Article extrait du Plein droit n° 82, octobre 2009
« La police et les étrangers (2) »

Les contrôles au faciès à Paris

Fabien Jobard et René Lévy

Chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip - CNRS) ; Chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip - CNRS)
S’il est communément admis que, parmi les différents modes d’intervention de la police auprès des populations étrangères ou d’origine étrangère, le « contrôle au faciès » occupe une place de choix, et si on dispose de tout un ensemble de connaissances sur la question des contrôles d’identité, peu de recherches partent des pratiques réelles des policiers, c’est-à-dire de l’observation concrète des contrôles. C’est cette étude qu’ont menée deux chercheurs dans cinq lieux de la capitale.

Le policier est « intègre et impartial  », il a « le respect absolu des personnes, quelles que soient leur nationalité ou leur origine, leur condition sociale ou leurs convictions  ». Ces impératifs sont ceux exprimés par l’art. 7 du code de déontologie de la police nationale, adopté le 18 mars 1986, et en vigueur depuis lors. Pourtant, les policiers sont réputés en France, à ce jour comme hier, agir de manière différenciée à l’égard des populations étrangères ou d’origine étrangère, qu’il s’agisse des modalités par lesquelles ils interviennent auprès d’elles (brutalités verbales ou physiques, traitement de la réception des plaintes, des sollicitations, des requêtes, etc.) ou des mesures opérationnelles que les policiers peuvent engager (conduite des enquêtes, ciblage des territoires ou des populations, etc.). Notamment, le « contrôle au faciès », autrement dit le contrôle d’identité ciblé sur les « minorités visibles », jouit d’une place de choix.

Pour ne prendre qu’un exemple parmi les plus récents, deux sociologues, Didier Lapeyronnie et Laurent Mucchielli, concluaient ainsi une tribune qu’ils publiaient le 9 novembre 2005, durant les émeutes : « Lorsque des policiers presque tous “blancs” interviennent sur des populations qu’ils ne connaissent pas, contrôlent indistinctement tous ceux qui leur paraissent “suspects” (qui sont presque tous blacks ou beurs) et sont capables de faire preuve de la même violence verbale et physique que les délinquants qu’ils voudraient arrêter, alors il n’est pas surprenant que cette relation quotidienne soit perçue par ces jeunes comme le symbole d’une oppression et d’un racisme  ».

Il est pourtant frappant de constater l’écart qui sépare en France la certitude de l’existence de « contrôles au faciès » et l’absence de connaissance empirique quantitative. Précisons notre étonnement. Il existe bien entendu tout un ensemble de connaissances accumulées sur la question des contrôles d’identité tels qu’ils sont pratiqués, mais celles-ci procèdent toujours de collections de données déclaratives de la part de personnes qui disent se faire ou s’être fait contrôler. Ces déclarations sont enregistrées soit de manière qualitative (collection d’extraits d’entretiens), soit, beaucoup plus rarement, de manière quantifiée (sondages).

Manquent, à côté de ces données, des recherches qui attestent des pratiques réelles des policiers, autrement dit des observations. Se posent alors plusieurs problèmes : les modalités pratiques de l’observation menée (sans que l’observateur ne perturbe la chose observée), la sélection des lieux (étant entendu que les policiers ne pratiquent pas les contrôles partout avec la même fréquence et qu’il faut emmagasiner un nombre suffisant d’observations) ; le choix de la population avec laquelle il convient de comparer la population contrôlée (question que l’on ne développera pas ici). En effet, on ne peut attester d’une discrimination ou de contrôles au faciès si l’on se contente de relever les caractéristiques des personnes qui sont effectivement contrôlées par les policiers. Il faut comparer ces personnes contrôlées non pas aux données (très incertaines) sur la population française, mais à celles sur la population effectivement présente sur les lieux où les policiers effectuent les contrôles. S’il y a discrimination, elle doit être définie par l’écart qui sépare la composition de la population contrôlée de celle de la population dont elle est extraite.

Cinq lieux emblématiques

C’est donc muni de ce viatique méthodologique indispensable que nous avons mené une recherche à Paris, financée par la Open Society Justice Initiative [1], avec l’aide de John Lamberth, qui avait déjà mené diverses recherches de cette nature [2]. Cette fondation avait déjà mené une enquête analogue, mais dans le métro de Moscou. Celle-ci montrait que si les personnes non-slaves constituent 4,6 % des usagers du métro moscovite, elles forment 51 % des personnes qui y sont contrôlées par la police. Par ailleurs, si les jeunes hommes forment 19 % de la population disponible, ils représentent 43 % de la population contrôlée.

Lors d’une pré-enquête de faisabilité de l’étude, menée au printemps 2007, nous avions constaté que rares étaient les lieux à Paris et en banlieue dans lesquels la police contrôle fréquemment les passants [3]. Les lieux qui nous sont apparus pertinents, en termes de fréquence, ont finalement été quatre lieux situés dans l’enceinte de gares (Châtelet-RER, hall principal de la gare du Nord, quais d’arrivée du Thalys, plate-forme d’échange RER-SNCF-RATP de la gare du Nord) et un lieu en extérieur, situé à proximité de la gare RER du Châtelet, la Fontaine des Innocents (en fait, place Joachim du Bellay). En ces lieux, les facultés d’intervention policière sont aisées : outre le fait que, sur le quai du Thalys, ce sont essentiellement des fonctionnaires des douanes que nous avons observés, les deux espaces de la gare du Nord sont soumis aux réglementations Schengen (comme le sont toutes les gares et ports internationaux), et tous sont soumis aux rigueurs liées à l’application du plan Vigipirate (comme le veulent les dispositions préfectorales en usage à Paris).

L’enquête parisienne ne pouvait toutefois se satisfaire des seules caractéristiques de couleur de peau, sexe et âge, comme c’est le plus souvent le cas en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Le fait, dans ces zones, de porter un sac, et surtout un gros sac, peut justifier plus facilement un contrôle. Nous avons donc également pris le type de sac porté comme : pas de sac, grand sac, autres sacs. Par ailleurs, ces zones sont des lieux de rencontre de jeunes, venant souvent des banlieues et objet d’attention policière. Par conséquent, nous avons ajouté aux variables retenues à Moscou l’apparence vestimentaire, en distinguant les personnes habillées en costume-cravate, celles habillées « normal, décontracté », celles habillées « jeunes » (c’est-à-dire ici hip-hop, reggae, tektonic, etc.). Par ailleurs, on imagine volontiers que nous ne pouvions retenir les modalités russes de Slaves vs. non-Slaves. Nous avons plutôt distingué les modalités Blancs – Noirs – Maghrébins – Indo-Pakistanais – autres asiatiques, toutes les autres catégories initialement imaginées (notamment roms, slaves, juifs orthodoxes, etc.) s’avérant sous-représentées dans les populations disponibles.

Enquêteurs-observateurs

Une fois les variables arrêtées, il s’agissait de mettre au point un protocole qui permette l’enregistrement des données sans éveiller l’attention des policiers. Nous l’avons en effet suggéré : les contrôles d’identité nous ont paru peu fréquents et, en effet, à l’issue de l’enquête, nous n’avons été en mesure de relever que 1,25 contrôle par heure. Il suffit aux policiers, s’ils savent que des enquêteurs les observent, de contrôler un ou deux Blancs supplémentaires par jour, et les résultats de l’observation s’en trouvent totalement biaisés. Ainsi, pour ne pas éveiller l’attention, nous avons équipé les observateurs de téléphones portables démunis de caméra. Ils enregistraient les cinq caractéristiques des personnes contrôlées sous forme de chiffres (sexe, âge, couleur de peau, type de sac, type de vêtement), et envoyaient l’enregistrement par SMS vers un serveur qui transformait les messages en tableur exploitable par l’analyse statistique. Une sixième variable était jointe, qui précisait la nature du contrôle : contrôle simple, contrôle avec palpation, contrôle avec fouille, contrôle avec conduite au poste.

En ce qui concerne la mesure de la population présente, nous avons posté un enquêteur à chaque point d’entrée du site concerné, qui devait enregistrer, selon le même procédé, les personnes entrant sur le site. Nous disposons ainsi de quelques milliers de personnes enregistrées sur chaque site qui forment la population propre à chacun (environ 38 000 personnes au total). Le caractère extrêmement divers de la composition de la population selon les sites nous interdit de procéder à une analyse globale sur chaque site, et l’analyse se décline donc à chaque fois sur les cinq sites.

Que faut-il retenir de l’étude ? Tout d’abord, répétons-le, la fréquence observée des contrôles d’initiative policière est faible (1,25 l’heure) ; « observée » en ce sens que n’ayant disposé chaque fois que d’une équipe d’observateurs sur un site, nous ne sommes pas en mesure de couvrir, visuellement, l’ensemble de la superficie du site, mais seulement l’activité de la patrouille suivie et de celle qui se trouve éventuellement dans le champ de vision. Mais cette faible fréquence mérite de retenir l’attention.

Ensuite, il y a un écart considérable entre la composition de la population contrôlée et la composition de la population présente sur les lieux. Cet écart concerne en premier lieu le sexe. Sauf au Thalys, les hommes sont entre 3,5 et 10 fois plus contrôlés que les femmes. Les jeunes sont également surcontrôlés et ce, de manière significative, quelle que soit leur part dans la population de départ. Ainsi, même là où les jeunes sont nombreux, ils sont surcontrôlés : l’exemple le plus spectaculaire est celui de la Fontaine des Innocents, où ils forment un peu plus de la moitié de la population présente, mais 99 % des personnes contrôlées. Enfin, l’écart est également patent en ce qui concerne les minorités visibles, et ce quelle que soit leur part (faible ou élevée) dans la population disponible. Par exemple, nous n’avons relevé que 7,5 % de Noirs dans la population présente à la descente du Thalys, mais ils y forment 31 % des personnes contrôlées. À la Fontaine des Innocents, ils constituent 30 % de la population de départ, mais 62 % de la population contrôlée. Pour résumer, les Noirs ont entre 3,3 et 11,5 fois plus de risques d’être contrôlés que les Blancs au regard de leur part dans la population disponible ; les Maghrébins entre 1,8 et 14,8. Ces odds-ratios [4] surpassent ceux habituellement observés dans des études comparables en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

Les choses se compliquent toutefois à partir du moment où l’on considère l’apparence vestimentaire. En effet, si, sans surprise, les tenues de ville ou de bureau (« business ») sont sous-contrôlées au regard de leur part dans la population présente, les tenues « normales, décontractées » (« casual ») sont également sous-contrôlées, sauf sur le quai du Thalys où le odds-ratio est de 1,3, c’est-à-dire relativement faible. Les odds-ratios portant sur la catégorie « tenue jeune » crèvent littéralement le plafond : de 5,7 à 16,1 selon les lieux. Plus encore, ces odds-ratios sont supérieurs à ceux que l’on tire de la seule variable d’apparence physique.

Est-ce à dire que l’apparence vestimentaire est plus prédictive du contrôle que l’apparence raciale ? Il est difficile de l’affirmer en se fondant sur la seule comparaison des odds-ratios. En effet, si les Blancs sont sous-contrôlés parce qu’ils sont sur-habillés en « business » ou, à l’inverse, si les Noirs sont sur-contrôlés parce qu’ils sont sur-habillés « jeunes », alors la comparaison des odds-ratios ne ferait que comparer deux fois la même chose ou, plus exactement, deux phénomènes qui se nourrissent l’un l’autre en produisant des effets cumulés multiplicateurs. Or, c’est bien ce qui se produit : dans la population disponible, les personnes habillées « jeunes » sont pour deux tiers d’entres elles des Noirs ou des Maghrébins [5]. Il conviendrait alors de mener une analyse dite « toutes choses égales par ailleurs » de façon à prendre en compte ces effets éventuels de composition. Mais ce type d’analyses, que nous avons menées sur d’autres enquêtes [6], nécessite un nombre élevé d’observations, d’autant que le nombre absolu de personnes habillées de manière neutre ou plus chic est, en fin de compte, trop faible pour se prêter aux calculs statistiques approfondis.

Il faut donc s’en tenir là : les policiers sur-contrôlent une population caractérisée par le fait qu’elle est masculine, habillée de manière typiquement jeune et issue de minorités visibles. On peut considérer l’apparence vestimentaire comme étant une variable « racialisée » : si les policiers souhaitaient contrôler des minorités visibles sans centrer leurs contrôles sur les seuls « critères d’extranéité » qui, juridiquement, ne peuvent constituer la seule raison du contrôle d’identité [7], il leur suffirait de contrôler à l’aveugle le groupe des personnes habillées typiquement jeunes… et d’ainsi avoir deux chances sur trois de cueillir un Maghrébin ou un Noir.

Mais par ce raisonnement, nous glissons du strict traitement des données à l’interprétation, puisque nous prêtons des intentions éventuelles aux policiers qui effectuent les contrôles. Soulignons, en effet, que la recherche est en quelque sorte asymétrique car si elle observe des événements et concerne, comme on va le voir, les contrôlés, elle ne s’est pas tournée vers les policiers [8]. Avant donc de prolonger les interprétations, voyons les autres éléments, plus latéraux, de l’enquête.

Contrôles sans suite

D’abord, il faut noter que le fait de déambuler avec un sac, quel qu’il soit, n’est pas un motif de contrôle, puisque le risque d’être contrôlé est plus grand lorsque l’on se promène sans sac… ce qui vide en grande partie l’« assise Vigipirate » de son sens. D’autre part, il faut noter que l’écrasante majorité des contrôles ne débouche pas sur une action policière de plus grande ampleur : seuls 15 % des contrôles ont amené une conduite au poste (pour tous motifs : de l’interpellation à la vérification approfondie des documents d’identité, sans que l’enquête ne permette bien sûr de déterminer la part de chacun, ni celle des étrangers en situation irrégulière). Cela signifie que, non seulement les contrôles ne semblent pas être motivés par une question de prévention d’attentat ou autres troubles à l’ordre public (qui se manifesterait dans le contenu des sacs – non fouillés), mais en plus ils ne semblent pas être motivés par une infraction soit commise, soit susceptible d’être commise.

Par ailleurs, l’effet des contrôles sur les populations contrôlées n’est pas uniforme. En effet, l’un des volets de l’enquête consistait à interroger la personne qui venait d’être contrôlée (sauf évidemment les 66 qui s’étaient fait emmener par les policiers). Il faut noter que, dans la très grande majorité des cas (plus de 4/5), les contrôlés disent que les policiers se sont comportés de manière neutre, polie, respectueuse à leur égard. Mais les perceptions négatives en ce qui concerne le « sentiment général après le contrôle » sont fortement contrastées. Si 15 % des Blancs se disent énervés ou très énervés, la proportion monte à 23 % chez les Maghrébins, et 36 % chez les Noirs. Il est donc évident que le contrôle d’identité a des conséquences différenciées sur la façon dont il est perçu, sur la façon dont il participe au jugement rendu sur la police, en un mot sur sa dimension symbolique.

Aussi, si l’étude devait avoir une utilité en termes de politiques publiques, nous soulignerions que compte tenu de la faible utilité strictement policière du contrôle, de la discrimination qu’il emporte (multicritère ou non), et de ses effets collatéraux, il nous apparaît impératif de considérer le contrôle d’identité non plus à l’aune du droit qui l’autorise mais de ses conséquences pratiques et politiques.

Dans cet esprit, restreindre le contrôle d’identité à sa seule dimension policière (réprimer ou empêcher une infraction ou un trouble à l’ordre public), et inciter les policiers à employer des moyens non intrusifs pour manifester leur présence ou leur autorité à l’égard des groupes de jeunes qu’ils ciblent de toute évidence pourraient constituer une base appropriée de discussion législative.




Notes

[1Open Society Justice Initiative, Police et minorités visibles. Les contrôles d’identité à Paris. Washington DC : Open Society, 2009 (voirwww.justiceinitiative.org/).

[2La plupart des travaux de John Lamberth portent sur les contrôles de véhicules menés par les policiers (voir son site www.lamberthconsulting.com).

[3Nous avions ainsi testé, durant environ six semaines, les lieux suivants, qui se sont avérés pauvres producteurs de contrôles : Auber, Boulevard Barbès, Boulevard de Belleville, Champs-Élysées, Charles de Gaulle-Étoile, Gare d’Austerlitz, Gare de Lyon, Gare Montparnasse, Gare St. Lazare, La Défense, Melun (RER/ SNCF), Nanterre (RER), Place d’Italie, St. Denis-Basilique, St. Denis-Université, Sèvres-Babylone et Tolbiac.

[4Le odds-ratio est un « rapport de rapports » (« ratio de ratios ») : il est le rapport de la part d’un groupe dans la population contrôlée et de la part du même groupe dans la population disponible.

[5Dit autrement, seulement 5,7 % des Blancs de la population de référence portent une tenue « jeune », contre 19 % des Noirs et 12,8 % des Maghrébins.

[6René Lévy, Du suspect au coupable. Paris : Méridiens, 1987, Fabien Jobard et Sophie Névanen, « La couleur du jugement. Discriminations dans les décisions judiciaires en matière d’infractions à agents de la force publique (1965- 2005) », Revue française de sociologie. 48, 2, juin 2007, p. 243-272.

[7Car pour le Conseil constitutionnel, le contrôle d’identité d’initiative policière ne peut se fonder seulement sur l’apparence physique (décision du CC 1993).

[8De ce point de vue, il aurait également été intéressant de relever les caractéristiques individuelles des policiers composant les patrouilles.


Article extrait du n°82

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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