Article extrait du Plein droit n° 95, décembre 2012
« Des familles indésirables »
Réforme de la famille : une égalité inachevée
Daniel Borrillo
université Paris-Ouest Nanterre-La Défense
François Hollande, alors candidat à la présidence de la République, affirmait dans son programme politique : « Je veux lutter sans concession contre toutes les discriminations et ouvrir de nouveaux droits : j’ouvrirai le droit au mariage et à l’adoption aux couples homosexuels. » Suite à cet engagement, le Premier ministre a soumis le 7 novembre 2012 au Conseil des ministres le projet de loi « visant à ouvrir le mariage aux couples de personnes de même sexe ». La future loi s’inscrit bien dans une logique de lutte contre les discriminations et d’affirmation du principe d’égalité en mettant fin à une situation d’infériorité pour les couples homosexuels perpétuée malgré le Pacs. Même si elle ne pousse pas cette logique jusqu’à son terme, elle aura néanmoins des effets positifs sur la situation des homosexuels étrangers, dont elle élargira les possibilités d’obtenir un droit au séjour en France.
Les juges contre la justice
Contrairement à ce qui s’est produit dans d’autres démocraties modernes, force est de constater qu’en France les hautes instances de la justice se sont systématiquement opposées à l’égalité des couples et à l’élargissement des droits familiaux pour les couples homosexuels, tant la Cour de cassation que le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel. Ainsi, dans une décision du 11 juin 1989, la chambre sociale de la Cour de cassation a refusé la qualité de concubin aux couples de même sexe et affirmé que la compagne d’une assurée sociale ne pouvait prétendre à la qualité d’ayant droit. Allant ponctuellement à l’encontre de cette jurisprudence, la loi du 27 janvier 1993 a modifié l’article L. 161-14 du code de la sécurité sociale qui dispose désormais que toute personne vivant à la charge effective, totale et permanente d’un assuré social peut bénéficier de ses droits, a permis d’inclure parmi les ayants droit les compagnons de même sexe. Plus tard, le 17 décembre 1997, la Cour de cassation a jugé que les couples de même sexe ne pouvaient pas être considérés comme des concubins en matière de transfert du droit de bail. De même, le Conseil d’État a jugé légal le refus de donner un agrément pour l’adoption à une personne célibataire homosexuelle et il a fallu que la Cour européenne des droits de l’Homme condamne la France, en 2008, pour que cette situation discriminatoire cesse.
Suite au mariage de deux hommes célébré à Bègles par le député-maire Noël Mamère, la Cour de cassation, dans un arrêt du 13 mars 2007, a estimé que « selon la loi française, le mariage est l’union d’un homme et d’une femme ; que ce principe n’est contredit par aucune des dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui n’a pas en France de force obligatoire ». De même le Conseil constitutionnel, dans une question prioritaire de constitutionnalité [1], a considéré que le refus du mariage pour les couples de même sexe n’était pas discriminatoire et était donc conforme à la Constitution. Et si un époux change de sexe au cours de sa vie conjugale, il ne peut pas obtenir le changement de son état civil tout en restant marié car, selon la justice, cela reviendrait à créer un mariage homosexuel (TGI Brest 15 déc. 2011).
Les juges se sont également systématiquement opposés au droit de filiation pour les familles homoparentales : pas d’adoption simple de l’enfant du conjoint de même sexe, pas d’inscription sur les registres de l’état civil pour les enfants issu d’une gestation pour autrui (GPA) réalisée dans un pays où elle est légale, pas de congé parental pour la compagne pacsée d’une mère lesbienne… On relève seulement quelques rares décisions favorables acceptant, au nom de l’intérêt de l’enfant, une délégation d’autorité parentale au profit de la compagne de la mère biologique de l’enfant.
Face à une justice récalcitrante, seuls le gouvernement ou les parlementaires pouvaient palier cette discrimination, comme le suggérait le Conseil constitutionnel [2].
Ce que l’égalité commanderait
Le projet du gouvernement ouvre « le droit au mariage aux personnes de même sexe et par voie de conséquence l’accès à la parenté à ces couples, via le mécanisme de l’adoption ». Il est surprenant que la « voie de conséquence » ne s’applique qu’à l’adoption et non à l’assistance médicale à la procréation, ignorée du projet de loi.
Le principe d’égalité et de non-discrimination exige à la fois l’ouverture de la liberté fondamentale de se marier – qui est une liberté de valeur constitutionnelle [3]– et le droit au mariage civil. Le projet de loi introduit donc dans le code civil la disposition suivante : « Le mariage est contracté par deux personnes de sexe différent ou de même sexe. » Contrairement à une idée répandue, il ne s’agit pas de créer un « mariage gay » mais de cesser de faire de la différence de sexes une condition sine qua non du droit au mariage. Une conception universelle et laïque du mariage fondée sur la volonté des contractants doit être « aveugle » au genre : le projet de loi change systématiquement les expressions sexuées, telles que « mari et femme » ou « pères et mères », lesquelles seront remplacées par les termes neutres d’« époux » et de « parents ».
La réforme proposée par le gouvernement se réfère aussi bien aux droits qu’aux obligations propres au mariage. Les couples de même sexe pourront, si le projet de loi est adopté, jouir des mêmes droits que les couples mariés en matière sociale, comme par exemple l’accès à la sécurité sociale et à la mutuelle de l’époux, les congés payés – déjà prévus par le Pacs – mais aussi le doit à l’allocation veuvage et à la pension de réversion dont sont exclus les couples pacsés. L’un des époux pourra se faire représenter par l’autre lorsqu’il sera hors d’état de manifester sa volonté.
Sur le plan patrimonial, la réforme ouvrira également le droit à la succession sans nécessité de testament – obligation qui subsiste pour les couples pacsés. Les dispositions relatives au nom seront applicables aux conjoints de même sexe et aux enfants adoptés par les couples homosexuels.
Il faut savoir que, dans l’état actuel du droit, non seulement un mariage célébré à l’étranger entre un Français et le citoyen d’un pays qui ouvre le droit au mariage n’est pas reconnu en France, mais que ce couple ne pourra se pacser en France qu’à condition de se déclarer faussement célibataires – donc en se plaçant dans l’illégalité –… ou de divorcer avant de se pacser !
Le projet de loi prévoit que deux personnes de même sexe pourront se marier en France même si elles sont de nationalité étrangère, dès lors que soit leur loi personnelle, soit la loi de l’État de leur résidence le permet. Il précise également que le mariage entre personnes de même sexe contracté à l’étranger, même avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, sera reconnu en France, sous réserve qu’il respecte la législation française en matière de mariage ; ainsi, le mariage entre personnes de même sexe célébré dans un pays où ce type de mariage est légal, sera reconnu en France au même titre que celui célébré sur le territoire.
Et les couples étrangers ?
L’enjeu pour les couples étrangers ou binationaux est d’autant plus important que, dans l’état actuel de la législation sur le séjour et sur la nationalité, sans même parler du concubinage qui n’est quasiment pas pris en compte, le Pacs ne confère que des droits limités et étroitement subordonnés au bon vouloir – pour ne pas dire à l’arbitraire – des consulats et des préfectures [4].
Désormais, donc, le conjoint d’un étranger résidant régulièrement en France bénéficiera du droit au regroupement familial, ce qui n’est pas le cas du partenaire pacsé. Et dans un couple binational, le conjoint étranger aura droit à la délivrance de plein droit d’une carte de séjour portant la mention « vie privée et vie familiale » – à condition de produire un visa de long séjour.
La protection accordée à l’étranger victime de violences de la part de son conjoint sera renforcée. Certes, l’article L. 316-3 du Ceseda prévoit que l’étranger victime de violences de la part de son partenaire, qu’il soit marié, pacsé ou concubin, reçoit de plein droit et « dans les plus brefs délais » une carte de séjour temporaire « vie privée et familiale » qui doit lui être ensuite renouvelée dès lors qu’il bénéficie d’une ordonnance de protection judiciaire en vertu de l’article 515-9 du code civil. Mais les personnes mariées bénéficient d’une protection supplémentaire prévue à l’article L. 313-12, al. 2 pour les conjoints de Français et à l’article L. 431-2, al. 4 pour les conjoints entrés par regroupement familial : si la rupture de la vie commune est due à des violences conjugales, un titre de séjour doit être délivré à l’époux victime de ces violences s’il n’en avait pas encore et le titre ne peut lui être retiré s’il en avait déjà un (le renouvellement du titre, d’après la lettre du texte, reste en revanche une simple faculté pour le préfet).
L’impact pour les ressortissants de l’Union européenne sera lui aussi important. L’article L.121-1-5° du Ceseda réserve en effet le bénéfice du séjour de plein droit en France au conjoint marié, sur la base d’une interprétation restrictive et contestable de la directive 2004/38/CE de 29/04/2004. La directive précise que doit être considéré comme membre de la famille « le partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a contracté un partenariat enregistré, sur la base de la législation d’un État membre, si, conformément à la législation de l’État membre d’accueil, les partenariats enregistrés sont équivalents au mariage ». Considérant sans doute que le Pacs n’était pas strictement équivalent au mariage, le législateur français n’a pas transposé dans le droit interne l’élargissement prévu par la directive. En ce qui concerne « le partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a une relation durable, dûment attestée » – formulation qui recouvre à la fois les concubins et les partenaires – pacsés l’État membre d’accueil est invité par la directive à « favoriser » son entrée et son séjour sur son territoire conformément à sa législation nationale, ce qui donne peu de garanties.
En ce qui concerne l’éloignement, là où le partenaire pacsé avec un ressortissant français ne peut invoquer que l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, qui suppose d’établir la gravité de l’atteinte que la mesure d’éloignement porterait à sa vie privée et familiale, le conjoint bénéficie d’une meilleure protection. Est en effet protégé contre l’OQTF (art. L. 511-4 du Ceseda) et, sauf dans les cas les plus graves, contre l’expulsion (art. L. 522-2) l’étranger marié depuis au moins trois ans avec une personne de nationalité française à la condition que la vie commune n’ait pas cessé.
Le conjoint étranger bénéficiera aussi de la possibilité – qui est devenue, il est vrai, au fil du temps de plus en plus étroite – d’acquérir la nationalité française par déclaration plutôt que par naturalisation.
Devoirs
Évidemment, le projet de loi est égalitaire non seulement pour les droits mais aussi pour les devoirs des époux. Désormais, les couples homosexuels mariés seront tenus, comme les couples hétérosexuels, de respecter les devoirs de fidélité et de communauté de vie qui comprend une communauté de toit – c’est-à-dire avoir un domicile commun – et une communauté de lit – donc entretenir de rapports sexuels –, mais également des devoirs de secours de nature patrimoniale ou morale (obligation d’assistance) ou encore la contribution aux charges du mariage, l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants ainsi que la solidarité pour les dettes relatives à l’entretien du ménage ou à l’éducation des enfants.
Au niveau des relations de filiation, l’égalité suppose en principe, l’accès à l’autorité parentale pour tous les couples, le bénéfice du congé de paternité (parentalité) du code du travail et surtout l’ouverture du droit à toutes les formes de filiation (biologique, voulue et vécue). Ceci devrait permettre logiquement l’accès à l’assistance médicale à la procréation (AMP) pour les couples de femmes, l’accès à filiation adoptive (accès à l’adoption plénière conjointe et à l’adoption simple) et l’inscription à l’état civil des enfants nés par gestation pour autrui à l’étranger. Mais la logique égalitaire n’a pas été poussée jusqu’à son terme en matière de filiation, le projet limitant les effets du mariage au droit d’adoption. Ainsi, un couple de lesbiennes, bien que marié, se verra refuser l’accès à l’AMP, ce qui veut dire que si la loi est adoptée en l’état, une discrimination directe subsistera au sein des couples mariés selon qu’il s’agit d’une union hétérosexuelle ou d’une union homosexuelle.
Au-delà de l’égalité
Pour paraphraser Rabelais, nous pourrions dire : « égalité sans critique de la norme n’est que ruine des libertés ». À la logique de l’assimilation, comme réponse à l’exigence d’égalité et de non-discrimination, nous proposons d’ajouter un regard critique de la norme familiale [5] qui sert comme étalon de l’égalité. Plusieurs mesures devraient donc à notre sens venir compléter le projet de loi. Nous ne mentionnerons ici que celles qui sont susceptibles d’avoir une incidence sur les époux dont l’un au moins est de nationalité étrangère.
La première de ces mesures, en ce qui concerne les couples binationaux, qu’ils soient hétérosexuels ou homosexuels, consisterait à mettre fin à l’« inquisition » juridique portant sur les motivations du mariage et la réalité de la communauté de vie – inquisition qui intervient à la fois avant la célébration des unions, avant la transcription des mariages célébrés à l’étranger, avant la délivrance d’un visa pour la France, avant la première délivrance d’un titre de séjour et, par la suite, tous les ans lors du renouvellement du titre de séjour temporaire, puis encore pour l’obtention d’une carte de dix ans ainsi que pour l’acquisition de la nationalité française [6].
On devrait également supprimer le devoir de fidélité et l’obligation de cohabitation. Dans l’état actuel du droit, perpétué par le projet de loi, la sexualité matrimoniale prend la forme d’un devoir (le debitum conjugal) à double dimension. Négativement, devoir de s’abstenir d’entretenir des rapports sexuels avec des tiers (fidélité) et positivement, devoir d’entretenir des rapports sexuels avec le conjoint (devoir conjugal proprement dit). Ce devoir est pour les époux une obligation d’ordre public et le refus de partager le lit conjugal peut être considéré comme un fait injurieux justifiant le divorce [7]. Outre que cette obligation constitue une immixtion difficilement acceptable des autorités étatiques dans la vie intime des couples, on voit bien comment, dans le cas des couples binationaux, le devoir de fidélité pèse comme une épée de Damoclès sur le conjoint étranger qui s’expose à perdre son droit au séjour ou à voir sa nationalité française remise en cause au motif qu’il n’habite plus au « domicile conjugal », voire qu’il n’entretient plus de relations sexuelles avec son conjoint.
Il faudrait aussi donner une assise juridique au lien unissant l’enfant et le tiers qui l’élève par la création d’un statut de coparent. Une telle mesure permettrait de produire des effets juridiques, par exemple, faire naître des droits de succession et une obligation alimentaire entre l’enfant et le « beau-parent » ainsi qu’un droit de visite consacrant le maintien du lien avec ce dernier si le couple se sépare. Ceci permettrait aussi au coparent étranger de conserver son droit au séjour, arrimé non plus à sa relation de couple mais à la relation nouée avec l’enfant qu’il a élevé.
Le projet de loi répond à une stratégie que j’appellerais la « non-discrimination atténuée ». Cette stratégie, de type assimilationniste, tend à appliquer, de manière limitée, le principe d’égalité en fonction du dispositif juridique existant. Il vaudrait mieux, de mon point de vue, à la fois assumer pleinement l’impératif égalitaire et profiter de l’occasion pour s’attaquer à une révision globale, permettant la mise en place d’un droit au mariage de nature contractuelle et d’une filiation fondée sur le projet parental – individuel, du couple ou de plusieurs personnes – et non pas sur une quelconque vérité ou impératif biologique…
L’impératif égalitaire n’est pas divisible : il doit s’appliquer aussi bien lorsqu’il s’agit de supprimer les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle que celle fondées sur la nationalité.
Notes
[1] QPC n° 2010-92, 28 janvier 2011.
[2] « Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, en cette matière, de cette différence de situation », ibid.
[3] Il n’existe pas un droit au mariage dans la Constitution française mais le Conseil constitutionnel a produit une jurisprudence relative à la liberté matrimoniale comme composante de la liberté individuelle sur la base des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789.
[4] Sur les obstacles rencontrés par les couples de même sexe, même pacsés, pour pouvoir vivre ensemble, voir, dans ce numéro, l’article p. 11.
[5] Dans cette optique, la consécration de la famille monoparentale par la loi de 1966 qui a permis l’adoption plénière par une personne seule, ainsi que le Pacs qui permet une contractualisation du lien depuis 1999 sont deux réformes qui méritent d’être maintenues.
[6] Éric Fassin, Nicolas Ferran et Serge Slama, « "Mariages gris" et matins bruns », Le Monde, 2 février 2010.
[7] Ainsi, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a jugé, en mai 2011, que le divorce devait être prononcé aux torts exclusifs de l’homme – en le condamnant à verser 10000 € au titre de dédommagement à sa femme – au motif qu’il n’avait pas de relations sexuelles avec elle.
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