Article extrait du Plein droit n° 95, décembre 2012
« Des familles indésirables »

Les couples mixtes sous haute surveillance

Anne-Marie D’Aoust

professeure régulière, département de science politique, université du Québec à Montréal
Les différentes techniques de contrôle des mariages mixtes mises en place ces dernières années par plusieurs pays européens ont été élaborées dans une logique de gestion du risque migratoire et non dans la perspective de l’exercice d’un droit fondamental – le droit de vivre en famille –, encore moins dans l’optique d’une intégration aux sociétés d’« accueil ».

Si la migration de mariage constituait un type de migration marginale à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, elle est devenue la cible de discours politiques soutenus depuis quelques années, alors que le regroupement familial est progressivement devenu le principal mode légal d’entrée dans les pays européens ainsi qu’aux États-Unis [1]. Nous utilisons ici l’expression « migration de mariage », qui constitue une forme parmi d’autres de regroupement familial, pour renvoyer au processus où la relation d’un·e ressortissant·e d’un pays tiers avec un·e citoyen·ne ou un·e résident·e permanent·e constitue la base légale des droits d’admission [2].

L’idée même de lier la migration de mariage à des préoccupations d’ordre sécuritaire peut sembler contre-intuitive. Pourtant, on constate rapidement que les législations adoptées ces dernières années par de nombreux pays de l’Union européenne concernant les migrations transfrontalières de mariage répondent principalement à un souci de « gestion de risque ». Ce virage politique reflète une évolution importante de la perception du regroupement familial qui, de facteur positif d’intégration relevant des droits humains, devient, pour reprendre les mots de l’ancien président français Nicolas Sarkozy, une immigration « subie » et non-utilitaire, en d’autres termes, une « concession » importante aux communautés d’origine étrangère.

Toutes ces lois récemment adoptées, ainsi que les divers appels à l’amélioration des techniques « objectives » de gestion et de contrôle des populations migrantes visent à soigneusement différencier, ordonner, sélectionner et valoriser certains mariages et modes de vie commune conclus entre sujets mobiles et citoyens et résidents permanents. C’est précisément cette logique de gestion des risques posés par la migration de mariage qui imprègne les discussions, les politiques et les pratiques visant à discipliner les flux migratoires de mariage dans différents pays européens qu’il s’agira d’explorer brièvement ici. Si on peut en effet parler d’une véritable offensive contre les couples mixtes dans plusieurs pays nord-européens, on notera toutefois que ces contrôles prennent des formes très variées. Ainsi, si, dans certains cas, c’est la mixité culturelle ou religieuse entre les époux qui semble mener à des contrôles accrus de la part de l’État, dans d’autres, cette mixité est encouragée et vue comme un signe positif d’intégration. Le cas échéant, c’est alors et avant tout la mixité de statut entre les conjoints qui est jugée problématique, à savoir l’union d’un·e ressortissant·e d’un pays tiers avec un·e citoyen·ne ou résident·e permanent·e bénéficiant de droits et privilèges octroyés dans le cadre de l’Union européenne.

Du mariage « blanc » au mariage « gris »

Autant en France qu’en Belgique, on dénote depuis 2006 le développement d’un discours polarisant autour du concept de mariage « gris », défini comme une escroquerie sentimentale à des fins migratoires. Alors que le mariage blanc se référerait à un mariage frauduleux où les deux parties seraient de connivence, le mariage gris, introduit dans la loi Besson sur l’immigration du 16 juin 2011, a été criminalisé. La peine actuelle est d’un maximum de sept ans de prison et de 300000 euros d’amende. Ce dernier développement est la suite logique d’une série des mesures de plus en plus contraignantes mises en place depuis 2003.

L’intérêt public récent pour les mariages mixtes et leur corollaire, les mariages gris, est non seulement le résultat de la publicité faite par l’association nationale des victimes de l’insécurité et le relais que lui a donné le ministre Éric Besson, mais est également lié à l’effet médiatique du débat autour d’un rapport du ministère de l’immigration de 2009 qui soulignait que 80 % des cas d’annulation de mariage concernaient les mariages mixtes [3]. Ces chiffres légitimaient la nécessité de renforcer des processus de contrôles migratoires mis à mal par des migrant·e·s sans scrupule. Or, comme l’indique Nicolas Ferran, coordinateur du collectif des Amoureux au ban public, si ce chiffre a frappé l’imaginaire, il n’en perd pas moins de sa force lorsqu’il est replacé dans son contexte. Ainsi, souligne-t-il, selon une étude du ministère de la justice de 2006, sur les 800000 mariages enregistrés en France en 2004, seuls 737 ont été annulés par les tribunaux de grande instance, dont seulement 363 pour cause de mariage de complaisance [4].

Cette logique préventive de gestion de risques n’est pas propre à la France. Ainsi, l’Allemagne a décidé d’adopter en 2007 une nouvelle loi requérant que les conjoints de citoyens allemands provenant de pays tiers passent désormais avec succès un test d’allemand dans leur pays d’origine pour pouvoir obtenir un visa. Cette loi a officiellement pour but de répondre à trois besoins particuliers : promouvoir et exiger une meilleure intégration des nouveaux arrivants ; protéger de potentielles victimes de mariages forcés ; enfin, protéger l’État-providence allemand [5]. Il a ainsi été expliqué que l’acquisition obligatoire de compétences linguistiques avant que le processus migratoire ne débute réduirait les incidences de mariages forcés, car les femmes et les hommes éduqués seraient jugés peu attirants comme partenaires potentiels, car trop difficiles à contrôler par les familles impliquées dans la planification de mariages forcés [6]. Toutefois, la loi prévoit des exemptions à cette exigence pour les citoyen·ne·s de certains pays (notamment celles et ceux provenant des États-Unis, du Canada, de l’Australie, d’Israël, du Japon, de la Corée de Sud et de la Nouvelle-Zélande) et pour les conjoint·e·s détenant un diplôme universitaire. Ces exceptions ont été justifiées au nom des relations économiques étroites unissant l’Allemagne aux pays exemptés et favorisent clairement certaines populations migrantes au détriment d’autres. Cette nouvelle disposition a eu des effets immédiats : en 2008, les visas octroyés aux conjoints de citoyens allemands ont diminué fortement. Cette baisse s’établit entre 34 et 42 % pour les ressortissant·e·s des quatre principaux pays d’origine des conjoints de citoyens allemands, soit la Turquie, le Kosovo, la Russie et la Thaïlande [7].

Cette instrumentalisation du mariage forcé existe ailleurs. Ainsi, le Danemark a adopté, dès 2003, une nouvelle « règle de présomption » à l’intention des agents d’immigration afin de les guider dans leur évaluation des dossiers. Comme l’explique Mikkel Rytter [8], cette règle implique que les autorités vont systématiquement considérer un mariage entre des parents proches (par exemple, des cousins) comme étant un mariage forcé, donc irrecevable. En ce sens, l’objectif avoué de cette règle est d’entraver les pratiques de mariages transnationaux endogames, pratique que l’on trouve dans les groupes d’immigrants provenant de Turquie et du Moyen-Orient. Ainsi, de même que l’Allemagne justifiait ses nouvelles dispositions concernant les tests linguistiques par la nécessité de protéger les migrant·e·s potentiellement victimes de mariages forcés, le Danemark a motivé l’augmentation à vingt-quatre ans de l’âge minimum requis pour épouser une ou un citoyen danois en invoquant le besoin de protéger des migrant·e·s jeunes et vulnérables de la pression familiale [9].

Le Danemark a également instauré depuis 2000 le concept unique de « preuve d’attachement » (attachment requirement) auquel la majorité des couples mixtes doit se soumettre. Le concept de preuve d’attachement implique que les autorités évaluent si l’attachement combiné des deux partenaires au Danemark est plus élevé qu’envers tout autre pays tiers. Pour mesurer cet attachement, les autorités prennent en compte des éléments aussi divers que la facilité des deux partenaires à parler danois, le temps passé sur le territoire danois versus le temps passé dans d’autres pays, ainsi que la présence de parents dans des pays autres que le Danemark. Ironiquement, pour les conjoints provenant de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen, cette preuve d’attachement n’est pas requise, mais plutôt remplacée par la nécessité d’une preuve de résidence valide. Ainsi, la mise en place de toutes ces mesures a entraîné une réduction de moitié de la migration de mariage en dix ans [10]. En 2011, les conjoints de citoyens et résidents permanents danois ne représentaient que 2 % de tous les permis de résidence octroyés [11].

Le « risque de l’immigration »

Comme les illustrations précédentes l’indiquent, les mariages semblant dévier d’une perception de normalité sont considérés par l’État comme des unions « à risque ». Mais de quels risques parle-t-on exactement ? Il y a bien sûr le risque que les migrant·e·s deviennent une charge publique pour l’État. Mais de manière plus insidieuse, il y a également le risque que ces immigrant·e·s « ne s’intègrent pas » et constituent une cinquième colonne à l’intérieur de l’État, remettant en cause ses valeurs dominantes. L’invocation du respect du modèle républicain, de ses valeurs, « n’est convoqué ici, pour reprendre l’analyse de Danièle Lochak, que pour conjurer le spectre d’un communautarisme largement fantasmé dont la mise en exergue est une façon de stigmatiser la population immigrée : réputée spontanément rétive au respect des principes républicains  » [12].

En France, s’appuyant sur un rapport de 2008 portant sur le problème des mariages « juridiquement, mais non culturellement mixtes  » [13], le Haut Conseil à l’intégration estimait, en 2011, que l’endogamie matrimoniale portait en elle les germes du communautarisme et de la désintégration nationale. Suivant une logique similaire de suspicion, Saskia Bonjour et Betty de Hart, deux chercheuses néerlandaises, rapportent qu’à partir de 2004, le gouvernement des Pays-Bas chargea ses ambassades de porter désormais attention aux « étrangetés évidentes » (« conspicuous strangeness ») entre les deux conjoints pour détecter les cas possibles de fraude, sans mentionner en quoi ces étrangetés consistaient. Plus encore, des « combinaisons surprenantes » de nationalités entre les conjoints (par exemple de Polonais avec des Égyptiens ou de Bulgares avec des Turcs) furent identifiées comme un indicateur probant de fraude [14].

Mais si les enquêtes et les lourdeurs bureaucratiques trouvent leur justification dans le discours politique public, l’immédiateté de cette menace semble aller beaucoup moins de soi. Encore récemment, dans son avis sur le « Livre vert relatif au droit au regroupement familial des ressortissants de pays tiers résidant dans l’Union européenne (directive 2003/86/ CE) » (ci-après nommé Livre vert), le Comité économique et social européen, indiquait que « pour des sujets très sensibles tels que les fraudes ou les mariages forcés, il n’existe pas de données suffisantes pour guider la conception des politiques  » ni « de preuves manifestes concernant les problèmes de fraude… [et] les mariages de complaisance  » [15].

Dans leurs réponses au Livre vert, la Belgique et l’Autriche ont toutes deux insisté sur le fait que le manque de données ne signifiait nullement qu’il existe peu de cas de fraude. Ce raisonnement soulève plusieurs questions, notamment quant aux droits des citoyens et des immigrants brimés au nom d’une surveillance globale. Ainsi, les Pays-Bas proposent des amendements afin de permettre de réaliser des enquêtes sur les mariages mixtes même en l’absence de preuves concrètes de fraude. Selon eux, le droit au regroupement familial devrait être modifié. Au-delà de preuves tangibles, des profils de risque devraient être établis en lien avec des données numériques pour établir s’il y a des raisons de soupçonner un mariage frauduleux et, de là, permettre une enquête plus poussée [16]. Cette position des Pays-Bas rencontre un certain écho en Belgique, où 20 % de tous les mariages célébrés sur le territoire belge ont fait l’objet d’une enquête en 2011 [17].

Le gouvernement britannique a, pour sa part, annoncé en juin 2012 que les citoyen·ne·s britanniques et les résident·e·s permanent·e·s qui souhaitent faire venir un·e conjoint·e provenant d’un pays tiers devraient désormais prouver un niveau de revenu minimum de 18600 livres. Ce seuil empêcherait actuellement environ 40 % de la population ouvrière britannique de faire venir un partenaire dans le futur [18]. Ainsi, Thomas Huddleston note que cette mesure affectera plus durement les femmes qui souhaitent faire venir un conjoint, car elles gagnent en moyenne beaucoup moins que les hommes, travaillent plus souvent à temps partiel et sont beaucoup plus actives dans les secteurs informels de l’économie [19]. Pour certains, cette mesure serait conforme à une tendance de fond, à savoir la valorisation d’une nouvelle citoyenneté néolibérale, où les contrôles frontaliers reposent désormais sur la valeur d’un capital humain plutôt que sur des préoccupations raciales. Ainsi, les Pays-Bas exigent, depuis 2004, que les revenus minimum des couples souhaitant former une nouvelle cellule familiale correspondent à 120 % du salaire minimum en vigueur. Cette exigence est la plus élevée de toute l’Union européenne.

Toutes ces restrictions doivent nous amener à nous questionner sur les impacts de ces pratiques sur notre conception de la citoyenneté et de la démocratie. Dans ce contexte, au lieu d’impliquer certains droits tels que le droit à la vie privée ou encore le droit à la vie familiale, la citoyenneté se définit principalement en termes de valeurs républicaines et d’identités communes auxquelles il importe d’adhérer pour gagner le droit de vivre ensemble.




Notes

[1Albert Kraler, Civic Stratification, Gender and Family Migration Policies in Europe, Final Report, Vienna, 2010, p. 23.

[2Helena Wray, Regulating Marriage Migration into the UK : A Stranger in the Home, Ashgate, 2011, p. 1. « Migration de mariage » inclut ici autant la réunification familiale que la formation familiale. Seuls certains pays, comme les Pays-Bas, tiennent formellement comptent de cette dernière distinction.

[3Ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire, Rapport politique 2009.

[4Cité dans Carole Rap, « Une précarisation du statut de conjoint de Français », Libération, 22 décembre 2009, en ligne.

[5Tineke Strike, Anita Böcker, Maaike Luitten and Ricky van Oers, Integration and Naturalisation Tests : The New Way Forwward with Citizenship, The INTEC Project : Draft Synthesis Report, Centre for Migration Law, p. 25.

[6Deutscher Bundestag, Entwurf eines Gesetzes zur Umsetzung aufenthalts- und asylrechtlicher Richtlinien der Europäischen Union, Gesetzenwurf der Bundesregierung, Drucksache 16/5065, 16. Wahlperiod, 23 avril 2007, p. 173.

[7Deutscher Bundestag, Schriftliche Fragen mit den in der Woche vom 8. September 2008 eingegangenen Antworten der Bundesregierung, Drucksache 16/10215, 16. Wahlperiod, 12 septembre, 2008, p. 5.

[8Mikkel Rytter, « Semi-Legal Family Life : Pakistani Couples in the Borderlands of Denmark and Sweden », Global Networks, vol. 12, n° 1, p. 100.

[9Cité dans Anja Bredal, « Tackling Forced Marriages in the Nordic Countries : Between Women’s Rights and Immigration Control », dans Sara Hossain et Lynn Welchman (dir.), Honour : Crimes, Paradigms, and Violence against Women, Zed Books, 2005, p. 343.

[10Linda Fair, « « Why Can’t I Get Married ? » – Denmark and the "Twenty-Four Year Law" », Social and Cultural Geography, vol. 11, n° 2, 2010, p. 148.

[11Danish Immigration Service, Statistical Overview – Migration and Asylyum 2011, https://www.nyi-danmark.dk/NR/rdonlyres/0BF1EFD8-53EF-49F2- 858A-518A0F48ABB7/0/extract_statistical_over- view_migration_asylum_2011.pdf, p. 3et 4.

[12Danièle Lochak, « Le Haut Conseil à la (dés) intégration », Plein droit, n° 91, décembre 2011, www.gisti.org/spip.php?article2540.

[13Commission sur le cadre constitutionnel de la nouvelle politique d’immigration : pour une politique des migrations transparente, simple et solidaire, 2008, www.immigration.gouv.fr/IMG/ pdf/Rapport_Mazeaud.pdf, p. 24.

[14Saskia Bonjour et Betty de Hart, « A Proper Wife, A Proper Marriage : Constructions of ‘Us’and ‘Them’in Dutch Family Migration Policy », European Journal of Women’s Studies, vol. 19, n° 4, 2012.

[15M. Pîrvulescu (rapporteur), Avis du Comité économique et social européen sur le Livre vert relatif au droit au regroupement familial des ressortissants de pays tiers résidant dans l’Union européenne (directive 2003/86/CE), COM (2011), Bruxelles, 23 mai 2012, p. 9, 10 et 4.

[16Gouvernement des Pays-Bas, Dutch Government, Response to the Green Paper on Family Reunification 29-02-2012, Bruxelles, p. 13.

[17« Un couple marié sur cinq suspecté de mariage blanc ! », RTLInfo.be, 26 février 2011, www.rtlinfo.be/info/belgique/societe/778400/un-couple-marie-sur-cinq-suspecte-de-mariage-blanc-.

[18Ruth Grove-White, « Family Migration – New Rules Announced », Migrants’Rights Network, 11 juin 2012, www.migrantsrights.org.uk/blog/2012/06/family-migration-new-rules-announced.

[19Thomas Huddleston, « Can’t Buy Me Love », MIPEX Blog, 6 juillet 2012, www.mipex.eu/blog/ cant-buy-me-love.


Article extrait du n°95

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 15:00
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