Article extrait du Plein droit n° 141, juin 2024
« Travailler au péril de sa santé »

Corps cassés : le regard d’un médecin du travail

Dr X

Médecin du travail
La Docteure X suit près de 2 500 salarié·es du secteur du nettoyage, mais aussi de l’hôtellerie. Elle observe, quotidiennement, les conséquences dramatiques, tant médicales que sociales, de l’externalisation du travail dans ces domaines d’activité. D’année en année, les cadences infernales brisent un peu plus les corps de ces travailleuses et travailleurs. Et, comme elle l’observait en aparté, on ne les nomme pas « les invisibles » par hasard.

En quoi consiste votre rôle en matière de prévention et de santé au travail ?

Dr X : Il y a d’abord tout ce qui relève du suivi médical individuel et, ensuite, de l’action en milieu de travail, c’est-à-dire en lien avec l’entreprise : aller voir les postes, considérer les risques professionnels dans l’entreprise et échanger avec les employeurs. L’hôtellerie et le nettoyage sont les deux principaux secteurs dont je m’occupe.

Les services de santé au travail ont beaucoup évolué. Auparavant, il n’y avait que des médecins du travail ; désormais, nous travaillons en équipe pluridisciplinaire, avec des infirmiers, des préventeurs techniques – ce sont des intervenants en prévention des risques professionnels –, mais aussi avec des assistants en santé au travail qui vont sur les lieux de travail. Le suivi médical, et plus particulièrement tout ce qui relève de l’aménagement de poste et de l’inaptitude – car le nettoyage est un secteur où il y a beaucoup d’inaptitude, de même dans l’hôtellerie – est pris en charge par le médecin. Mon rôle est aussi de m’occuper du maintien en emploi, autant que possible, et de prévenir la désinsertion professionnelle. Les salariés de ces deux secteurs sont extrêmement exposés à ce risque. On essaye, au maximum, de les maintenir en emploi, mais il y a un moment où ce n’est plus tenable. L’inaptitude est un enjeu crucial qui nous préoccupe de plus en plus, du fait de ses conséquences sociales néfastes.

Quelles sont les caractéristiques principales – s’il y en a – de la surveillance médicale des travailleuses et travailleurs étrangers ?

Les particularités sont surtout liées aux risques professionnels propres à l’activité exercée, mais le faible niveau de qualification, l’illettrisme ou l’analphabétisme et les difficultés en informatique aggravent la situation des personnes immigrées. En pareil cas, c’est quasiment impossible de reconvertir un salarié, et cela se finit généralement par un licenciement pour raison médicale. Les aides sociales existantes prennent parfois le relais, mais pas toujours… Les salariés que je rencontre souffrent surtout de troubles musculo-squelettiques : ces maladies professionnelles sont liées aux gestes répétés, aux postures de travail, au port de charges. Les risques psychosociaux existent, comme dans d’autres métiers, mais la plupart du temps, les aménagements de poste et les inaptitudes sont corrélés à des problèmes locomoteurs, aux troubles articulaires multiples. C’est une population précaire, tant sur le plan médical que social, qui souffre également de pathologies chroniques sur lesquelles se greffent toutes les atteintes musculo-squelettiques liées au travail, avec des déclarations de maladies professionnelles à la pelle.

Il y a tout un parcours en amont de l’inaptitude…

On tente d’adapter le poste, en mettant en place des restrictions, par exemple : pas de port de charges lourdes, pas de montées d’escaliers, pas de charge de travail élevée, selon les cas et les postes de travail. Dès qu’ils ont un problème physique relativement avancé, on les oriente vers des assistantes sociales et les maisons départementales des personnes handicapées pour demander la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé. On les réoriente aussi vers des médecins traitants, généralistes ou spécialistes, pour faire en sorte qu’ils soient mieux pris en charge médicalement. Leurs parcours de soins sont complexes tant ils ont, parfois, des pathologies dans tous les sens, ou parce qu’ils n’ont pas vu de spécialistes, que leur situation financière est précaire avec des difficultés d’accès aux soins. Il y a des intrications entre les difficultés de prise en charge médicale et la précarité. Dans le nettoyage, c’est particulièrement visible : ces salariés à temps partiel, payés bien en dessous du Smic, se retrouvent à devoir choisir entre manger, se loger et se soigner. Avec les assistantes sociales, on essaye de faire ce qu’on peut… En fait, ce sont des populations extrêmement vulnérables, mal suivies et mal conseillées. Certains salariés continuent de travailler alors qu’ils devraient être en arrêt de travail ou à la retraite.

Comment est aménagé le dispositif de prévention pour les personnes qui maîtrisent mal le français ou peuvent être illettrées ?

Il y a plusieurs niveaux de prévention : la prévention primaire porte sur la prévention des risques avant l’apparition de pathologies, la prévention secondaire consiste à dépister les maladies professionnelles, ou d’autres maladies, et, enfin, la prévention tertiaire concerne la réparation, donc tout ce qui relève de l’aide sociale, la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé, la reconnaissance des maladies professionnelles.

En tant que médecin du travail, je fais plutôt de la prévention secondaire pour dépister les maladies professionnelles et de la prévention tertiaire afin d’éviter la désinsertion et les aider pour la réparation. La prévention primaire est surtout assurée par les infirmières santé au travail qui voient les salariés lors de la visite d’information et de prévention. Elles sont chargées d’informer sur les risques puisque les salariés n’ont pas encore de pathologie. On a des petites plaquettes explicatives avec des éléments graphiques. Quand je fais la prévention primaire, j’essaye d’expliquer mais, très souvent comme ils ne comprennent pas bien, ils viennent accompagnés de leurs enfants ou de leur conjoint, voire quelquefois avec les représentants du personnel, sinon on appelle les enfants par téléphone de façon à communiquer un peu mieux. Et je les fais venir très souvent en visite car normalement, la visite au service de santé au travail pour des agents de ménage censés n’avoir aucun risque professionnel est prévue tous les cinq ans. Cette périodicité, prévue par le code du travail, n’est pas du tout adaptée au suivi de ces populations. Donc je les fais revenir au bout de trois mois, six mois, un an, ou souvent trois ans, quand ils ne vont pas trop mal lors de la première visite. On estime d’emblée, un peu à la louche, au bout de combien de temps il faut les revoir, pour les suivre, pour les aider, pour leur trouver des solutions médico-sociales.

Dans le cadre du suivi médical, la situation administrative des personnes est-elle abordée ?

La plupart des salariés que je vois en visite ont un titre de séjour, même si certains nous indiquent avoir galéré pour en avoir un. Dans le secteur du nettoyage, l’employeur nous adresse une demande de visite médicale pour tel salarié, donc s’il a des salariés qui ne sont pas en règle, peut-être ne nous les adresse-t-il pas ? On a peut-être un biais à ce niveau-là.

Comment les mesures de prévention et d’aménagement de poste que vous préconisez sont concrètement mises en œuvre ?

Cela est laissé un peu à la bonne volonté de l’employeur mais cela dépend aussi largement de la marge de manœuvre dont il dispose. Dans le nettoyage, ce n’est pratiquement que de la prestation de services : ces entreprises ont des clients donneurs d’ordre, et ces derniers ne sont, en règle générale, responsables de rien. L’employeur prestataire est donc contraint par ce qu’accepte ou non le donneur d’ordre. En matière de prévention, le prestataire peut fournir certaines choses, comme des chaussures de sécurité, mais, dans bien des cas, il est limité quant à ce qui peut être aménagé. Certains donneurs d’ordre refusent qu’on aille voir l’intégralité du site et nous cantonnent aux locaux attribués aux prestataires, par exemple les vestiaires ou le local où sont stockés les produits. S’il s’agit de bureaux, en général il n’y a pas trop de problème, mais dans l’industrie, on est limité dans notre observation, on ne voit pas ce qu’il se passe concrètement sur le lieu de travail des agents de nettoyage.

Dans le secteur de l’hôtellerie, vous vous heurtez aussi à ces difficultés ?

Ce n’est pas tout à fait identique car deux systèmes coexistent. Il y a encore quelques hôtels, notamment de luxe, qui ont leur propre personnel, tout est internalisé : l’employeur va essayer de mettre en place la plupart des moyens de prévention collective ou individuelle, parce qu’il va payer les accidents du travail, les maladies professionnelles, il a donc tout intérêt à le faire. D’autres, et de plus en plus les chaînes d’hôtel de basse ou moyenne gamme, externalisent : les salariés appartiennent à une société prestataire de services. Dans ce cas, c’est au prestataire d’assumer la charge financière des maladies professionnelles et des accidents de travail. Le donneur d’ordre, lui, n’assume rien, et la prévention avance beaucoup moins puisqu’il n’y a pas de pénalité financière pour ce dernier.

Existe-t-il une dimension genrée des risques professionnels, en fonction des secteurs ?

Il y a une majorité de femmes dans le secteur du nettoyage mais elles n’ont pas nécessairement les mêmes postes que les hommes. Les laveurs de vitres, les machinistes sont, le plus souvent, des hommes alors que les agents de ménage dans les bureaux, les résidences sont plutôt des femmes, et dans l’industrie ce sont généralement des hommes. Il y a donc une dimension genrée mais qui est liée plutôt à la perception des risques, et selon le type d’activité.

Le niveau de qualification joue-t-il un rôle dans l’application des dispositifs de prévention, ainsi qu’en cas d’inaptitude et de reclassement ?

Le niveau de qualification entre en jeu, c’est certain, mais ce qui joue avant tout, c’est l’âge. Avoir une inaptitude à 40 ans, ce n’est pas la même chose que si l’on a 55 ans car à cet âge-là, les formations sont très compliquées, a fortiori si on ne sait pas lire ni écrire ; il devient donc difficile d’envisager un quelconque reclassement. Je tente systématiquement d’inciter les salariés qui ont la quarantaine à faire des formations, des mises à niveau en français, en lecture. Il y a beaucoup de métiers sans qualification, mais où les risques sont similaires à ceux auxquels ils étaient déjà confrontés, donc on les incite à se former. Mais, au final, on ne sait pas vraiment ce qu’ils deviennent une fois que l’inaptitude est prononcée. Il m’est arrivé de faire une inaptitude pour un agent de nettoyage et, deux ans après, de retrouver cette personne dans une autre société de nettoyage, avec le même métier. C’est dire combien c’est compliqué. On leur dit : « Vous allez à Pôle emploi, vous êtes reconnu travailleur handicapé, maintenant vous allez pouvoir vous faire aider par Cap emploi. » Mais en pratique, sont-ils au chômage le temps de leurs droits ? Et après, que font-ils ? Que se passe-t-il deux ou trois ans après la mise en inaptitude chez les jeunes de 45 ans ? Ceux âgés de 58 ou 60 ans vont-ils poursuivre au chômage jusqu’à demander des droits à la retraite, et les plus jeunes finissent-ils encore précaires, sans aucune ressource ?

Observez-vous une évolution des conditions de travail, et par ricochet, du profil des personnes déclarées inaptes ?

Elles sont inaptes de plus en plus jeunes, et c’est ce qui est inquiétant. Auparavant, c’était plutôt autour de 60 ans, aux alentours de l’âge de la retraite. Maintenant, j’ai tendance à en voir de plus en plus qui ont 40, 45 ans, voire plus jeunes. Il n’y a pas d’étude pour savoir ce qu’ils deviennent. Ils ont des maladies ostéo-articulaires de partout, ils ont des atteintes des épaules, des coudes, des poignets, des genoux avec des maladies professionnelles multiples pour lesquelles ils perçoivent une indemnisation rudimentaire, lorsqu’elles sont reconnues par la sécurité sociale.

Comment expliquer cette tendance ?

Les cadences ont, à mon sens, fortement augmenté. Dans le nettoyage notamment, il y a un système de transfert d’entreprise : tous les deux ou trois ans, les donneurs d’ordre font des appels d’offre et prennent, à chaque fois, « le moins disant », celui qui leur coûte le moins cher, qui diminue le nombre d’heures sans augmenter le nombre de salariés. De fait, les cadences s’accélèrent au fil du temps. Les salariés sont transférés au nouveau prestataire. Et, au bout de dix ou vingt ans, à répéter les mêmes gestes, et ce, toujours plus rapidement, à faire de plus en plus de tâches en un temps réduit, les salariés sont cassés, plus vite et de plus en plus jeunes.

On n’a aucune prise sur les donneurs d’ordre. Il y a eu des tentatives, y compris au niveau réglementaire [1], pour que les choses changent, mais elles ont avorté. Dans l’intérim, les salariés sont, sur le plan réglementaire du moins, plutôt mieux protégés que dans la prestation de service en nettoyage. En cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle, la participation financière est gérée à la fois par la société d’intérim et par le client ; et les intérimaires sont aussi plus intégrés à l’entreprise cliente que dans la prestation de services. Mais cette question n’intéresse pas grand monde. Les entreprises de propreté sont aussi un peu « chouchoutées ». Alors que, dans presque tous les autres domaines, il faut des qualifications, elles sont pratiquement les seules à donner du travail aux personnes non qualifiées immigrées, donc on ne va pas trop les embêter si elles n’offrent pas de bonnes conditions de travail, si elles ne respectent pas la réglementation…

Qu’en est-il de l’obligation de reclassement mis à la charge de l’employeur ?

Le médecin du travail détermine deux types d’inaptitude. Il existe une dispense de reclassement vis-à-vis de l’employeur, en particulier pour les salariés relativement âgés, avec des invalidités de la sécurité sociale. La réduction de leur capacité de travail est telle qu’elle empêche tout travail.

Pour les plus jeunes, on demande un reclassement professionnel mais c’est souvent sur la pénibilité physique qu’ils ont une inaptitude donc le reclassement dans les entreprises de nettoyage est pratiquement impossible puisque celles-ci ne proposent qu’un, voire deux types de poste, agent de nettoyage ou laveur de vitres, parfois machiniste. En hôtellerie, des femmes de chambre deviennent quelquefois gouvernantes, un poste tout aussi pénible physiquement. La marge de manœuvre est donc très limitée parce qu’il s’agit d’entreprises avec un secteur d’activité réduit et, pour ainsi dire, un seul type de poste. La plupart du temps, il n’y a pas de reclassement et les salariés sont licenciés pour raison médicale, sans que l’on sache ce qu’ils deviennent.

Ce constat de corps cassés par le travail vaut tant pour l’hôtellerie que le nettoyage ?

Oui, dès qu’il s’agit de prestation de services. Dans l’hôtellerie classique, les salariés sont intégrés dans l’hôtel : ils font partie du personnel, vont travailler de jour, et non en horaires décalés ; ils vont bénéficier des avantages sociaux de l’entreprise, de l’aide d’un service ressources humaines de proximité. L’encadrement et les cadences ne sont pas les mêmes que dans la prestation de services. Toutes les conditions sociales et d’activités, ainsi que les liens sociaux vont être différents dans un hôtel qui ne recourt pas à la prestation de services. Alors que, quand les agents de nettoyage travaillent de 6 heures à 9 heures ou de 18 heures à 21 heures, ils ne rencontrent personne sur le site, ils sont complètement isolés et déconnectés de l’entreprise, ne savent pas qui joindre pour obtenir des informations. Ils nous le disent tout le temps, ils ne savent pas qui contacter pour leur prévoyance et l’indemnisation des arrêts de travail. La prévoyance, c’est une vraie galère dans le nettoyage. Ils sont perdus et seuls à tous les niveaux. J’oriente presque systématiquement ces personnes vers une assistante sociale et vers un médecin de soins. Mais les solutions pour améliorer leur situation restent quand même très limitées.

Avez-vous été confrontée à des situations où des salariés ont renoncé à déclarer un accident de travail ou une maladie professionnelle ?

Sur les accidents du travail, cela peut arriver parce que les salariés sont mal conseillés, et plus rarement, il peut y avoir des pressions des employeurs pour ne pas les déclarer. En revanche, les maladies professionnelles sont méconnues et plus compliquées à déclarer. C’est un parcours du combattant : il faut avoir un médecin bien formé qui accepte de le faire, en utilisant les bons formulaires ; ensuite la sécurité sociale étudie le dossier et, si elle refuse, il faut un passage en comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles… Par ailleurs, l’assurance maladie demande désormais aux salariés de remplir des questionnaires sur son site, ce qui est problématique pour toutes celles et ceux qui ne maîtrisent ni la langue ni l’informatique. Souvent nous introduisons la procédure, qu’il nous faut ensuite suivre. Une fois la maladie professionnelle reconnue, le parcours reste ardu : il peut y avoir des rechutes qui peuvent être refusées. Souvent, les salariés n’ont pas une mais deux, trois, voire quatre maladies professionnelles… Tant les salariés que les médecins ne s’y retrouvent pas, et la sécurité sociale non plus. C’est une vraie catastrophe pour les salariés qui se retrouvent ainsi en difficulté. Donc les maladies professionnelles sont évidemment sous-déclarées, et, d’une façon générale, elles ont plutôt tendance à s’aggraver.

Propos recueillis par Pascaline Chappart.




Notes

[1Voir notamment Assemblée nationale, Femmes de ménage : encadrer la sous-traitance, cesser la maltraitance, rapport n° 3013 de François Ruffin, 27 mai 2020.


Article extrait du n°141

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Dernier ajout : lundi 8 juillet 2024, 15:46
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