Article extrait du Plein droit n° 90, octobre 2011
« Réfugiés clandestins »

Des impasses à mourir

Jean-Pierre Alaux

chargé d’étude, Gisti

Les dirigeants du monde vivent l’asile comme un passe-partout permettant d’ouvrir des frontières qu’ils ne cessent, eux, de cadenasser. Comme parade, divers outils politiques ont été forgés au nombre desquels la non-crédibilité supposée des nombreuses demandes d’asile issues d’un même pays. Elle a contaminé le subconscient des institutions qui octroient les protections. Le caractère sérieux de ces requêtes serait inversement proportionnel à leur nombre et, du coup, inversement proportionnel aussi à l’usage par les hommes et par les femmes victimes de persécutions de leur droit de fuite.

En France, les bilans annuels de l’Ofpra qui portent sur les années 1981-2000 montrent que, quand le nombre des requêtes passe, à la charnière des années 1989 et 1990, de 31000 à 87 000 [1], le taux d’octroi d’une protection s’effondre. Il passe soudain de 28 % à 15 % avant de revenir à 28 % dès lors que le volume des demandes redescend à 37000 en 1992.

Pourquoi ces représailles ? Parce que l’affichage de mauvaises statistiques nationales vise à servir d’épouvantail dissuasif à l’encontre des compatriotes encore au pays. L’évolution de la part des réponses positives ou négatives aux demandes d’asile tient marginalement à la nature des faits invoqués. Elle est surtout le moyen d’essayer de neutraliser l’article 33 de la convention de Genève, c’est-à-dire de contrecarrer par la dissuasion la liberté de circulation de fait reconnue aux personnes persécutées et de convaincre les opinions que ces personnes persécutées sont en réalité des faussaires.

Cette dévalorisation calomnieuse ouvre la voie à d’autres procédés politiques visant à entraver leur circulation. Comment, par exemple, a-t-on pu laisser s’instaurer le dispositif « Dublin II » [2] sans broncher alors qu’il correspond, d’une part, à une atteinte grave à la liberté de circulation et qu’il est, d’autre part, conçu pour mener à l’impasse la majorité des requérantes et requérants de l’asile ?

Ce dispositif est officiellement présenté comme assurant à toute demande d’asile déposée dans l’UE la garantie d’un examen et comme permettant une répartition harmonieuse des femmes et des hommes réfugiés dans l’espace européen. L’UE terre d’asile ! En vérité, la « vieille Europe » occidentale (en gros, Allemagne, Autriche, Belgique, France, Luxembourg, Pays-Bas et Royaume-Uni) est celle vers laquelle s’orientent les personnes à la recherche d’une protection, à cause de sa tradition supposée de l’asile, de l’existence d’un appareil administratif ad hoc rodé et à cause de son économie potentiellement plus intégratrice qu’ailleurs. Comment faire, s’est demandé la « vieille Europe », pour atténuer l’attractivité de ces avantages relatifs ? L’idée « géniale » a consisté à ériger les futurs États membres en glacis protecteur avant d’ouvrir l’UE à l’Europe orientale en 2004. C’est pourquoi « Dublin II » attribue notamment [3] la responsabilité de l’étude des demandes d’asile au premier État membre qui signale la présence sur son territoire de leur protagoniste. À une époque où l’immense majorité des personnes persécutées n’ont aucune chance d’obtenir un visa et sont ainsi condamnées à voyager clandestinement par voies terrestre ou maritime en transitant par quantité de pays, « Dublin II » a opportunément placé l’Europe de leurs rêves dans un au-delà devenu inatteignable pour l’asile. Si ces personnes tentent malgré tout de l’atteindre, elles sont renvoyées au glacis, par exemple en Grèce, en Pologne, en Hongrie ou en Bulgarie, où il est de notoriété publique que l’asile est maltraité.

Cacophonie européenne

Si, sous cet angle, l’Europe était homogène, le mal serait moindre. Mais tel n’est pas du tout le cas. On sait, par exemple, qu’en Grèce, où l’asile relève davantage de la fiction que de la réalité, le taux des réponses positives se situe autour du 1 % quand, il n’y a pas si longtemps, les Irakiennes et les Irakiens qui avaient traversé ce pays sans y être repérés obtenaient le statut de réfugiés ou une protection subsidiaire à hauteur de 90 % en Suède. Dans une étude comparative de novembre 2007 [4] portant sur l’utilisation en Allemagne, en France, en Grèce, en Slovaquie et en Suède de la directive UE relative aux conditions qui permettent de prétendre à une protection internationale [5], le HCR conclut à la totale cacophonie : telle situation qui donne lieu ici à une reconnaissance aboutit ailleurs à un rejet. La « politique commune de l’asile », dont se gargarisent depuis des années les gouvernements, est un leurre. Hors les mesures répressives, elle le restera parce que la « vieille » Europe y a intérêt. Car, en contraignant une forte partie des personnes persécutées à s’adresser à des États où l’asile relève de l’illusion, cette Europe attractive, d’une part s’en débarrasse à peu de prix et, d’autre part, envoie à la planète entière un message répulsif du genre « l’Europe, c’est pas du tout ce que vous croyez ». Ainsi va la lutte contre l’« appel d’air ».

Reste que, selon la Cour européenne des droits de l’homme, il est de la responsabilité de tout État de « veiller à ce que le candidat [à l’asile] ne soit pas, en résultat de sa décision de renvoi, exposé à un traitement contraire à l’article 3 de la convention [6] », étant entendu, précise-t-elle explicitement, que « les arrangements prévus par la Convention de Dublin  » n’exonèrent en rien de cette obligation [7]. Or, la même Cour a jugé, le 22 janvier 2011, que les personnes qui demandent l’asile en Grèce sont à ce point maltraitées qu’il y a notamment violation de l’article 3 quand elles y sont envoyées (lire l’article de Jean-François Dubost p. 25). De ces jurisprudences, on peut conclure que, si la liberté de destination ne constitue pas un droit, il existe tout de même un droit à solliciter une protection dans un État qui respecte l’asile. C’est déjà ça.

Il faut se cramponner à ce garde-fou parce que, en diverses occasions, des pays prospères ont assigné des réfugiés hors de leur territoire ou défendu l’idée de le faire.

Solidarité humaine à l’envers

Ce qui advient sous nos yeux, c’est une institutionnalisation généralisée de l’« externalisation » de l’asile. « Dublin II » y procède à sa manière au sein de l’UE en reléguant un maximum de personnes candidates à l’asile dans les marges les plus inhospitalières de l’Europe, comme l’avaient fait les États-Unis en enfermant des Haïtiens à Guantanamo dans les années 1990. La logique de cette politique, clairement défendue par Tony Blair en 2003, est reprise aujourd’hui par Alain Juppé avec son encouragement à développer les « capacités de protection en Afrique du Nord », région dans laquelle l’Europe peut ensuite sous-traiter, avec le concours acquis d’avance du HCR, la protection des populations persécutées de Libye et d’ailleurs.

L’« externalisation » de l’asile, c’est la solidarité humaine à l’envers. Les États les plus prospères de la planète s’exonèrent de la protection des populations les plus déshéritées. Au mieux, ils financent des actions humanitaires loin de leurs territoires dans des pays vassaux mal développés auxquels est aussi confiée la mission d’empêcher l’ensemble des personnes migrantes d’aller plus loin. Ces pays du Sud sont en même temps payés pour réprimer l’envie irréductible de ces personnes de poursuivre leur chemin vers les pays les plus industrialisés et pour protéger celles d’entre elles qui pourraient relever de l’asile. On sait d’avance à quoi peut aboutir la mission couplée répression/protection. Elle aboutira à terme à la mort définitive de l’asile. Et elle aboutit déjà à la mort de milliers de personnes migrantes ou à la recherche d’une protection [8].

Cette solidarité à l’envers repose sur un programme politique qui entend parvenir à la clôture – c’est-à-dire à la mise au ban – de la partie déshéritée du monde. Tel est le programme du nouvel impérialisme international. Ce plan inclut évidemment l’abandon de la liberté de circulation des requérants et requérantes de l’asile car leur privilège constitue une faille dans le dispositif de clôture. L’Occident n’ose pas – pas encore ? – proclamer la fin de ce privilège dont l’instauration lui a servi de vitrine aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale quand, affrontant le Bloc communiste, il s’est défini comme le défenseur des libertés individuelles. Cette image lui est encore utile pour pourfendre ici et là quelques adversaires et assurer sa domination. D’où des proclamations récurrentes du caractère sacré de la protection des réfugiés, de la convention de Genève et du HCR alors que, dans le même temps, l’Occident leur tord le cou dès qu’il en a l’occasion.

S’agit-il là d’un cauchemar ou de la réalité ? En juin 2011, deux études statistiques ont été rendues publiques au même moment. Selon les évaluations de l’International Displacement Monitoring Council (IDMC) et du Norwegian Refugee Council, la planète comptait, en 2010, 43,7 millions de personnes déplacées (27,5 millions dans leur propre pays et 16,2 millions dans un pays tiers) [9]. Parallèlement, le HCR a annoncé que, dans la même année, 358800 demandes d’asile avaient été enregistrées dans le monde [10] ou, plus exactement, dans 44 pays [11] qui accueillent la presque totalité des demandes d’asile traitées selon les canons de la convention de Genève. Bilan de ces statistiques : parmi les personnes qui ont dû fuir leur résidence, celles qui ont pu solliciter l’asile dans les conditions prévues par le droit international représentent 0,08 % du total. Même si une bonne partie n’a jamais souhaité déposer une demande formelle d’asile ni songé à s’exiler très loin, il y a là un ordre de grandeur intelligible de l’écrasement de l’asile tel que le prévoient rien moins que les Nations unies.

Un cauchemar ou la réalité ? La réponse ne fait pas de doute.

La lutte pour la sauvegarde de la liberté de circulation est un enjeu qui, à travers le sauvetage de l’asile, va très au-delà. Car elle est la condition de la possibilité d’une humanité solidaire dans tous les domaines : la protection des personnes persécutée certes, mais aussi l’égalité des êtres humains, une gestion économique équitable du monde et la paix.




Notes

[1Même si, à cette période, la hausse brutale du nombre de demandes d’asile correspond en grande partie au traitement massif de requêtes en attente et non à de nouvelles arrivées, elle se solde par un effondrement du taux d’octroi du statut de réfugié comme par l’effet d’un réflexe d’autodéfense ou de dissuasion pour l’avenir.

[2Règlement n ° 343/2003 du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers. Ce règlement est couplé avec le règlement Eurodac de 2000 qui définit les modalités d’inscription dans la banque de données du même nom des empreintes digitales des personnes demandeuses d’asile.

[3« Notamment », parce que ce n’est pas le seul critère de détermination de l’État responsable. Mais, dans la pratique, c’est le plus efficace sur le plan stratégique.

[4Asylum in the European Union. Voir aussi Improving Asylum Procedures Comparative Analysis and Recommandations for Law and Practice : a UNHCR Research Project on the Application of Key Provisions of the Asylum Procedures Directive in Selected Member States, HCR, mars 2010.

[5Directive 2004/83/CE du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts.

[6Cet article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme précise que « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants  ».

[7Requête CEDH 43844/98, TI contre Royaume-Uni, 7 mars 2000.

[8Au moins 17317 personnes sont mortes aux frontières de l’UE depuis 1988, selon le décompte que Fortress Europe opère à partir des seuls drames évoqués par la presse internationale. http://fortresseurope.blogspot. com/2006/02/immigrs-morts-aux-frontires-de-leurope.html

[9Internal Displacement : Global Overview of Trends and Developments in 2010. http://www.nrc.no/arch/_img/9551909.pdf

[10Niveaux et tendances de l’asile dans les pays industrialisés en 2010

[11Précisément dans 44 États qui sont les 27 membres de l’Union européenne, l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, l’Islande, le Liechtenstein, le Monténégro, la Norvège, la Serbie, la Suisse, l’ex-République yougoslave de Macédoine et la Turquie, ainsi que l’Australie, le Canada, les États-Unis d’Amérique, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la République de Corée.


Article extrait du n°90

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Dernier ajout : jeudi 25 avril 2019, 13:04
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