectué le gros de leur carrière en France, et le montant de leur pension de retraite marocaine correspond à de petites sommes. Or, au Maroc, pour avoir droit à l’assurance maladie lorsqu’on est retraité, il faut que le montant de la pension soit supérieur ou égal à 500 dirhams (environ 50 €). Les doubles pensionnés dont la pension de retraite marocaine est inférieure à ce montant ne peuvent donc pas bénéficier des prestations de l’assurance maladie marocaine. En toute logique, et suivant l’article 16 de la convention [5], c’est donc à la France de prendre en charge leur couverture santé. Sauf que celle-ci s’y refuse, arguant qu’ils bénéficient déjà de l’assurance maladie marocaine. En effet, la France considère que la perception d’une pension de retraite ouvre automatiquement droit aux prestations de l’assurance maladie, comme ce peut être le cas en France. Résultat, les doubles pensionnés ne bénéficient d’aucune couverture maladie, ce qui est un comble absolu pour des personnes ayant travaillé et cotisé leur vie active durant dans les deux pays ! Nombre d’entre eux choisissent alors de renoncer purement et simplement au versement de leur pension marocaine afin de conserver leurs droits à l’assurance maladie française. Interpellées sur ce point par la CNSS en 2016 lors d’une commission mixte [6], les caisses françaises n’ont, à ce jour, pas encore répondu.
Et les ayants droit dans tout ça ?
L’étude de cette problématique fait ressortir un point aveugle des procédures d’accès aux droits sociaux. Dans une grande partie des cas, les personnes assurées résidant au Maroc s’avèrent être des conjointes d’assurés, c’est-à-dire des ayants droit d’anciens travailleurs marocains en France, aujourd’hui décédés [7]. Au Maroc, il est en effet courant de voir de grands écarts d’âge, parfois jusqu’à 30 ans, au sein des couples. De fait, il existe un grand nombre de veuves affiliées aux caisses de sécurité françaises. Ces femmes n’ont jamais vécu en France et, ayant souvent eu un accès limité à l’enseignement, elles ne savent ni lire ni écrire le français. Souvent seules à assurer les tâches domestiques au sein de leurs foyers, elles ne disposent pas du temps nécessaire pour se rendre en agence CNSS. En outre, ces femmes – et particulièrement les femmes vivant en milieu rural – n’ont pas pour habitude de se rendre seules dans des lieux publics ou institutionnels. Aussi, cette conjonction de facteurs rend-elle improbable l’accès à leurs droits.
Alors que les efforts en matière de développement des instances de sécurité sociale au Maroc visent à couvrir un nombre toujours plus grand de bénéficiaires [8], il semble que les Marocains retraités de France, et notamment ceux du secteur agricole, tombent dans un vide interstitiel existant entre les caisses de sécurité sociale des deux pays. Ce vide s’explique notamment par la conjonction de deux facteurs. Le premier concerne l’inadaptation des moyens de communication dont disposent les caisses de sécurité sociale des deux pays pour dialoguer entre elles et assurer le suivi des dossiers de leurs usagers. Le second a trait à l’inadaptation des procédures d’accès aux droits sociaux aux spécificités du contexte social et géographique marocain. Ces difficultés semblent être déplorées par les agents des caisses des deux pays. Pourtant, des solutions existent comme le montre l’étude des pratiques d’autres pays européens conventionnés avec le Maroc. Par exemple, la caisse de sécurité sociale des Pays-Bas a établi un « bureau des affaires sociales » à Rabat qui assure un service de proximité avec les usagers. Autre initiative, cette même caisse de sécurité sociale invite des personnels CNSS à venir les rencontrer aux Pays-Bas, afin que les agents des caisses respectives puissent échanger sur leurs pratiques.
Cet article se basant essentiellement sur des observations réalisées au sein de la CNSS, peut-être suscitera-t-il l’envie aux caisses françaises d’ouvrir leurs portes afin d’expliciter les enjeux et les contraintes auxquelles elles font face ? Et ainsi participer à l’élaboration d’une réflexion globale sur ce sujet et les enjeux qu’il soulève.
Notes
[1] « Expositions professionnelles dans le secteur agricole et modalités du (non)recours au droit à la reconnaissance en maladie professionnelle – une étude à partir du cas des travailleurs saisonniers marocains en contrat OFII. »
[2] Tous les échanges internationaux entre caisses de sécurité sociale s’effectuent ainsi. Les problématiques ici exposées concernent donc aussi – par extrapolation – d’autres nationalités d’assurés.
[3] Intitulé : « Attestation pour l’inscription du pensionné et de ses ayants droits à l’assurance maladie. »
[4] Boîtes de collectes dans lesquelles les assurés peuvent déposer leurs courriers/dossiers. Des agents CNSS font ensuite la tournée de ces points de proximité pour amener les dossiers à l’agence la plus proche, où ils seront traités.
[5] « Les titulaires de pension ou de rente, qui ont droit aux prestations en nature de l’assurance maladie et maternité selon la législation d’un seul des deux États et qui résident dans l’autre État, bénéficient desdites prestations servies par l’institution du lieu de résidence selon les dispositions de la législation qu’elle applique. Ces prestations sont à la charge du régime de l’État débiteur de la pension ou de la rente. »
[6] Réunions où les institutions des deux pays (caisses de sécurité sociale, ministères, etc.) échangent sur les problématiques qu’elles rencontrent dans l’application/mise en œuvre de la convention bilatérale de Sécurité sociale. La dernière date de 2016, ce que déplore la CNSS.
[7] Dans l’agence CNSS étudiée, les femmes représentent : 75 % des affiliés à la MSA d’Île-de-France, 62 % pour la MSA du Languedoc, 53 % pour la MSA du Vaucluse, etc.
[8] En témoigne le plan royal de généralisation de la protection sociale (2021-2026).
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