Article extrait du Plein droit n° 94, octobre 2012
« L’étranger et ses juges »

Haïti : le casse-tête de l’état civil

Anne Bertin et Cindy Drogue

Volontaire au Groupe d’appui aux rapatriés et aux réfugiés (Garr) ; Chargée de mission au Collectif Haïti de France
L’administration haïtienne ne parvient pas à assurer un service d’état civil régulier. Cependant, pour les Haïtien·ne·s qui demandent un visa ou une autorisation de séjour, les autorités françaises accroissent leurs exigences concernant la production de pièces d’état civil. Elles suspectent systématiquement l’authenticité des actes et exercent des contrôles interminables. Les Haïtien·ne·s sont ainsi souvent contraints à l’irrégularité, étant dans l’impossibilité d’exercer le droit fondamental d’obtenir un acte d’état civil.

La France métropolitaine et les territoires ultramarins compteraient aujourd’hui 90 000 Haïtiennes et Haïtiens [1], dont la moitié probablement en situation irrégulière. La majeure partie est établie dans les départements d’outre-mer : Guyane, Guadeloupe, Martinique et Saint-Martin. La diversité et l’éloignement géographique des territoires d’accueil font qu’il est difficile de mesurer précisément la migration haïtienne vers la France. Néanmoins, une grande majorité des membres de la diaspora haïtienne en France sont soumis à un même écueil au cours de leurs démarches administratives : leur état civil.

Les documents émanant des institutions de l’état civil haïtien sont en effet fréquemment suspectés d’irrégularité, voire de falsification, par les autorités françaises. L’état civil est de fait un service de l’État haïtien largement défectueux [2]. Le système haïtien n’est jamais parvenu à enregistrer la totalité des naissances d’une année, ni à fournir sans difficulté copie de l’acte à celui ou celle qui en a besoin, de sorte que chaque Haïtien·ne est un jour ou l’autre confronté·e à la défaillance de l’administration de l’état civil. Ce dysfonctionnement trouve des explications autant sur le plan structurel que sociologique.

L’exclusion par les dysfonctionnements

L’état civil haïtien est placé sous l’autorité du ministère de la justice et de la sécurité publique. Il est décentralisé mais le nombre de ses bureaux (184) s’avère insuffisant pour couvrir les 27 750 km2 du territoire et atteindre l’ensemble de la population. En effet, 60 % de la population haïtienne vit en milieu rural [3] ; elle est éloignée des centres urbains et bourgs où sont implantés ces bureaux. À la tête d’un bureau est nommé un officier d’état civil qui peut s’entourer de clercs pour le seconder. Aucun n’est formé car il n’existe ni école ni concours de recrutement, la nomination de l’officier relevant bien souvent d’un choix politique [4]. Ces agents violent donc régulièrement les normes qui réglementent leur travail et commettent des erreurs dans la rédaction des actes. Aux administrés de payer pour les corrections.

L’officier d’état civil relève, d’après les textes, du statut de fonctionnaire mais aucun budget national n’est attribué pour assurer le fonctionnement des bureaux. Le ministère de la justice ne pourvoit qu’à la marge à leurs besoins matériels (fournitures, locaux…). Il revient à l’officier de financer le local, le salaire des clercs, les registres et les formulaires de déclarations. Les bureaux d’état civil fonctionnent dès lors comme des officines privées sous contrat avec l’État [5], facturant tous les actes, y compris ceux qui sont gratuits [6]. Les sommes demandées sont souvent prohibitives, notamment dans les provinces, du fait de l’absence de contrôle ministériel. Par souci d’économie, des copies de formulaires vierges sont faites alors même que chacun porte un numéro spécifique, ce qui peut conduire deux personnes à obtenir des actes portant le même numéro. À ces barrières structurelles s’ajoutent des facteurs sociologiques. D’une part, une grande partie de la population, notamment en milieu rural, ignore les démarches administratives à suivre pour obtenir des actes d’état civil et, d’autre part, elle n’accorde que peu de valeur et d’importance à des documents dont elle ne perçoit pas l’enjeu. Ainsi, il arrive qu’un homme prête son extrait d’archives à son frère pour l’obtention d’un passeport pour ne prendre conscience de son erreur que lorsqu’il essaiera d’obtenir son propre passeport sur la base de ce même extrait d’archives.

Défiance à l’égard de l’État

Par ailleurs, face à la complexité de certaines procédures et aux méandres de l’administration, les citoyens et citoyennes se trouvent démunies et deviennent alors la proie de racketteurs se faisant passer pour des facilitateurs auprès des services de l’État. D’autres recourent à un avocat ; mais le poids financier d’un tel recours est une charge bien trop lourde pour la plupart des budgets haïtiens. Enfin, on ne saurait faire l’impasse sur l’histoire du pays qui explique, en partie, la défaillance de l’état civil. Les dictatures et les périodes d’instabilité et de violence ont créé un sentiment de défiance à l’égard des systèmes judiciaire et administratif du pays, qui se manifeste face aux représentants de l’État, officiers d’état civil compris.

À cette défaillance du système public, il convient d’ajouter des barrières économiques. La majorité des administrations se trouvent à Port-au-Prince. Aussi, aux frais administratifs ou judiciaires élevés s’ajoutent des frais de transport, de logement dans la capitale car il est difficile de cumuler démarches et aller-retour en moins d’une journée.

Sans entrer dans les détails procéduraux de chaque acte de l’état civil haïtien, mais pour bien en comprendre les mécanismes, on peut prendre l’exemple de l’acte de naissance qui permet de mieux appréhender les difficultés des migrant·e·s d’Haïti sur le territoire français. Les démarches pour l’obtention de cet acte sont complexes et révélatrices du parcours du combattant de tout·e administré·e de ce pays.

Graphique : Marion Bonnecaze

Lorsque l’officier délivre un acte, il doit consigner les informations y figurant sur deux registres : l’un demeure dans son bureau le temps de l’exercice de sa fonction tandis que l’autre est expédié au ministère de la justice à Port-au-Prince chaque début d’année, puis aux Archives nationales d’Haïti (ANH) qui sont alors en mesure de délivrer des copies des actes, appelées « extraits d’archives ».

Les parents ont vingt-cinq mois après la naissance d’un enfant pour le déclarer, selon une procédure administrative simple. Le père, la mère ou un tiers doit se rendre au bureau d’état civil du lieu de naissance où il reçoit un acte de naissance, rédigé à la main et en français, par l’officier. Passé ce délai, l’obtention d’un acte de naissance ne peut se faire que par la voie judiciaire, jalonnée d’étapes multiples, complexes et incompréhensibles, alors qu’elle concerne la grande majorité de la population haïtienne [7]. Les procédures d’accès à ce document sont, en théorie, bien articulées. Le travail de terrain des organisations de défense des droits humains montre néanmoins une tout autre réalité.

L’acte de naissance original, trop facilement falsifiable, n’est pas considéré comme un document fiable par les autorités haïtiennes et ne permet pas d’effectuer des démarches indispensable, telles que l’ouverture d’un compte en banque, l’achat d’un terrain ou bien l’obtention d’un passeport. Le document officiel qui revêt une véritable force probante est l’extrait d’archives car il est censé offrir une meilleure garantie d’authenticité. Depuis février 2008, il est délivré avec un hologramme, plus difficilement falsifiable, mais nos observations montrent qu’il existe des faux extraits d’archives fabriqués, en contrepartie de dessous-de-table, à l’intérieur même des ANH.

Il est à noter aussi que de nombreux officiers n’envoient pas leur registre au ministère faute de pouvoir payer leur transport ou par manque de professionnalisme. Ceci est particulièrement vrai pour les provinces où un grand nombre de personnes se retrouvent dans l’impossibilité d’obtenir un extrait d’archives authentique, le registre dans lequel leur naissance est consignée n’ayant jamais été envoyé aux ANH. Elles sont alors considérées comme n’ayant jamais été déclarées à la naissance et doivent entreprendre les démarches judiciaires évoquées plus haut pour obtenir un nouvel acte de naissance, sans certitude que le registre dans lequel le nouvel acte sera enregistré sera bien transmis aux ANH.

De par son fonctionnement, sa gestion et son coût élevé, l’état civil se révèle donc inaccessible pour un grand nombre de personnes, particulièrement pour les populations rurales. Or, une grande partie de la diaspora haïtienne française, notamment dans les territoires d’outre-mer, est issue des zones rurales. Alors que la France a conclu des accords de coopération avec l’État haïtien, aucun ne concerne la modernisation et la structuration d’un État de droit, la coopération se limitant aux aspects économiques. En attendant, les Haitien·ne·s qui souhaitent immigrer ne peuvent que dénoncer l’inextricable situation dans laquelle ils et elles sont plongées voire noyées. De leur propre aveu, l’état civil est la plus grande difficulté rencontrée au cours de leurs démarches administratives.

Des exigences irréalistes

Le parcours du combattant commence dès la demande de visa. L’ambassade de France exige à la fois un acte de naissance établi dans les deux années après la naissance et un extrait d’archives délivré après le 1er février 2008. Or, il est possible qu’une personne ne puisse pas présenter à la fois son acte de naissance original et son extrait d’archives, soit que l’original ait été conservé par les Archives nationales, soit qu’il ait été perdu (ce qui est de plus en plus fréquent depuis le séisme de 2010).

L’exigence d’un acte de naissance établi dans les deux années suivant la naissance montre le rejet par l’ambassade des actes de naissance établis sur jugement supplétif. Pourtant, la majorité des Haïtiens et des Haïtiennes privée de l’acte de naissance initial est obligée d’avoir recours à la procédure judiciaire pour obtenir un acte de naissance ; la non-reconnaissance de la valeur juridique des jugements supplétifs de déclaration tardive est illégitime dans la mesure où elle remet en cause la crédibilité des tribunaux haïtiens. L’ambassade fait systématiquement peser un soupçon de faux sur tous les documents, même légalisés par différents ministères haïtiens et engage des démarches d’authentification pour tous les actes d’état civil, notamment pour les demandes de regroupement familial.

Toujours par suspicion, elle demande, pour les mineur·e·s, un certificat de baptême ou de présentation au temple qui, selon la loi haïtienne, ne peuvent être délivrés que sur présentation d’un acte de naissance original. Pour l’ambassade de France, « il s’ensuit que le baptême ou la présentation au temple d’une personne prouve l’existence d’un acte de naissance dressé antérieurement et par voie de conséquence entraîne l’irrégularité des actes éventuellement dressés postérieurement  » [8]. La France fait primer la crédibilité des autorités religieuses sur les autorités étatiques ou judiciaires, estimant qu’un certificat de baptême serait d’une valeur supérieure à celle d’un acte de naissance établi après jugement supplétif. La République, qui aime à rappeler l’importance fondamentale de ses racines laïques, fait preuve d’une complaisance avec la religion, en l’occurrence catholique romaine, que nous avions dénoncée [9].

Face à des exigences qui font fi de la réalité et de la difficulté à obtenir des documents d’état civil, les requérant·e·s n’ont souvent d’autre choix que de recourir à des faussaires pour obtenir les documents remplissant les exigences de l’ambassade. On entre alors dans un cercle vicieux, illichien [10], dans lequel l’ambassade, soupçonnant les requérant·e·s de fournir des faux, exige de plus en plus de documents parfois impossibles à obtenir, les poussant à se procurer des faux…

Quand les procédures engendrent la précarité

Si la demande de visa se révèle souvent être un casse-tête chinois en matière d’état civil, les requérant·e·s ont l’avantage d’être sur place et d’avoir accès aux structures administratives, ce qui n’est pas le cas des membres de la diaspora en France. Or, les préfectures françaises, notamment en outre-mer, ont les mêmes exigences. L’extrait d’archives pose les plus grandes difficultés et ce pour plusieurs raisons. D’une part, il est très fréquent que des Haïtiens et Haïtiennes émigrent sans cet acte en estimant que leur seul passeport sera suffisant. D’autre part, les personnes arrivées en possession d’un extrait d’archives antérieur au 1er février 2008 se sont vues dans l’obligation de s’en faire délivrer un nouveau. Mais obtenir un extrait d’archives depuis la France est un véritable casse-tête car il n’existe aucune procédure particulière pour les Haïtien·ne·s de l’extérieur, qui doivent se plier aux démarches nationales. Il leur est possible de passer par les services consulaires de leur pays [11], mais ceux-ci sont souvent engorgés. En Guyane, la délivrance d’un extrait d’archives par le consul peut prendre des mois et coûte souvent cher. Une autre solution est de faire appel à une personne sur place pour qu’elle mène les démarches. Cela peut également être coûteux et il n’y a pas de garantie que le document n’ait pas été obtenu auprès d’un faussaire. Enfin, d’autres font directement appel à un racketteur et se font extorquer des sommes folles pour se procurer des documents qui ne passeront pas les contrôles d’authentification effectués par l’ambassade de France de Port-au-Prince. Tous les actes d’état civil fournis dans les dossiers de régularisation administrative sont envoyés à l’ambassade de France pour vérification, même des documents portant les sceaux de légalisation de différents ministères haïtiens. Ces lourdes procédures découragent souvent les migrantes et migrants haïtiens d’entamer des démarches, les poussant à demeurer dans des situations précaires, sans possibilité d’exercer leurs droits. La difficulté à obtenir un extrait d’archives postérieur à février 2008 a bloqué un grand nombre de demandes de renouvellement ou d’un premier titre de séjour plongeant les personnes concernées dans des situations pénibles.

Les exigences françaises s’avèrent excessives au regard d’un système local d’état civil défectueux dont les faiblesses se sont aggravées après le séisme de 2010 [12]. Elles révèlent le peu de cas que la République française fait des institutions haïtiennes là où elle devrait s’engager dans une vraie démarche de solidarité en aidant à la construction d’un État de droit en Haïti, en accompagnant la consolidation et le renforcement du système d’état civil, pierre angulaire des droits fondamentaux. Une telle démarche pourrait être une première étape vers la remise à plat des relations franco-haïtiennes.

Double peine, pour ces citoyens et citoyennes d’Haïti qui se retrouvent dans l’impossibilité de faire valoir leurs droits fondamentaux sur le territoire français, entre les défaillances haïtiennes et le zèle de l’administration française. Double piège leur fermant les portes d’une vie digne.




Notes

[1Selon une étude du démographe André Bogentson.

[2Diagnostic des systèmes d’enregistrement à l’état civil et d’identification nationale en Haïti, réalisé en novembre 2007 par le Groupe d’appui aux rapatriés et aux réfugiés (www.garr-haiti.org) avec l’aide de l’association canadienne Droits et Démocratie qui a révélé les défaillances de ces systèmes. Ce document est disponible en libre accès.

[3Selon une estimation du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud).

[4La nomination de l’officier d’état civil est effectuée par le président de la République sur recommandation du ministre de la justice.

[5Diagnostic précité, p. 10.

[6Il s’agit des actes de naissances, des actes de reconnaissance d’un enfant naturel et des actes de décès.

[7La Banque interaméricaine de développement, l’Organisation des États américains et le Programme des Nations unies pour le développement estiment que 40 % des Haïtiens ne sont pas inscrits sur les registres de l’état civil ou ne disposent pas d’acte de naissance valable.

[10Ivan Illich (1926-2002), penseur de l’écologie politique, a développé le concept de la contre-productivité selon lequel lorsqu’elles atteignent un seuil critique, les grandes institutions de nos sociétés modernes s’érigent parfois, sans le savoir, en obstacle à leur propre fonctionnement.

[11Si de telles démarches ne sont plus possibles au consulat de Paris, elles peuvent encore 11#x302 ;être réalisées en Guadeloupe et en Guyane.

[12Voir une lettre de nombreuses associations haïtiennes et françaises au ministre de l’immigration « Pas de visa pour les Haïtiens : l’administration française ignore l’état du pays et se moque de la souveraineté des autorités »


Article extrait du n°94

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Dernier ajout : jeudi 28 janvier 2016, 12:31
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