Article extrait du Plein droit n° 89, juin 2011
« Étrangers, syndicats : « Tous ensemble » ? »

Discriminations en comparution immédiate

Thomas Léonard

Ceraps, université Lille 2
Les étrangers sont davantage touchés par la répression pénale relativement à leur part dans la population totale. Ce phénomène fait l’objet d’interprétations différentes qui oscillent entre la preuve d’une plus grande criminalité des étrangers et le produit de discriminations à leur égard. L’analyse des jugements rendus en comparution immédiate à l’encontre de prévenus français et étrangers fait apparaître une surpénalisation des étrangers. Comment expliquer cette inégalité qui confine à la discrimination ?

Les étrangers sont davantage touchés par la répression pénale relativement à leur part dans la population totale. Ils représentaient ainsi 11,8 % des personnes condamnées en 2008 par les tribunaux correctionnels [1] et 17,8 % de celles écrouées au 1er janvier 2010, alors que leur part dans la population résidant en France s’établit aux alentours de 6 %. Ces seuls chiffres font cependant l’objet d’interprétations différentes. Comme l’ont relevé certains chercheurs [2], nombre de discours interprètent ce phénomène comme la preuve de la plus grande criminalité des étrangers. D’autres y voient au contraire le produit de discriminations à leur égard.

Le faible nombre des contributions scientifiques françaises susceptibles d’éclairer le sujet étonne au regard de l’intérêt social et médiatique pour ces problématiques. Les travaux qui portent plus spécifiquement sur le traitement discriminatoire en justice sont particulièrement rares. Les quelques études existantes concluent cependant toutes à une inégalité de traitement entre Français et étrangers au détriment des seconds, même si les interprétations qui sont faites de ce constat varient d’une recherche à l’autre. Une étude de la Cimade réalisée en 2004 [3] concluait ainsi à l’existence de discriminations à l’encontre des étrangers lors des procès en comparution immédiate, mais cette interprétation reposait alors sur le simple constat d’une différence au niveau du taux de condamnation à une peine d’emprisonnement entre les deux populations. Les travaux de Fabien Jobard et Sophie Névanen sur l’inégalité de traitement judiciaire selon l’origine « ethnique » [4] invitent à la prudence dans l’interprétation de ces corrélations, en soulignant que la plus grande sévérité à l’égard des prévenus « maghrébins » est davantage la conséquence du fait qu’ils cumulent certaines caractéristiques associées à des décisions sévères (ils sont ainsi notamment plus souvent jugés en état de récidive) que de discriminations de la part des juges. Leurs travaux montrent également que l’absence de discriminations au stade du jugement ne signifie pas nécessairement l’absence de discriminations tout au long du processus répressif. Ainsi, dans les cas d’infractions à l’égard de personnes dépositaires de l’autorité publique, il apparaît que, quand le prévenu est maghrébin, les policiers se portent plus souvent partie civile, ce qui pèse sur le jugement. Les juges ne discrimineraient donc pas, mais ne corrigeraient pas non plus les éventuelles discriminations produites en amont.

L’enquête que nous avons menée repose sur l’analyse de jugements rendus en comparution immédiate dans six tribunaux (trois dans le Nord – Pas-de-Calais et trois en Rhône-Alpes) à l’encontre de 1531 prévenus dont 259 sont étrangers, et sur l’observation d’audiences, de leurs « coulisses », et des interactions prenant place entre les différents acteurs de la justice en dehors des audiences mêmes.

À première vue, il apparaît que les étrangers écopent d’une peine de prison ferme plus fréquemment que les Français (dans 81,1 % des cas pour les premiers, contre 75,8 % pour les seconds).

Pour aller au-delà du simple constat d’une iné

galité de traitement judiciaire entre ces deux populations, trois remarques apparaissent primordiales. Premièrement, notre analyse repose uniquement sur des jugements rendus en comparution immédiate. Or, les prévenus ainsi poursuivis sont sélectionnés en fonction de certains critères et ne sont donc pas représentatifs de l’ensemble de la population poursuivie en correctionnelle. Les prévenus étrangers se présentent plus souvent que les prévenus français sans la moindre condamnation inscrite au casier judiciaire alors même qu’il s’agit d’un critère justifiant le recours à cette procédure plutôt qu’à une autre. En moyenne, les étrangers présentent plus souvent certaines caractéristiques (comme l’absence d’adresse fixe, le fait de ne pas avoir d’emploi, etc.) qui justifient, au regard des parquetiers, leur poursuite par cette voie utilisée dans une optique plus répressive, et ceci en dépit de l’absence d’antécédents judiciaires.

Deuxièmement, l’inégalité de traitement liée à la nationalité ne touche pas l’ensemble des catégories d’étrangers. Les prévenus étrangers semblent ainsi plus sévèrement condamnés par la justice quand leur casier judiciaire est vierge. S’ils se présentent généralement avec moins de ressources sur lesquelles fonder le jugement (comme un contrat de travail, des relations sociales « légitimes », etc.) que les Français, ceci n’est pas systématique.

Troisièmement, et ce point apparaît particulièrement important, les étrangers ont tous en commun cette étiquette d’étrangers qui « explique » les exigences particulières de la part de la justice (des signes de réinsertion potentielle, des ressources, des garanties, etc.). On peut parler d’un stigmate [5], c’est-à-dire d’un attribut qui oriente les attentes que les magistrats ont vis-à-vis du prévenu qu’ils ont à juger. En conséquence, le statut d’étranger implique toujours des exigences spécifiques, qui, une fois satisfaites, peuvent permettre à l’étranger d’être traité « à l’égal des Français ».

Casier judiciaire virtuel

L’inégalité de traitement entre Français et étrangers commence en amont du procès lui-même. Les magistrats du parquet font essentiellement le choix de la procédure de comparution immédiate pour des mis en cause ayant déjà des antécédents judiciaires et à l’encontre desquels ils anticipent une condamnation à la prison ferme. Suivant les données recueillies au cours de notre enquête, l’existence de condamnations antérieures constitue un préalable fréquent à la poursuite en comparution immédiate : près de 4 prévenus français sur 5 (78,9 %) de notre échantillon ont au moins une condamnation inscrite à leur casier judiciaire lors du jugement. Cette exigence semble disparaître pour les prévenus étrangers, puisque près de la moitié d’entre eux (48,3 %) n’ont jamais été condamnés auparavant. Le fait que les prévenus étrangers soient plus souvent poursuivis en comparution immédiate que les Français ne s’explique donc pas par le fait qu’ils sont « connus » des services de police et de la justice. Ce constat rejoint celui que faisait René Lévy il y a vingt-cinq ans pour les flagrants délits concernant l’inégalité en termes de « garanties de représentations » selon la nationalité [6].

Pour autant, les étrangers ne font pas tous l’objet d’un même traitement inégalitaire. Ainsi, les étrangers déjà condamnés par la justice écopent-ils d’une peine d’emprisonnement ferme dans des proportions tout à fait similaires à celles des prévenus de nationalité française : les premiers voient prononcer une telle sanction à leur égard dans 84,3 % des cas contre 84,9 % pour les seconds.

Parmi les prévenus sans antécédents judiciaires, la différence de traitement est en revanche extrêmement nette : seuls 2 Français sur 5 (41,8 %) sont condamnés à une peine de prison ferme contre près de 4 étrangers sur 5 (77,6 %). Ces résultats semblent dessiner une opposition entre deux groupes de prévenus étrangers distincts : d’un côté ceux déjà condamnés par la justice qui, comme leurs homologues français, sont poursuivis en comparution immédiate et condamnés à l’incarcération en raison de leurs antécédents judiciaires ; de l’autre, ceux qui n’ont pas le moindre antécédent et qui sont davantage poursuivis en comparution immédiate que leurs homologues français, puis encore discriminés lors du prononcé du jugement. Tout se passe comme si les étrangers disposaient d’un casier judiciaire virtuel en supplément de leur casier judiciaire réel. L’inégalité selon la nationalité s’amenuise bien à mesure que le nombre de condamnations inscrites au casier augmente : chez les « bons clients » de la justice, les étrangers sont jugés à l’égal des Français [7].

Contrôler les populations « errantes »

Les étrangers sont donc dans une position particulière dans le processus décisionnel judiciaire, qui sans forcément être discriminatoire et à tout le moins inégalitaire. D’une part, la pénalisation des étrangers repose en partie sur des mécanismes similaires à celle des Français. Au moins depuis l’émergence du bertillonnage [8], le système répressif policier et judiciaire s’est appuyé sur le développement des techniques d’identification des personnes dans l’optique de produire un ensemble de connaissances sur chacun d’entre eux. Contrats de travail, baux d’habitation, casiers judiciaires, etc., sont autant de « sources d’informations sociales institutionnalisées » [9] qui sont devenues les cadres de l’acte de juger. Pour les Français comme pour les étrangers, elles déterminent les décisions prises à l’encontre des prévenus.

D’autre part, les étrangers ont tous en commun cette étiquette d’étranger qui les distingue de l’ensemble des Français. Cette étiquette pose alors d’emblée comme hypothèse plausible qu’il s’agit de prévenus qui ont échappé, toujours ou en partie, au système d’identification français. Dès lors, tandis que la virginité du casier judiciaire d’un prévenu français permet qu’il ne soit pas considéré a priori comme délinquant, celle du casier d’un prévenu étranger n’est pas suffisante et d’autres éléments doivent être produits comme preuve, des documents jugés infalsifiables, attestant de la présence en France depuis plusieurs années par exemple. C’est donc bien aussi en partie parce qu’ils sont étrangers qu’ils subissent un traitement judiciaire défavorable.

L’extranéité ne véhicule cependant pas les mêmes représentations selon la nationalité. Suivant nos observations, l’immigration issue d’Europe de l’Est est ainsi associée chez les magistrats à des formes de criminalité organisée, alors que celle issue d’Afrique l’est davantage aux trafics de stupéfiants ou aux phénomènes de violence. Ces représentations orientent la manière dont les magistrats se représentent les prévenus qu’ils ont à juger et participe à expliquer que tous les étrangers ne sont pas logés à la même enseigne. Force est ainsi de constater que, à la différence des étrangers d’Europe de l’Est ou d’Afrique, les Européens de l’Ouest ne sont poursuivis en comparution immédiate que pour des faits d’une importante gravité. Ainsi, et suivant nos données, si la structure des infractions des prévenus issus de pays africains est très proche de celle des Français, la part des prévenus d’origine africaine sans antécédents judiciaire est deux fois supérieure. Les prévenus des pays d’Europe de l’Est sont mis en cause pour des vols (souvent de faible gravité) dans 78 % des cas. Ces éléments étayent la thèse d’un traitement différencié dès le stade de l’engagement des poursuites. À l’inverse, les prévenus étrangers d’Europe de l’Ouest sont très majoritairement prévenus pour infraction à la législation sur les stupéfiants ou pour violence volontaire, c’est-à-dire pour des infractions jugées d’une importante gravité y compris quand il s’agit de Français.

On retrouve ici l’une des fonctions que remplit la procédure de comparution immédiate et que remplissait déjà son « ancêtre », la procédure de flagrant délit, à savoir le contrôle des « sans aveu » [10], ces populations sans attaches dans une communauté instituée, considérées « errantes » et dès lors dangereuses pour le corps social. Il est ainsi clair que la procédure de flagrant délit avait essentiellement pour fonction de sanctionner les individus qui, d’une manière ou d’une autre, semblaient défier la volonté d’emprise étatique sur la population, en s’extrayant de toute forme de contrôle social. Ainsi, sur 198 prévenus jugés au tribunal correctionnel de Lille en 1969 par le biais de la procédure de flagrant délit, 96 étaient-ils prévenus de vagabondage, d’infraction à arrêté d’interdiction de séjour ou d’infraction à arrêté d’expulsion. Si la figure du vagabond sous sa forme de l’époque n’est aujourd’hui plus pénalisée par les tribunaux, en 1969 comme quarante plus tard, la procédure d’urgence fait toujours des étrangers une cible privilégiée.

Conditions propices

Le traitement pénal des étrangers met l’accent avec acuité sur les mécanismes généraux de la justice pénale et notamment sur l’importance croissante qu’a pris la production de savoirs sur les individus lors du processus décisionnel. On distingue ainsi d’un côté les étrangers, notamment ceux qui sont en situation irrégulière, réduits à ce que Susan Coutin nomme la non existence [11], définie par l’absence la plus totale d’éléments attestant de leur existence passée en France. De l’autre, les étrangers, notamment réguliers (mais pas nécessairement) qui peuvent justifier d’éléments prouvant une durée importante de présence en France et une intégration « réussie ». L’étranger apparaît comme un idéal type des cibles de la répression pénale : plus pauvre, sans ressources de manière générale, potentiellement « dangereux » car échappant aux institutions de contrôle social, formelles comme informelles. Sa nationalité ne lui interdit pas de fournir les documents qui pourraient lui permettre d’être jugé à l’égal des Français. Mais, dans les faits, les politiques d’immigration actuelles créent les conditions propices à ce qu’il ne puisse pas le faire. On exige ainsi de l’étranger qu’il sorte de sa clandestinité (c’est-à-dire qu’il donne des gages de « bonne conduite » et de sa volonté d’« insertion » par la production de documents l’étayant [12]) car celle-ci est perçue comme révélatrice d’intentions répréhensibles. Mais on réprime aussi celui qui veut sortir de ce statut sur le principe qu’il n’aurait jamais dû être dans cette situation.

En comparution immédiate, les prévenus français font l’objet de sanctions moins sévères que les prévenus de nationalité étrangère. Mais l’inégalité face au jugement entre Français et étrangers ne se constate que chez les prévenus jamais condamnés par la justice. Or ces prévenus étrangers sont en grande partie en situation irrégulière, ou assimilables à ce statut, au regard du fait qu’ils ne peuvent faire la preuve de leur présence durable sur le territoire, ni même de leur volonté d’« intégration ». De ce point de vue, la surpénalisation des étrangers illustre le processus pénal de manière générale. Les étrangers, notamment irréguliers, disposent de moins de ressources que les Français, notamment en termes de garanties de représentation et sont plus rarement en mesure de produire des documents faisant office d’« informations sociales institutionnalisées » qui leur permettraient d’obtenir un jugement clément. Mais cette surpénalisation des étrangers peut également être fonction de leur statut même d’étranger. Alors qu’un Français est supposé a priori et jusqu’à preuve du contraire avoir passé sa vie en France, l’étranger doit en faire la preuve. L’absence de condamnation inscrite à son casier judiciaire est insuffisante pour faire de son infraction une « erreur de parcours », il doit en outre justifier de son intégration sociale.

La pénalisation des étrangers est révélatrice des processus de discrimination à leur égard alors même que les personnes qui les jugent ne se perçoivent pas comme discriminantes. C’est sous couvert de vérifier leur insertion ou leur absence de dangerosité, que les juges légitiment l’inégalité subie par les étrangers. Cette pénalisation montre également que les cibles de la répression pénale, y compris françaises, sont bien souvent prises entre des injonctions contradictoires : se faire les plus discrètes possible tout en produisant institutionnellement des gages de leur volonté de normalisation et d’insertion au sein du corps social.




Notes

[1Ministère de la Justice, Annuaire statistique de la Justice. Édition 2009-2010, Paris, La Documentation française, 2010.

[2Cf. Emmanuel Blanchard, « Étrangers incarcérés, étrangers délinquants ? », Plein droit, n° 50, 2001, et Laurent Mucchielli, « La violence des jeunes : peur collective et panique morale », in Lévy R., Mucchielli L., Zauberman R. (Éd.), Crime et insécurité : un demi-siècle de bouleversements, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2006, p. 195-223.

[3Cimade, Rapport annuel, Paris, 2004.

[4Fabien Jobard, Sophie Névanen, « La couleur du jugement. Discriminations dans les décisions judiciaires en matière d’infractions à agents de la force publique (1965-2005) », Revue française de sociologie, n° 48, 2007, p. 243-272.

[5Erving Goffman, Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1975.

[6René Lévy, « Pratiques policières et processus pénal : le flagrant délit », Déviance et contrôle social, Paris, Cesdip, n° 39, 1984.

[7Thomas Léonard, « Ces papiers qui font le jugement. Inégalités entre Français et étrangers en comparution immédiate », Champ pénal, Vol. VII, 2010.

[8Système d’identification des individus mis au point par Adolphe Bertillon à la fin du xixe siècle reposant sur des données anthropométriques. Cf. Pierre Piazza, « Biométrisation : les étrangers ciblés », Plein droit, n° 85, 2010.

[9Ce terme est bien ici une notion conceptuelle et non pas un terme juridique ou institutionnel mobilisé par les acteurs de la justice. L’utilisation de cette notion vise à insister sur le fait que le crédit accordé à certaines informations varie selon leur producteur. Le fait qu’elles aient été produites par des institutions reconnues leur donne alors davantage de valeur. On peut ainsi notamment relever que tous les documents administratifs ne sont pas évalués de la même manière selon leur origine nationale.

[10René Lévy, op.cit.

[11Susan Bibler Coutin, Legalizing Moves. Salvadoran Immigrant’s Struggle for US Residency, The University of Michigan Press, 2000.

[12Thomas Léonard, art.cit.


Article extrait du n°89

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 15:00
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