Article extrait du Plein droit n° 88, mars 2011
« Immigration : l’exception faite loi »
Bidonvilles de Nanterre : une destruction en trompe-l’œil
Muriel Cohen
Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne, Centre d’histoire sociale du XXe e siècle
L’extension des bidonvilles de Nanterre, qui ont accueilli, à partir du milieu des années 1950, des Algériens, puis dans la décennie suivante des Marocains, des Portugais, ainsi que quelques Italiens, s’inscrit dans le contexte de la grave crise du logement qui touche toute la France après la Seconde Guerre mondiale. En 1966, on recense ainsi 120 bidonvilles en Île-de-France, qui abritent 46000 personnes. Plus de 14000 se trouvent à Champigny (essentiellement des Portugais), 10000 à Nanterre, dont 1200 familles [1].
Plusieurs « résorptions » – pour reprendre le terme officiel – de ces formes d’habitats précaires ont déjà eu lieu à Nanterre au début des années 1960 en pleine guerre d’Algérie : il s’agissait alors de lutter contre le développement du nationalisme qui trouvait dans les bidonvilles un terreau propice, mais aussi de dégager des terrains pour construire des HLM et autres équipements. Plus de 200 familles ont alors été relogées, certaines en cités de transit, d’autres en HLM à Nanterre ou dans des communes voisines. Après l’indépendance algérienne, les pouvoirs publics se désintéressent des bidonvilles de Nanterre au profit de ceux de Champigny. Au milieu des années 1960, les « isolés » de Nanterre sont peu à peu relogés dans des foyers de travailleurs, mais les familles restent en bidonville. Certaines se relogent par elles-mêmes en achetant à plusieurs un pavillon plus ou moins délabré, ou une « clé » [2]. D’autres demandent l’aide de leur employeur. Mais la plupart attendent, alors qu’elles ont fait une demande de HLM dès leur arrivée en France [3] et sont classées prioritaires sur les listes de relogement. En 1970, il reste 620 familles dans les baraques de Nanterre, réparties entre une dizaine de bidonvilles. Le plus vaste est celui de la Folie, puis viennent ceux de la rue des Prés, de l’avenue de la République, près de la faculté des lettres inaugurée en 1964, et des Pâquerettes. Au moment de la résorption, les familles du bidonville de la Folie – en face duquel la préfecture du nouveau département des Hauts-de-Seine est bâtie – y vivent en moyenne depuis sept ans.
Régulièrement dénoncé – en vain – par la presse depuis le début des années 1960, le scandale des bidonvilles rebondit à la fin des années 1960, dans le sillage de mai 1968. La mort par asphyxie de cinq travailleurs maliens dans un taudis d’Aubervilliers, le 1er janvier 1970, marque un tournant. Grâce à la mobilisation des associations de soutien aux travailleurs étrangers, notamment l’Association locale de solidarité avec les travailleurs immigrés (Asti) [4] de Nanterre, et de partis d’extrême gauche, la question du logement des immigrés devient un problème national. Le 10 juillet, la loi Vivien, du nom du secrétaire d’État au logement, « tendant à faciliter la suppression de l’habitat insalubre » est votée. La disparition des bidonvilles de Nanterre constitue un enjeu particulier car l’intense médiatisation dont ils ont fait l’objet depuis la manifestation du 17 octobre 1961 en a fait un symbole de la relégation des étrangers.
Tension
Le 13 août 1970, une réunion interministérielle est spécifiquement consacrée aux bidonvilles de Nanterre. Trois autres suivent, toujours sous la présidence de Robert-André Vivien. Le ministre de l’éducation nationale, Olivier Guichard, insiste pour que le bidonville de l’avenue de la République, qui jouxte la faculté, soit détruit en premier, car sa présence entretiendrait l’agitation gauchiste sur le campus. Selon le recteur de l’université en effet, des adolescents, « nord-africains pour la plupart, constituent la troupe à tout faire des éléments perturbateurs… quand ils n’agissent pas pour leur propre compte ». Par ailleurs, certains bidonvilles sont situés dans le périmètre de l’établissement public d’aménagement de la Défense (Epad) qui, depuis le début des années 1960, cherche à récupérer ces terrains destinés au quartier d’affaires alors en construction.
L’opération globale de résorption des bidonvilles de Nanterre commence le 15 juin et s’achève le 13 juillet 1971. Dans l’intervalle, 347 familles sont relogées, pour la plupart en cités de transit [5]. À l’issue de l’opération, il ne reste « que » 121 familles à reloger à Nanterre, selon le compte rendu de Marc Roberrini, chargé de mission pour la résorption des bidonvilles de la région parisienne au sein du Service de liaison et de promotion des migrants (SLPM).
La préfecture craint que les opérations de destruction des bidonvilles et de relogement ne donnent lieu à des protestations. C’est pourquoi les services sociaux sont assistés par des policiers. À chaque opération, collaborent des conseillers sociaux membres du SLPM, des assistantes sociales de la mairie, des membres du service d’assistance technique (SAT) issus de l’armée et placés sous la tutelle de la préfecture de police [6] ainsi que la brigade « Z ». Cette dernière, chargée d’empêcher depuis 1961 le développement des bidonvilles, est très mal vue des habitants en raison de la violence de certains agents. Des cars de police complètent ce dispositif répressif. Par ailleurs, les bidonvilles de Nanterre ayant valeur de symbole, plusieurs personnalités assistent aux opérations comme le vice-consul d’Algérie, Robert-André Vivien ou Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre.
Dans quel climat se déroulent ces opérations ? La plupart des familles qui attendent depuis plusieurs années leur relogement en HLM n’ont jamais réellement osé protester publiquement contre leur situation, en dehors de quelques incursions dans le bureau de Marc Roberrini. Les conflits nés de la résorption du bidonville de l’avenue de la République, entre octobre 1970 et avril 1971, étaient restés limités à des revendications individuelles. Lors de la résorption globale des bidonvilles, en juin-juillet 1971, menée tambour battant, on retrouve les mêmes conflits ponctuels et les mêmes armes administratives sont utilisées contre les protestataires. Aux Pâquerettes, le 5 juillet, une famille refuse de quitter sa baraque : elle est contrainte à partir et son taudis est détruit « sans brutalité mais avec fermeté », tandis que deux familles font l’objet de demandes de rapatriement. En revanche, la résorption du bidonville de la Folie donne lieu à des protestations collectives : les 128 familles à reloger offrent un front relativement cohérent, qui tient à l’ancienneté de leur implantation et à la présence à leurs côtés de militants des droits des immigrés, en particulier l’Asti de Nanterre. Cette opération est donc plus conflictuelle que les précédentes, même si ces résistances sont largement minorées par l’administration. Les familles les plus audacieuses émettent plusieurs revendications collectives : elles veulent être relogées à Nanterre où elles travaillent et ont leurs repères ; elles refusent d’être relogées dans les vieilles cités de transit de la commune, construites au début des années 1960 et déjà très dégradées ; elles exigent surtout d’être toutes relogées.
Or, il apparaît qu’une trentaine de familles n’ont pas obtenu de « bon de relogement », faute d’un nombre suffisant de logements disponibles dans les nouvelles cités de transit. Elles envoient donc une lettre de protestation à Jacques Chaban-Delmas et se rendent en délégation à la préfecture de Paris et à celle des Hauts-de-Seine, « à l’instigation et sous la conduite de l’Asti locale et de quelques bonnes âmes de Nanterre », selon Marc Roberrini. Derrière l’ironie pointe l’agacement du fonctionnaire qui considère que les habitants des bidonvilles, incapables de telles initiatives, sont manipulés par des militants d’extrême gauche : « Pendant les quatre premières journées d’opérations, la pression des familles, de certaines d’entre elles du moins, fut extrêmement pesante ; les unes récusaient le relogement dans les cités anciennes, les autres celui qui était proposé ailleurs qu’à Nanterre, certaines jugeaient le départ en HLM encore lointain, beaucoup contestaient le choix fait, en excipant de leur ancienneté sur le bidonville alors que des considérations de volume de familles et de tailles de logement avaient été déterminantes. À plusieurs reprises, on a retrouvé dans la bouche des contestataires des formules empruntées à d’autres ; un chef de famille a dit ‘‘c’est la masse qui est toujours écrasée’’ ». Plusieurs groupes assistent en effet aux résorptions et soutiennent les habitants – menacés d’expulsion en cas de protestation – dans leurs revendications : des « gauchistes » membres des comités Palestine selon Marc Roberrini, mais surtout l’Asti de Nanterre, qui semble être sa bête noire : « Il apparaît, à mesure que la résorption s’achève, mais à mesure aussi que les cités de transit du Pont de Bezons et de la rue Gutenberg se terminent, que les dernières familles font preuve d’exigences ; sans pouvoir en rapporter la certitude, je pense qu’elles sont encouragées dans cette attitude par l’Asti. »
Selon Monique Hervo [7], qui assiste aux opérations, c’est l’action conjointe des familles et des militants lors d’une journée de manifestation, le 8 juillet, qui permet d’arracher à Marc Roberrini la promesse du relogement immédiat de l’ensemble des familles. Ces dernières se retrouvent néanmoins dans les cités de transit dégradées. Au bilan, seules trois d’entre elles ne sont pas relogées et restent sur le bidonville, avec la promesse écrite d’obtenir une HLM à Nanterre en septembre-octobre, un homme a dû renvoyer sa deuxième femme au Maroc avant d’obtenir un bon de relogement, et quatre familles ont préféré repartir en Algérie.
« Spectaculaire », mais inefficace
Dans son rapport final au préfet de la région parisienne, Marc Roberrini lui-même déplore le déroulement des opérations : « Il est certain que les résultats, non pas immédiats mais réels, eussent été meilleurs si, au lieu de s’étaler sur 30 jours, [elles] avaient pu s’échelonner sur 6 mois : la dissémination eut été plus simple, l’utilisation de logements HLM plus rationnelle et plus importante qu’elle n’a été. L’ensemble des opérations aurait perdu son caractère spectaculaire mais gagné en efficacité ». Il semble en effet que cette opération « éclair » et massive de résorption des bidonvilles de Nanterre tienne avant tout du coup médiatique. Presque un an après le vote de la loi Vivien, la disparition du symbole du « mal-logement » des étrangers doit en effet souligner l’efficacité du gouvernement. C’est ainsi que le 29 juin, une équipe de télévision assiste à la visite de Jacques Chaban-Delmas à Nanterre [8]. Le soir même, au journal télévisé de 20 heures, on peut voir le Premier ministre entouré d’enfants des bidonvilles qui découvrent la cité de transit neuve où ils vont être relogés, la cité Gutenberg, présentée à l’époque comme une cité modèle. Dans le bain de foule soigneusement mis en scène, on n’entend guère les protestations d’une partie des habitants. La suite du reportage montre Jacques Chaban-Delmas de retour à Matignon, confiant aux journalistes présents : « C’est une des meilleures matinées depuis que je suis Premier ministre. » La presse écrite reprend presque mot pour mot le contenu de la dépêche de l’agence United Press intitulée « La disparition des bidonvilles de Nanterre et de la Garenne ». L’Aurore, Paris-Jour, Combat, France-Soir, Le Monde, L’Humanité, Le Figaro, La Croix évoquent l’événement mais aucun quotidien ne semble avoir envoyé de reporters sur place. En fait, ceux-ci n’ont pas été conviés à la visite « impromptue » du chef du gouvernement, afin d’empêcher que les tensions qui entourent les résorptions ne soient rapportées par les médias. Les critiques lucides de Marc Roberrini – qui rejoignent d’ailleurs celles des associations de soutien aux immigrés – ne trouvent ainsi aucun écho.
La disparition soudaine des plus grands bidonvilles de Nanterre par le relogement des habitants en cité de transit ne fait que déplacer le problème en le dissimulant aux yeux d’une opinion qui ne tolère plus cet habitat insalubre. Les dysfonctionnements du système des cités de transit, qui tiennent à ce que le « transit » se prolonge dans la plupart des cas au-delà de deux ans, sont déjà dénoncés depuis longtemps, y compris au sein de l’administration. Un tract de l’Asti diffusé à Nanterre fin 1972 résume le résultat de cette opération médiatique : « La politique de résorption a fait disparaître les bidonvilles trop voyants ou trop gênants en face de la préfecture ou des facultés. En disant qu’à Nanterre il n’y a plus de bidonvilles, le gouvernement prétend convaincre l’opinion que le problème du logement des immigrés est résolu. Or, d’une part, des centaines de personnes continuent à pourrir dans des îlots peu visibles ; d’autre part, on ne reloge pas les familles, on les déplace, sans tenir compte de leur avis, en exerçant des pressions policières ou des menaces d’expulsion sur ceux qui refusent d’être traités comme des bêtes, en les parquant dans des cités de transit, véritables ghettos souvent loin des centres, des écoles, et gérées par des gardiens qui ont appris à contrôler l’indigène en Indochine ou en Algérie. [9] » La lettre adressée par un ancien habitant de la Folie à Marc Roberrini souligne bien les limites de cette opération : « Lorsque vous nous avez relogés, ma famille et moi, à la cité de Gennevilliers, vous nous avez assuré que c’était seulement à titre provisoire, l’affaire de deux mois environ, et que nous serions ensuite relogés normalement. Or nous sommes là depuis le 13 juillet 1971, ce qui va faire bientôt 9 mois et nous ne vous avons plus revu. Je me permets donc de vous rappeler ce que vous aviez dit et de vous demander de bien vouloir prendre en considération notre demande de logement normal. » Cette famille, qui a passé 12 ans au bidonville de la Folie, connaîtra plusieurs relogements successifs, toujours en cité de transit, jusqu’au début des années 1980.
Les mobilisations furent importantes pour éviter que les immigrés à reloger ne soient soumis à « trop » de violences policières et pour donner de meilleures conditions de vie à quelques familles. Mais, les conditions globales de déménagement et de logement sont restées liées aux exigences et moyens de l’administration. Comme il était prévisible, la plupart des habitants des bidonvilles relogés en cités de transit se sont retrouvés bloqués dans cette nouvelle forme d’habitat précaire [10] qui s’est rapidement dégradé. De ce point de vue, la mobilisation fut donc un « échec ». Il faut attendre la mobilisation des adolescents de la cité de transit Gutenberg à la suite de l’assassinat d’Abdennbi Guemiah, pour que ces familles soient finalement relogées en HLM, au milieu des années 1980 [11].
Notes
[1] Archives nationales, F1a 5116, « Études statistiques sur le dénombrement, la situation familiale et la nationalité des personnes vivant en bidonville », 1966.
[2] La « clé » est un droit d’entrée dans le logement qu’elles s’apprêtent à louer, équivalent à plusieurs mois de loyer.
[3] Environ la moitié des familles des bidonvilles sont arrivées avant 1962 et avaient donc la nationalité française. À l’indépendance, la plupart choisirent la nationalité algérienne.
[4] Les Asti sont des associations locales de solidarité avec les travailleurs immigrés, elles sont fédérées au sein de la Fasti.
[5] Cf. Mogniss Abdallah, « Cités de transit : en finir avec un provisoire qui dure », Plein Droit, n° 68, avril 2006.
[6] Les SAT sont créés pendant la guerre d’Algérie. Ils jouent un rôle de surveillance politique sous couvert d’action sociale. Leur mission est reconduite après l’indépendance, auprès des immigrés issus de l’ex-empire colonial. Cf. Alexis Spire, Étrangers à la carte, Paris, Grasset, 2005, p. 206-210.
[7] Monique Hervo est à l’origine de la création en 1959 d’une antenne du Service civil international (SCI) au bidonville de la Folie. Après avoir quitté le SCI, Monique Hervo est restée avec son équipe au bidonville jusqu’en 1962, puis seule jusqu’en 1971. Elle a conservé de nombreuses notes et documents ayant trait à cette période, déposés à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP).
[8] www.ina.fr/economie-et-societe/environnement-et-urbanisme/video/ CAF97511603/jacques-chaban-delmas-dans-les-bidonvilles-de-nanterre. fr.html
[9] Tract cité par le SLPM dans une note au préfet des Hauts-de-Seine du 18 février 1972 (cité dans le mémoire de Julie Namyas).
[10] Les habitants des cités de transit sont considérés comme des occupants provisoires et ne bénéficient pas de bail, ils sont expulsables à tout moment.
[11] Cf. Mogniss Abdallah, « Cités de transit : en finir avec un provisoire qui dure », Plein droit, n° 68, avril 2006.
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