Article extrait du Plein droit n° 94, octobre 2012
« L’étranger et ses juges »
Cahier de jurisprudence
L’étranger et ses juges
Claire Saas
Université de Nantes, Gisti
Le 5 juillet 2012, la première chambre civile de la Cour de cassation a – enfin ! – mis un coup d’arrêt à la prolifération des usages de la procédure pénale à des fins d’éloignement ; elle retient que le recours à la garde à vue pour un étranger uniquement soupçonné de séjour irrégulier est prohibé dès lors que toute autre mesure moins coercitive n’avait pas été auparavant mise en oeuvre. C’est l’effet El Dridi et Achughbabian qui est ici reconnu, comme l’avaient déjà fait la chambre criminelle et la Cour de justice de l’Union européenne, envers et contre le Conseil constitutionnel [1]. Pour une seule et même question, pas moins de quatre juridictions sont intervenues, ce qui en dit long sur le morcellement du contentieux des étrangers. L’extraordinaire complexité des textes, l’opacité des procédures, les différents niveaux ou moments de l’intervention juridictionnelle, les logiques distinctes sont autant d’éléments qui contribuent à rendre difficile, voire impossible le dialogue entre juges. L’étranger est donc confronté à un aléa et à une insécurité juridiques qui, en toute autre matière, seraient sévèrement condamnés.
Fragmentation judiciaire
Nul besoin de se montrer pessimiste pour affirmer que la vie des étrangers est judiciairement fragmentée, à raison de plusieurs critères. Il y a d’abord une série de juges ordinaires qui ont vocation à être saisis. L’entrée, le séjour et l’éloignement sont ainsi confiés au juge administratif. Ce dernier dispose de divers outils pour s’assurer qu’une justice de masse – le contentieux des étrangers est le deuxième en termes quantitatifs de la justice administrative, derrière le contentieux fiscal – peut être rendue avec des moyens limités. Les ordonnances de tri permettent ainsi de se débarrasser, sans audience publique ni respect du contradictoire, d’un certain nombre de requêtes [2]. Divers obstacles dans l’accès au juge administratif peuvent s’élever, comme la saisine préalable à tout recours contentieux de la commission de recours contre les décisions de refus de visas sous peine d’irrecevabilité. La justice dite administrative est aussi au coeur de la reconnaissances des droits et du statut de réfugié : l’Ofpra n’est certes pas une juridiction mais ses décisions peuvent être contestées devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), première juridiction administrative par le nombre de dossiers traités.
Les aspects touchant à la liberté individuelle – maintien en zone d’attente, rétention administrative, garde à vue, déferrement – sont soumis au regard du procureur de la République ou à celui du juge des libertés et de la détention (JLD). Or on sait à quel point son office est limité et contraint par les règles mêmes de sa saisine, notamment quant à l’objet contrôlé. On se souvient de la célèbre jurisprudence Bechta [3] qui a permis d’étendre le contrôle du juge à la régularité des mesures attentatoires à la liberté individuelle ayant précédé et mené à la rétention administrative… Cela ne constitue qu’un lot de consolation, le juge judiciaire, dont l’intervention est par ailleurs reportée dans le temps – souvent, après même que les personnes placées en rétention ont été « reconduites à la frontière » – ne pouvant empiéter sur les pouvoirs du juge administratif.
Au demeurant, le juge judiciaire, civil, est compétent en matière de nationalité. Le juge pénal intervient pour sanctionner des comportements qui constituent de simples infractions à des règles de nature administrative, en utilisant au besoin des outils procéduraux de gestion des flux judiciaires, dans un souci de célérité ou plutôt de débarras, notamment la comparution immédiate, dont on sait qu’elle débouche encore, et sauf pratiques nouvelles émergentes, sur de la prison ferme – notamment pour aide au séjour irrégulier ou pour soustraction à une mesure d’éloignement – et sur des ITF (interdiction du territoire français) [4]. Le pénal est également sollicité, sur le volet procédural, pour faciliter l’action de l’administration à des fins d’éloignement, au moyen des contrôles ou vérifications d’identité ainsi que des gardes à vue.
Le Conseil constitutionnel figure à part. On a pu croire un temps qu’il voulait consacrer un statut constitutionnel pour les étrangers [5], mais il est désormais clairement en retrait. Sa mollesse dans sa décision afférente à la loi du 16 juin 2011 ou dans un certain nombre de décisions rendues sur question prioritaire de constitutionnalité – éloignement d’un étranger risquant la peine de mort [6] et constitutionnalité du séjour irrégulier [7] – contraste singulièrement avec son attitude protectrice en d’autres domaines.
Gymnastique juridique
S’ajoutent à ce panorama déjà bien chargé, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dont on attend, à tort ou à raison, de réelles avancées. Prises dans des logiques bien particulières, utilisant des textes propres, ces juridictions ont longtemps été vues comme le dernier espoir d’obtenir des décisions favorables, et ce, dès les années quatre-vingt-dix. Bien que cela soit partiellement avéré, il ne faut pas s’y méprendre. La CJUE, si elle permet occasionnellement à des textes iniques – la directive « retour » – de produire des effets inattendus – les arrêts El Dridi et Achughbabian – n’en demeure pas moins collée à une logique d’effectivité et de primauté du droit de l’Union. Autant dire que ce qui est aujourd’hui gagné sur le terrain de l’instrumentalisation du droit pénal, au prix d’une gymnastique juridique à laquelle seuls les plus fins connaisseurs de la matière peuvent encore, et non sans risques, se livrer, risque également de constituer la source d’échecs futurs dans le champ de l’éloignement administratif pur. Si l’on ajoute les règles de saisine extrêmement restrictives de la CJUE et la frilosité de la Commission européenne, qui avait refusé d’introduire un recours en manquement contre l’Italie, en raison de ses pratiques d’externalisation de l’asile, au motif qu’elle n’a pas « de compétence générale en ce qui concerne les droits fondamentaux » [8], les espoirs sont quelque peu déçus. Pour sa part, la Cour européenne des droits de l’homme peut souffler le chaud comme le froid. Si l’Italie a été vivement rappelée à l’ordre en raison des interceptions de migrants en mer et de renvois collectifs vers la Libye [9], les décisions fondamentales rendues en matière de rétention administrative des familles [10] ne condamnent pas nécessairement le principe même de la privation de liberté mais les conditions dans lesquelles elle se déroule. Et il est des aspects du droit des étrangers – éloignement des étrangers malades, poursuites pour séjour irrégulier [11] ou respect du droit à un procès équitable [12] – pour lesquels les décisions de la Cour de Strasbourg se montrent nettement moins glorieuses.
Sur un plan purement intellectuel et distancié, on pourrait certainement se féliciter de ce que chaque juge apporte sa pierre à l’édifice et de l’importance de nourrir le dialogue entre juridictions. Les décisions spectaculaires sur la garde à vue en sont une illustration éclatante. Sans l’interaction entre la Cour de cassation et la Cour de justice de l’Union européenne, et, en filigrane, sans le travail de la Cour européenne des droits de l’homme et du Conseil constitutionnel sur la garde à vue de droit commun, jamais cette bataille n’aurait pu être gagnée.
Mais ce serait perdre de vue les milliers de procédures qui se déroulent sans l’intervention acharnée de différents groupes de militants qui sollicitent l’outil et les textes juridiques, au besoin en dépassant leur logique répressive pour mettre au jour des contradictions internes et des ambiguïtés formelles, comme ce fut le cas pour la directive « retour ». Cette fragmentation occulte également la fonction même du juge ou du quasi-juge, dont les services ne sont le plus souvent qu’instrumentalisés, notamment lorsqu’ils interviennent dans des matières qui ne devraient pas relever d’une spécificité « droit des étrangers », comme en matière prud’homale ou pénale. Ce morcellement met par ailleurs constamment à mal le respect du droit des étrangers, sans qu’il soit même besoin d’évoquer le respect des libertés et droits fondamentaux. Les ordonnances de tri, les procédures de comparution immédiate bouclées en dix minutes, l’intervention – majoritaire – d’un juge unique, parfois non spécialisé… en sont les signes patents. Et c’est sans compter tous les étrangers qui n’ont même pas accès au juge, en raison soit des textes – la loi du 16 juin 2011 retarde l’intervention du juge judiciaire en rétention administrative – soit des pratiques de certaines préfectures qui font mine d’ignorer la saisine du juge ou s’opposent à ses décisions. Cet été, comme le précédent, la préfecture de Bordeaux a particulièrement bien illustré ce déni de réalité [13]… et de justice. Sur un plan pratique, la multiplication des juges et des voies d’accès à un seul et même juge signifient aussi un temps long et discontinu des procédures, dont le coût devra être supporté pour une bonne part par l’étranger.
La solution du juge spécialisé, dédié à la situation des étrangers, a déjà été avancée, sans qu’elle puisse emporter une adhésion pleine et entière. La crainte d’un juge d’exception, risquant d’être encore plus soumis à des pressions d’ordre politique et stigmatisant le critère « étranger », est pour l’instant plus forte que les espérances placées en ce « guichet unique ». Peut-être une demi-mesure serait-elle envisageable, à condition de garder à l’esprit que les réformes juridictionnelles ne peuvent avoir d’effets que si le droit positif et ses traductions dans les textes et pratiques administratives s’attachent enfin à reconnaître pleinement les étrangères et les étrangers comme des individus dotés de droits. La dépénalisation des infractions à la législation sur les étrangers permettrait d’emblée d’exclure le juge répressif. On pourrait ensuite envisager un regroupement du contentieux lié à l’asile, à l’entrée, au séjour, à l’éloignement et aux atteintes aux libertés individuelles. Le choix de ce juge spécialisé demeure problématique, le juge administratif et le juge civil n’ayant pas, aux termes mêmes de la Constitution, le même office. On pourrait toutefois estimer qu’une composition collégiale, pour parer aux effets d’un « juge unique, juge inique », au sein de laquelle siégeraient des « juges » dotés de compétences diverses, soit mise en place dans un souci de recours utile et effectif. Ne serait cependant pas résolue la principale difficulté à laquelle se heurtent les militant·e·s utilisant l’arme du droit : les décisions positives arrachées de haute lutte sont bien souvent bafouées par des administrations plus soucieuses de la conformité politique que de la légalité de leurs décisions.
Notes
[1] Cahier de jurisprudence, Plein droit, n° 92, mars 2012 ; Gisti, Immigration, un régime pénal d’exception, coll. Penser l’immigration autrement, 2012.
[2] Art. R 222-1 du code de justice administrative.
[3] Civ. 2e, 28 juin 1995, 3 arrêts, Bull. n° 221, 211 et 212.
[4] Thomas Léonard, « Ces papiers qui font le jugement », Champ pénal/Penal field [En ligne], Vol. VII | 2010
[5] C. const, Déc. n° 93-325 DC, 13 août 1993.
[6] C. const., Déc. n° 2010-79 QPC, 17 décembre 2010.
[7] C. const., Déc. n° 2012-217 QPC, 3 février 2012.
[8] « L’Union européenne doit faire respecter les droits fondamentaux », communiqué du Gisti, 10 juin 2005.
[9] CEDH, Gde ch., Hirsi Jamaa c/Italie, 23 février 2012, req. n° 27765/09.
[11] CEDH, Mallah c/France, 10 novembre 2011, req. n° 29681/08.
[12] CEDH, Gde ch., Maaouia c/France, 5 octobre 2000, req. n° 39652/98.
[13] Marie Kostrz, « A Bordeaux, la préfecture ignore la justice, tant pis pour les migrants », Rue89, 10 juillet 2012.
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