Article extrait du Plein droit n° 103, décembre 2014
« Discriminations »

Contrôle au faciès : une cérémonie de dégradation

Emmanuel Blanchard

Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), Gisti
Si une partie des contrôles d’identité sont organisés dans des lieux ciblés car réputés être fréquentés par des « sans-papiers », la majorité de ces interpellations visent des habitants connus pour être en situation régulière et dont l’identité ne fait même aucun doute aux yeux des agents contrôleurs. Les premiers légitiment cependant les seconds, et le Gisti s’emploie avec d’autres associations à combattre l’usage du contrôle d’identité par les forces de police comme d’une arme symbolique d’humiliation de certaines populations.

« La police ne me voit pas, je la vois à peine [...] La petite carte où est écrit mon nom, je ne la porte pas sur moi, comme beaucoup d’habitants du centre. Je suis tellement sûr de mon nom que je n’ai pas besoin d’un pense-bête qui me le rappellerait […] Personne ne m’a jamais demandé dans la rue de produire ma carte, la petite carte couleur France où est porté mon nom, mon image, mon adresse et la signature du préfet. À quoi servirait-il que je l’aie ? Je sais tout cela. »

Alexis Jenni, L’ Art français de la guerre, Gallimard, 2011.

Dès le début des années 1950, le Mrap, appuyé par la presse communiste, et en particulier L’Humanité, menait campagne contre les « arrestations au faciès » dont étaient victimes les « Nord-Africains ». La « discrimination raciale » et le « racisme légal ou administratif » étaient dénoncés tandis qu’étaient revendiquées avec vigueur l’« égalité des droits » et les « garanties constitutionnelles ». Au même moment, les « Français musulmans d’Algérie [1] » les plus politisés défilaient dans les rues de Paris avec des banderoles « À bas le racisme policier » ou « Plus de chasses au faciès » [2]. Quelques années plus tard paraissait la première brochure destinée à armer en droit les soutiens des « travailleurs algériens » victimes de contrôles d’identité répétés [3].

Tout au long de ces décennies, la thématique des contrôles au faciès a parfois été éclipsée par d’autres dénonciations des pratiques discriminatoires des forces de l’ordre. Mais, depuis le début des années 1980, et notamment à partir de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, elle apparaît comme le principal fil rouge qui relie plusieurs générations de jeunes Français·e·s stigmatisé·e·s en raison de la racialisation des représentations et ainsi renvoyé·e·s à une identité supposée incertaine. Par-delà les différences de vécus, de revendications et de répertoires militants, le contentieux avec la police, et en particulier l’habitude des contrôles d’identité, forme une expérience commune potentiellement génératrice de modes de politisation spécifiques de la jeunesse « non blanche ».

Il n’y a guère que les plus hautes autorités pour tenter de minorer l’ampleur du phénomène. La position du gouvernement français exprimée en 2010 dans une réponse à l’Ecri [4] qui, depuis plusieurs années, mettait en cause l’action de la police nationale en matière de « profilage racial », est particulièrement symptomatique de ce déni : « Les critères retenus par les policiers pour exercer leurs contrôles reposent sur une analyse raisonnée de la délinquance [...]. Contrairement à ce qui a été indiqué à l’ECRI, il y a lieu de souligner que l’apparence ethnique en tant que telle n’a aucun intérêt dans la lutte contre la délinquance et qu’elle n’intervient pas en conséquence dans la décision de contrôler telle ou telle personne [5]. »

Si les personnes désignées par la couleur de leur peau subissent des contrôles d’identité qui, en certains lieux, peuvent s’apparenter à un véritable harcèlement policier, ce serait tout simplement parce que leurs « comportements » et une « analyse raisonnée » les désignent comme potentiellement délinquantes. Ces propos relevaient d’une forme de cohérence politique sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, marqué par une volonté délibérée de transformer les étrangers et les plus fragiles des Français en véritables boucs émissaires. Mais depuis 2012, en dépit des promesses du candidat Hollande (son engagement n° 30/60 portait :  Je lutterai contre le “délit de faciès” dans les contrôles d’identité par une procédure respectueuse des citoyens [et des autres habitant·e·s de ce pays serait-on tenté d’ajouter] »), les prises de positions et la pratique n’ont guère évolué. La récente réforme visant à doter les policiers d’un numéro de matricule visible afin que le « public » puisse éventuellement les rendre « redevables » de leur action, compte au nombre des « mesurettes » niant l’ampleur d’un phénomène sapant la jeunesse et l’ensemble du corps social.

Des pratiques établies

Ces dernières années, l’accumulation d’enquêtes militantes et scientifiques a permis d’approcher l’ampleur des discriminations en matière de contrôle d’identité des piétons. Cette dernière précision est d’importance car, dans la France contemporaine, ce sont bien les automobilistes, en particulier dans les départements ruraux maillés par la gendarmerie, qui ont le plus de chances de se voir demander leurs papiers. Les habitants de l’agglomération parisienne ont ainsi une probabilité 2,5 fois moindre d’être contrôlés que ceux des communes rurales [6]. Mais près d’un tiers des premiers sont contrôlés comme piétons contre environ 15 % des personnes s’étant vu demander leurs papiers dans les villes de moins de 100 000 habitants. Si l’on ajoute que ces contrôles des piétons se concentrent sur une population masculine, jeune et appartenant aux « minorités visibles », se dessine bien une expérience différentielle du rapport à la police : « Nous, quand on marche en ville et qu’on voit des flics, on se sent en insécurité. Il y a pourtant des gens qui grâce à la présence policière se sentent en sécurité [7]. »

Les données disponibles permettent de comprendre comment la police française érige une véritable « barrière de couleur [8] » dans son maillage périurbain. Que ce soit dans les endroits où ils sont nombreux (à proximité des gares RER, dans des quartiers populaires, etc.) ou relativement rares (à la sortie du Thalys, dans les arrondissements cossus, etc.), les hommes de couleur noire ou d’apparence arabe sont systématiquement surcontrôlés. En fonction de leur âge et de leur apparence vestimentaire, ils ont de deux à quinze fois plus de probabilités de se voir demander leurs papiers que d’autres fractions de la population (plus blanches, plus âgées, plus « respectables » dans leur apparence…) [9]. Que ces résultats soient le fruit d’une observation sociologique ou d’une auto-déclaration dans le cadre d’un sondage, ils apparaissent massifs. Selon l’Ecri, la France compte ainsi au nombre des pays où la question du profilage racial est indéniable. Surtout, elle émerge dans le groupe des États où les contrôles discriminatoires sont les plus nombreux, aux côtés de la Grèce (connue pour son harcèlement des demandeurs d’asile et une large xénophobie policière) et de la Hongrie (où les Roms sont traqués dès qu’ils s’aventurent hors de certains espaces « réservés »).

Dans le cas français, que les « jeunes de banlieue » soient dans la ligne de mire des forces de police n’est pas une surprise, en particulier pour les premiers intéressés : qu’ils prennent la parole ou qu’elle leur soit donnée [10], ils décrivent avec force détails et amertume la manière dont ils sont contrôlés, fouillés, palpés au pied de leur immeuble par des agents qui, le plus souvent, n’ignorent rien de leur identité. Le contrôle d’identité est ainsi une figure imposée, une épreuve récurrente que doivent surmonter au quotidien des centaines de milliers d’habitants.

À quoi servent les contrôles d’identité ?

La France est indéniablement un des pays européens où la souveraineté policière en matière de contrôle d’identité est la plus grande. Les pratiques sont encadrées juridiquement (code de procédure pénale, articles 78-1 à 78-6), mais le droit donne aux policiers une marge de manœuvre certaine, notamment lorsqu’ils agissent sur réquisition des procureurs dans le cadre d’opérations ciblées contre les « sans-papiers ». Le pouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre est tout aussi étendu en matière de palpations : l’entrée en vigueur au 1er janvier 2014 d’un code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale n’a en rien limité les prérogatives policières [11].

Cette véritable exception française ne laisse pas d’interroger les policiers européens, voire états-uniens, tant les résultats hexagonaux en matière de relations avec le public ou de taux d’élucidation sont loin d’être enviables. L’immense majorité des contrôles d’identité ne débouchent en effet sur aucune autre suite policière que les éventuels incidents créés par les contrôles eux-mêmes (refus d’obtempérer, outrages et violences à agents, etc.). Les comparaisons disponibles montrent d’ailleurs que le taux de détection des infractions n’est pas augmenté par une plus grande fréquence des contrôles d’identité. Le seul résultat tangible mis en évidence par les enquêtes internationales est la corrélation inverse observée entre la fréquence des contrôles, en particulier ceux pratiqués selon le profil racial, et la confiance de la population envers l’institution policière [12] : cette dernière s’érode à mesure que les premiers augmentent.

Cette corrélation est bien connue des policiers eux-mêmes, à tel point que certains dirigeants du principal syndicat de gardiens de la paix avaient accepté de participer à la campagne coordonnée par l’Open Society [13]. Toutefois ni la hiérarchie, ni la base policière ne semblent prêtes à se priver d’un outil qui leur paraît bien souvent un moyen irremplaçable de faire peser leur emprise sur des populations considérées comme suspectes.

Le rappel physique de l’ordre politique

Le qualificatif de suspect ne doit pas être entendu au sens strictement policier du terme : il s’agit ici d’un doute proprement politique sur la légitimité de la présence ou de la condition juridique de certaines personnes. Le romancier Alexis Jenni l’exprime de façon particulièrement claire dans L’Art français de la guerre, cité dans l’exergue liminaire : «  Le contrôle d’identité est un enchaînement de gestes, toujours les mêmes […] Il suit une logique circulaire : on vérifie l’identité de ceux dont on vérifie l’identité, et la vérification confirme que ceux-là dont on vérifie l’identité font bien partie de ceux dont on la vérifie. Le contrôle est un geste, une main sur l’épaule, le rappel physique de l’ordre. » Il ne faudrait cependant pas croire que cette logique circulaire tourne à vide et n’aurait d’autre sens que la légitimation policière. « Dans un pays comme la France, qui a au fil de l’évolution du droit de la nationalité, érigé la carte d’identité comme symbole fort de l’appartenance à la communauté nationale, le contrôle d’identité […] mobilise le sentiment d’appartenance, la légitimité d’appartenance à la communauté nationale, et ce de manière publique puisque le contrôle est effectué devant les passants » rappellent Fabien Jobard et René Lévy [14].

Les contrôles d’identité ont ainsi une fonction bien plus politique que strictement policière. Exiger de quelqu’un qu’il s’exécute à la suite d’une injonction discrétionnaire et imposer qu’il justifie de son identité est une manière de nier l’évidence et la légitimité de sa présence et de sa condition. En empruntant au vocabulaire du sociologue Harold Garfinkel, nous sommes bien ici en présence de « cérémonies de dégradation [15] ». Par le dispositif policier du contrôle, il s’agit de dévaloriser l’identité sociale et politique de personnes que les discriminations et les stigmatisations empêchent de pleinement faire valoir leurs droits. Ce que les jeunes contrôlés qualifient d’humiliation, de manque de respect et de défaut de reconnaissance s’ancre dans la longue histoire des relations entre la police française et certains « citoyens diminués ». Pendant la guerre d’indépendance algérienne, des policiers parisiens déchiraient régulièrement les papiers présentés par les « Français musulmans » qu’ils contrôlaient. Au-delà des conséquences pratiques générées par ces gestes (impossibilité de circuler, conduites au poste, voire internements administratifs…), il s’agissait avant tout de nier leur appartenance à une communauté française considérée comme simplement « de papiers », quand bien même elle était défendue militairement au sud de la Méditerranée. Aujourd’hui, si les papiers exhibés sont plus rarement déchirés ou jetés [16], devoir les montrer, les voir scrutés, se faire palper, sont autant d’opérations qui obéissent à une logique similaire de doutes portés sur les identités attestées par les papiers, et en particulier la carte nationale d’identité.

Si le contexte politique et administratif a largement évolué depuis une soixantaine d’années, citoyenneté et nationalité restent toujours tout autant affaire de symboles, de reconnaissance sociale et de cérémoniel politique que de délimitations juridiques. Les échelons de la citoyenneté ne sont ainsi que pour partie définis en droit. Quand certains citoyens voient leur grandeur reconnue par une véritable « ingénierie des récompenses et des distinctions [17] », voire une moins avouable administration des faveurs, d’autres se voient rappeler quotidiennement à l’ordre social par une police en charge de cérémonies publiques de dégradation remettant la race au cœur des hiérarchies citoyennes.




Notes

[1Hormis les étrangers, les habitants d’Algérie étaient alors tous de nationalité française. Mais, parmi eux, les « Français musulmans » restaient des « citoyens diminués » dont les droits restaient, légalement ou en pratique, amputés par la situation coloniale.

[2Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens, 1944-1962, Paris, Nouveau Monde éd., 2011 ; Jim House, Antiracism and antiracist discourse in France from 1900 to the présent day, Ph. D., Université de Leeds, 1997.

[3Secours Populaire, Que pouvons-nous faire lorsqu’un travailleur algérien est arrêté ?, sans date.

[4Acronyme anglais de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, une composante du Conseil de l’Europe.

[5Rapport de l’Ecri sur la France, 2010, p. 59.

[6Voir le sondage réalisé en mai 2014 par Opinion Way à la emande d’Open Society, Human Rights Watch, Graines de France auprès d’un échantillon de 2 273 personnes, représentatives de la population âgée de 18 ans et plus et résidant en France, et d’un deuxième échantillon de 594 personnes ayant fait l’objet d’un contrôle d’identité.

[7Témoignage de Lyes Kaouah, étudiant à Lyon, publié in L’égalité trahie. L’impact des contrôles au faciès, Open Society, 2013.

[8Cette expression renvoie à la « colour bar » états-unienne.

[9Ces données sont extraites d’une enquête menée à Paris en 2008 et coordonnée par les sociologues Fabien Jobard et René Lévy. cf. « Les contrôles au faciès à Paris », Plein droit n° 82, octobre 2009. Le rapport complet publié sous l’égide d’Open Justice, Police et minorités visibles. Les contrôles d’identité à Paris, Open Society, 2009.

[10Tout au long des années 1990, le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) a dénoncé les « contrôles au faciès », ainsi que l’« impunité » et la « hogra » (le mépris en arabe maghrébin) policières. Dans les années 2000, de nombreux sociologues (Manuel Boucher, Michel Kokoreff, Didier Lapeyronnie, Éric Marlière, Marwan Mohammed, Thomas Sauvadet…) ont publié de multiples extraits d’entretiens qui donnent à entendre comment la conflictualité avec la police s’ancre dans le quotidien des jeunes de quartiers populaires.

[11Article R. 534-16 ? : « La palpation de sécurité est exclusivement une mesure de sûreté [...] réservée aux cas dans lesquels elle apparaît nécessaire à la garantie de la sécurité du policier ou du gendarme qui l’accomplit ou de celle d’autrui. Elle a pour finalité de vérifier que la personne contrôlée n’est pas porteuse d’un objet dangereux pour elle-même ou pour autrui. »

[12Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, Contrôles de police et minorités, 2010.

[13Yannick Danio, alors délégué national du syndicat Unité SGP Police, est revenu à plusieurs reprises sur le sujet : « Une police qui a la population contre elle ne peut pas fonctionner. Ce n’est pas possible. Les contrôles à répétition sont contre-productifs. Ça n’a ni queue ni tête ! ». In L’égalité trahie, op. cit, p. 6.

[14Fabien Jobard, René Lévy, « Police, justice et discriminations raciales en France : état des savoirs », in Rapport annuel de la CNCDH, 2010, p. 182.

[15Harold Garfinkel, « Conditions of Successful Degradation Ceremonies », American Journal of Sociology, vol. 61, n° 5, 1956, p. 420-424.

[16Les défenseurs des droits des Roms relèvent cependant un certain nombre de cas de papiers administratifs déchirés par les forces de l’ordre. Cf. Romeurope, Les Roms à Toulouse, 2010

[17Olivier Ihl, Le Mérite et la République. Essai sur la société des émules, Gallimard, 2007.


Article extrait du n°103

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Dernier ajout : mardi 3 novembre 2015, 12:38
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