Article extrait du Plein droit n° 137, juin 2023
« Mourir d’être étranger »

Garder trace des luttes à Calais

Maël Galisson et Mathilde Pette

Membre du Gisti ; sociologue, Université de Perpignan Via Domitia, ART-Dev, fellow de l’Institut Convergences Migrations
À Calais, de quoi se souvient-on après plus de trente années de fermeture de la frontière franco-britannique ? Face à la politique de « table rase » des autorités soucieuses d’invisibiliser la présence des personnes exilées, la reconstitution d’une histoire militante et politique de cet espace frontalier s’impose peu à peu comme un mode d’action militante à part entière. La lutte s’engage aussi sur le terrain mémoriel pour produire un récit collectif solidaire, alternatif à la représentation sécuritaire de ce territoire.

24 novembre 2022. Sur la plage de Malo-les-Bains, près de Dunkerque, plusieurs centaines de personnes commémorent le naufrage qui, un an auparavant, a fait 31 victimes exilées à la frontière entre la France et le Royaume-Uni, décédées par noyade lors d’une tentative de passage. Bougies, flambeaux ou fumigènes à la main, les militants et militantes écoutent en silence la liste des noms s’égrener. Au milieu de la foule, une manifestante porte une pancarte où ont été inscrits les prénoms des naufragé·es ainsi qu’un slogan : « Ni oubli, ni pardon ».

Aux frontières extérieures de l’Union européenne, au rythme des nombreux décès des personnes exilées, les initiatives en leur mémoire se multiplient [1], contribuant à étendre le registre de l’action militante. C’est par exemple le cas après le naufrage du 3 octobre 2013 à Lampedusa, ou après le décès d’Aylan Kurdi, âgé de 3 ans, retrouvé sans vie le 2 septembre 2015 sur une plage de Bodrum en Turquie. Plus récemment, c’est le 6 février qui est choisi par le réseau international Commemor’Action comme date de mobilisation annuelle en souvenir des celles et ceux qui sont morts aux frontières, en hommage aux victimes du massacre de Tarajal à Ceuta, le 6 février 2014.

À Calais, chaque lendemain de l’annonce d’un nouveau décès, les militantes et les militants se recueillent devant le parc Richelieu et forment un cercle autour d’une banderole qui répertorie les noms des personnes décédées à la frontière et les dates correspondantes. Le repérage du premier décès remonte à janvier 1999, identité inconnue. Lors du naufrage du 24 novembre 2021, et alors que 308 décès ont déjà été répertoriés, la banderole devient trop petite : une seconde lui est alors ajoutée. Amorcé en 2009 par Calais Migrant Solidarity (CMS), ce travail de recensement a ensuite été approfondi en 2015 par une analyse d’archives de presse, réseaux sociaux et listes de diffusion militantes, aboutissant à l’élaboration d’une frise chronologique [2] et d’une cartographie [3] des victimes de la frontière. Parallèlement, une dimension de commémoration s’ajoute à ce travail de reconstitution historique et de mémoire avec l’organisation régulière de cérémonies.

Chaque fois, c’est la force brutale et létale de la frontière et des dispositifs de surveillance et de « sécurisation » qui est rappelée, mobilisant aussi les émotions et les affects pour revendiquer le souvenir et la justice pour les victimes. Ces actions militantes font ainsi écho à des mobilisations historiques comme celle des mères de la place de Mai en Argentine ou, en France, aux manifestations qui sont organisées chaque année en souvenir des victimes de violences policières, qu’il s’agisse du massacre d’Algériens le 17 octobre 1961, du décès de Malik Oussekine le 6 décembre 1986 à Paris, ou encore de Zyed Benna et Bouna Traoré le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois.

Une mémoire partielle et fragmentée

À Calais, de quoi se souvient-on après maintenant plus de trente ans de fermeture de la frontière franco-britannique ? Au-delà des personnes exilées décédées, c’est la frontière comme espace qui fait peu à peu mémoire. De la construction du monde associatif [4] à la chronologie des politiques publiques [5] en passant par la succession des lieux de vie des migrants et des migrantes, là aussi les dates s’égrènent : 1994, création de La Belle Étoile – première association de soutien aux personnes exilées ; 1999, ouverture du centre de Sangatte, détruit trois ans plus tard ; février 2003, signature, avec le Royaume-Uni, du traité du Touquet relatif à la mise en œuvre de contrôles frontaliers dans les ports maritimes de la Manche et de la mer du Nord ; 2009, organisation du No Border Camp en juin, procès de Jean-Claude Lenoir (association Salam) le mois suivant, destruction de la « jungle » et venue du ministre de l’intérieur Éric Besson en septembre ; 2016, expulsion de la jungle [6] en octobre, etc. Ces moments rythment la chronologie de la frontière, marquent l’histoire locale et sont ceux dont les souvenirs sont les plus marquants.

Les événements associés à des expériences et des lieux de vie communs sont les plus partagés entre militants et militantes. C’est particulièrement le cas pour les jungles de 2009 et 2016, qui leur servent de repères spatio-temporels. En ce sens, ces lieux de vie opèrent comme des lieux d’expériences vécues propices aux souvenirs partagés. La mémoire collective se concentre ainsi plus facilement sur ces moments les plus connus et racontés. Ce sont aussi les périodes les plus documentées, tant par les médias que par les chercheurs et chercheuses ou les artistes par exemple qui participent, ensemble, à produire une trace de la frontière.

À l’inverse, des trous de mémoire se situent fréquemment entre ces dates clefs, par exemple entre 2009 et 2016. Dans la durée, les souvenirs se fragmentent et deviennent plus flous, particulièrement pour les séquences où les lieux de vie – et, de ce fait, les lieux d’engagement – sont dispersés, de Cherbourg à Grande-Synthe en passant par Norrent-Fontes. L’absence d’un site commun « de référence » semble ainsi avoir des conséquences mémorielles : les militants et militantes peinent davantage à se rappeler les lieux et les événements.

Les mécanismes de l’oubli

Le quotidien est pour beaucoup dans cet oubli progressif. Cela est propice, en effet, à ce que les enjeux de mémoire passent à l’arrière-plan : la gestion de l’urgence quotidiennement renouvelée implique l’organisation d’actions à court terme et la concentration sur les impératifs vitaux. Mettre à l’abri, protéger, nourrir et soigner, tout cela se joue au jour le jour. La dispersion des migrants et des migrantes dans l’espace frontière accroît ce phénomène. Chaque jour, les campements sont évacués, les affaires sont détruites : ce sont alors les actions humanitaires qui ont la priorité. Les temps de réflexion et de prise de recul – qui plus est la fabrique et la transmission de la mémoire – semblent ainsi relégués quand l’actualité prend le dessus, tant dans les esprits que dans les actions militantes.

D’autres mécanismes de l’oubli sont, quant à eux, liés aux trajectoires des acteurs de la frontière. À Calais, malgré les dispositifs d’empêchement et d’enfermement, la poursuite du parcours migratoire reste la perspective principale. Alors que, dans d’autres situations, les descendantes et descendants constituent fréquemment un levier important pour porter les mémoires, ce n’est pas le cas ici : ayant poursuivi leurs parcours migratoires, les personnes passées par Calais, ainsi que leurs descendantes et descendants, sont peu nombreuses dans la région. Pour les militantes et militants non exilés aussi, la frontière est souvent un lieu de passage : leur turn-over est important. Si certains sont originaires de la région et actifs sur le (très) long terme, une grande majorité des bénévoles s’investit temporairement avant de quitter le terrain calaisien. Ainsi, les souvenirs s’étiolent au fil des départs des acteurs de la frontière.

L’oubli se matérialise également dans l’espace urbain et la géographie des lieux. Les terrains des campements évacués sont aussitôt grillagés, les zones boisées et les végétations rasées, les squats vidés puis rapidement emmurés. En janvier 2017, un arrêté municipal de la ville de Calais interdit « l’accès et toute installation » sur le site de la « jungle de la Lande » évacuée quelques semaines plus tôt, ainsi que sur le site de l’ancien centre Jules Ferry, ouvert par l’État lui-même en janvier 2015. Au fil de ses différents articles, l’arrêté municipal détaille des activités liées à l’installation d’habitats précaires des personnes exilées : occupation de terrains, construction d’habitats provisoires, gestion des déchets, etc.

Par ailleurs, ces dernières années, les opérations de déboisement des lieux de vie des personnes exilées se sont multipliées le long de la côte d’Opale, de Coquelles à Grande-Synthe, illustrant la politique de « table rase ». Bien plus loin, le long de l’autoroute A1 reliant Paris à Lille, à 200 km au sud de Calais, la même opération a été menée sur l’aire de repos de Ressons située sur la commune de Roye-sur-Matz. La logique d’invisibilisation des personnes migrantes se joue ainsi à travers un double mouvement d’effacement et de recouvrement des traces de leur existence et de leur passage sur le territoire frontalier.

Le besoin de se souvenir

Malgré ces obstacles, on observe à la frontière franco-britannique un besoin de mémoire et de transmission. Lors des journées Fabrique d’Agirs qui se sont tenues à Calais en mai 2022, nous [7] animions un atelier intitulé « Fabrique de la mémoire » autour de l’élaboration collective d’une frise chronologique. L’objectif était de reconstituer l’histoire du tissu associatif et militant d’aide aux personnes exilées, pour identifier ses évolutions et repérer ses temps forts. Une première partie de l’atelier s’appuyait sur l’évocation, par les participants et participantes, d’un souvenir marquant de Calais : très majoritairement, ce sont les périodes les plus récentes et/ou les plus médiatisées qui ont été les plus facilement évoquées, respectivement 2015-2017 et 2021-2022. La seconde partie de l’atelier s’articulait autour de l’histoire des associations et des luttes. Tout en révélant l’abondance de nouvelles associations lors des périodes des jungles de 2009 et 2016, l’atelier a aussi confirmé en creux les difficultés à se souvenir précisément à la fois du début de la chronologie à partir des années 1990 et des temps d’entre-deux cités précédemment.

L’atelier a ainsi permis aux militantes et militants les plus aguerris – témoins directs, mais très rares, des périodes les plus anciennes – de se remémorer les luttes, et à celles et ceux arrivés le plus récemment de découvrir cette histoire militante. Plus largement, les réactions et retours positifs collectés à la suite de l’atelier nous ont confirmé un intérêt des personnes présentes pour la démarche mémorielle engagée.

De la même manière, différentes initiatives sont apparues ces dernières années et traduisent ce même intérêt. La question de la commémoration des personnes exilées mortes à Calais et dans la région a par exemple pris une importance significative : outre les cérémonies d’hommage et les marches du souvenir, une plaque dédiée « aux victimes de cette frontière » a été déposée sur la façade de l’église Saint-Joseph, à Calais, à l’initiative du Secours catholique. Les actions se multiplient aussi en vue de documenter ce qui se passe à la frontière sur le temps long, qu’il s’agisse, là encore, des décès, des violences policières ou bien des expulsions [8]. Enfin, une attention est portée à la transmission de ce qui s’apparente à un « savoir militant » de la frontière. C’est le cas, par exemple, en 2014 quand Philippe Wannesson, à l’origine du blog « Passeurs d’hospitalités [9] », avait mis sur pied un itinéraire urbain retraçant l’histoire des campements dans la ville de Calais. Ces initiatives de reconstitution historique s’appuient ainsi sur le travail de mémoire, les souvenirs des témoins et la collecte des traces des événements et des lieux.

Les enjeux de la production des récits

Pour chaque militante et chaque militant, cette demande de mémoire traduit la volonté d’en savoir plus sur l’histoire politique et militante à la frontière et s’inscrit en premier lieu dans la nécessité de mieux situer sa propre action dans une temporalité plus large et une dimension plus collective. En cela, il s’agit de mieux comprendre ce à quoi chacun et chacune participe et dans quelle histoire il et elle s’inscrit afin que son action quotidienne, souvent empreinte d’urgence et de réaction, puisse prendre davantage de sens. Tous et toutes semblent ainsi à la recherche de ce qui fonde la cause des personnes exilées pour mieux éclairer les perspectives d’action.

Prendre la mesure de l’histoire de la frontière et des mobilisations sociales pourrait ainsi permettre de lutter contre le sentiment de répétition et d’urgence permanente, parfois source de découragement. Pour autant, la perspective historique produit parfois des effets inverses. C’est par exemple le cas de Cédric, militant sur le terrain depuis maintenant vingt ans, qui nous confie que cette connaissance du passé a été pour lui à double tranchant : tout en lui permettant de « tenir » pendant de nombreuses années, elle a finalement abouti à un sentiment d’impuissance devant un scénario qui semble se répéter éternellement. L’impression d’ancrage – à la fois temporel et géographique – a peu à peu laissé place à une sensation de vertige qui a été, dans son cas, source de désengagement.

L’inscription de l’action militante dans une entreprise plus collective permet aussi aux personnes engagées de développer un sentiment d’appartenance à un groupe d’acteurs qui – au-delà de leurs divergences idéologiques, de leurs appartenances associatives ou des différents modes d’action qu’ils privilégient – partagent une cause et une histoire communes. De plus, la découverte de l’histoire de la frontière et des luttes qui y ont été menées depuis les années 1990 permet de prendre connaissance de l’ensemble des modes d’action et d’organisation collective qui y ont déjà été éprouvés et peut éventuellement fonctionner comme une source d’inspiration possible pour les actions à venir. À Calais, les enjeux mémoriels s’entremêlent ainsi à des enjeux d’appartenance et de connaissance, voire de reconnaissance dans la mesure où la production de la mémoire permettrait aussi aux militantes et aux militants de laisser une trace de leur propre passage à la frontière franco-britannique.

Face à l’invisibilisation, écrire la mémoire de la solidarité ?

Au regard du quotidien de la vie et de l’engagement solidaire à la frontière, on mesure à la fois la difficulté éprouvée à écrire une histoire qui est encore en train de se dérouler et la nécessité d’y contribuer. À une échelle plus « macro », l’écriture de la mémoire de la frontière apparaît comme un mode d’action politique à part entière et peut, à ce titre, faire partie de la lutte menée par les solidaires. L’écriture du passé de ce territoire, de ses habitants et de ses habitantes, exilées ou non, est susceptible d’exprimer une autre vision de la frontière en mettant au jour ses vécus, ses expériences et ses résistances. Loin des projecteurs médiatiques et des discours politiques, l’enjeu se situe alors davantage dans l’élaboration d’un récit alternatif face aux discours gouvernementaux, sécuritaires ou de rejet, s’appuyant sur un récit documenté et pouvant rendre compte d’un autre point de vue sur la situation migratoire et frontalière dans le nord de la France.

Ces récits (des) solidaires permettent de contrer le discours officiel et institutionnel – construit autour de la théorie de l’appel d’air ou encore de la rhétorique de la lutte contre les passeurs – et rendent visible, dans l’épaisseur temporelle et de manière située, l’ensemble des processus politiques d’invisibilisation et de relégation des indésirables à la frontière franco-britannique.

Extraits de l’arrêté municipal de la Ville de Calais, 17 janvier 2017

Article 1er. L’accès à la Lande et au site Jules Ferry […] est temporairement interdit […]. Par conséquent, toute occupation de cette zone telle que délimitée en annexe est strictement interdite.

Article 2. Il est interdit sur la zone susmentionnée […] de détruire, couper, arracher, enlever des végétaux sans l’autorisation préalable de la Commune de Calais […].

Article 3. Il est interdit sur la zone susmentionnée de la Lande et de Jules Ferry :

  • d’abandonner, déposer, jeter tout type de déchets, y compris les déchets organiques ;
  • d’allumer des feux ou des barbecues.



Article 4. Le camping, le bivouac ou tout autre forme d’hébergement est strictement interdit sur les sites de la Lande et de Jules Ferry.

Article 5. L’organisation de manifestations sportives, culturelles, politiques, philosophiques, ou de tout autre nature est interdite sur les sites de la Lande et de Jules Ferry, sauf dérogation accordée par la Commune de Calais.




Notes

[1Voir Babels, La mort aux frontières de l’Europe : retrouver, identifier, commémorer, Lyon, Le Passager clandestin, coll. « Bibliothèque des frontières », 2017.

[4Voir Mathilde Pette, « Les associations dans l’impasse humanitaire ? », Plein droit, n° 104, mars 2015.

[5Voir notamment Pierre Bonnevalle, Rapport d’enquête sur 30 ans de fabrique politique de la dissuasion, Plateforme des soutiens aux migrant·es, 2022.

[6Lire à ce sujet, Michel Agier, Yasmine Bouagga, Maël Galisson, Cyrille Hanappe, Mathilde Pette, Philippe Wannesson, La Jungle de Calais, PUF, 2018.

[7Avec Clara Houin, de la Plateforme des soutiens aux migrant·es (PSM).

[8Voir ce travail cartographique Dégage ! A counter-map of evictions and destructions in Nord Pas-de-Calais, Human Rights Observers (HRO).


Article extrait du n°137

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Dernier ajout : jeudi 1er février 2024, 16:10
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