Article extrait du Plein droit n° 88, mars 2011
« Immigration : l’exception faite loi »
La France jongle avec le droit européen
Claudia Charles
Juriste, permanente au Gisti
« La maîtrise des flux migratoires ne repose pas seulement sur l’application et l’adaptation d’une législation nationale : elle s’inscrit également dans l’approche intégrée développée par l’ensemble des États membres au sein de l’Union européenne pour la mise en œuvre d’une gestion harmonisée des flux migratoires ». C’est ainsi que l’ancien ministre de l’immigration, Éric Besson, présentait le projet de loi réformant le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), en expliquant la nécessité de transposer à cette occasion trois directives européennes : la directive dite « retour » [1] ; celle sur la carte bleue européenne [2] et enfin la directive « sanctions », qui visent les employeurs d’étrangers en situation irrégulière [3]. Rappelons à cette occasion qu’à la différence du règlement européen directement applicable sans mesure de transposition, la directive doit être traduite dans le droit national de chaque États membres pour permettre la réalisation de l’objectif qu’elle fixe. Cette « transposition » doit se faire dans le délai imparti par la même directive, qui est en général de deux ans.
Ce n’est pas la première fois que les obligations européennes de la France font partie des motifs invoqués par le gouvernement pour procéder à une énième réforme législative en matière de droit des étrangers. C’était déjà le cas avec la loi du 26 novembre 2003 dite « loi Sarkozy I » [4], par laquelle ont été transposées la directive relative au droit au regroupement familial du 22 septembre 2003, celle sur les sanctions aux transporteurs en cas d’acheminement d’une personne étrangère démunie des documents exigés pour l’entrée en France (ou plus largement, sur l’espace Schengen) du 28 juin 2001, ou encore celle sur la protection temporaire du 20 juillet 2001. Déjà à l’époque, le législateur avait profité de l’occasion, sous prétexte que « c’est prévu par le texte communautaire », pour introduire des dispositions plus restrictives que ne l’exigeait la norme européenne. S’agissant de la réforme du regroupement familial, la loi de 2003 s’est notamment caractérisée par la plus grande précarisation du statut des membres de famille rejoignants, l’exigence d’une condition d’intégration et le renforcement de la condition relative aux ressources financières dont l’étranger en situation régulière doit faire la preuve pour pouvoir faire venir les membres de sa famille.
En revanche, le législateur avait sciemment écarté des dispositions plus favorables, également prévues par la réglementation européenne, comme, par exemple, la possibilité offerte par la directive sur le regroupement familial de traiter les personnes pacsées de la même façon que celles qui sont mariées. À propos de cette directive, on peut également noter la diligence peu commune dont le gouvernement a fait preuve pour l’intégrer dans le droit national. Elle s’explique sans doute par l’investissement certain de la délégation française lors de sa négociation : deux mois seulement après sa publication au journal officiel de l’Union européenne, elle était déjà transposée. On ne saurait faire le même constat dans d’autres domaines. C’est ainsi qu’une loi « patchwork » vient d’être promulguée, le 5 janvier 2011, afin de permettre à la France de combler ses retards de transposition de plusieurs directives communautaires (dont certaines datent de 2006, d’autres de 2008), dans les domaines les plus divers comme l’application du protocole de Kyoto, les professions et activités réglementées comme les géomètres experts, ou encore l’exploitation des auto-écoles.
Objectif ou alibi ?
La réforme du Ceseda de 2011 est l’occasion de s’interroger sur la véritable intention du gouvernement, partagée à l’évidence par des membres de l’Assemblée nationale, à travers cette transposition du droit de l’Union : s’agit-il d’un objectif ou d’un alibi [5] ? Il y a fort à craindre que le projet de loi « Besson » soit un exemple de plus, mais très éclairant, de ce « jeu de miroirs » grâce auquel, loin de se limiter au respect des obligations européennes, on profite de la transposition pour franchir un pas de plus dans la politique d’hostilité, voire de rejet des personnes de nationalité étrangère.
Il n’est pas question ici de prétendre que la réglementation européenne protège mieux les droits fondamentaux des étrangers – même si elle apporte parfois des améliorations [6]. Il suffit de rappeler l’émotion soulevée par l’adoption, en 2008, de la directive sur le retour des étrangers en situation irrégulière (appelée encore « directive de la honte »). Celle-ci comporte des dispositions extrêmement graves, telles que la banalisation de l’enfermement des migrants (qui peut être prolongé jusqu’à 18 mois), l’instauration d’une mesure de « bannissement » de l’espace Schengen de l’étranger objet du retour pour une période pouvant aller jusqu’à 5 ans, ou encore la possibilité d’enfermer et d’éloigner des personnes vulnérables, notamment les mineurs isolés. Mais la stratégie adoptée par le gouvernement et l’Assemblée nationale avec le projet Besson permet d’introduire trois facteurs aggravants : les dispositions répressives de la loi vont au-delà de ce que les textes européens prévoient, rendant le projet de loi plus inquiétant encore ; les rares dispositions de la directive pouvant être estimées comme « favorables » n’ont pas été intégrées dans ledit projet ; enfin, le gouvernement fait preuve d’une célérité à géométrie variable : alors même qu’il s’empresse de mettre en avant l’obligation de transposer les trois textes mentionnés, d’autres directives attendent depuis des années que l’intégralité de leurs dispositions – pourtant « claires et inconditionnelles » [7] – soit introduite dans le droit national.
C’est la transposition de la directive « retour » qui donne lieu aux débordements les plus graves dans le projet de loi. Selon le texte européen, « à moins que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives, puissent être appliquées efficacement dans un cas particulier, les États membres peuvent uniquement placer en rétention le ressortissant de pays tiers qui fait l’objet de procédures de retour afin de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement. […] Toute rétention est aussi brève que possible et n’est maintenue qu’aussi longtemps que le dispositif d’éloignement est en cours et exécuté avec toute la diligence requise » (article 15). La validation du recours à l’enfermement comme élément de la procédure d’éloignement ne fait donc aucun doute. Son encadrement est toutefois clairement posé : la détention doit être « aussi brève que possible » même si, par ailleurs, il est prévu qu’elle peut aller jusqu’à 18 mois, ce qui n’est qu’une possibilité et non une obligation pour les États membres. Or, le projet de loi allonge considérablement la durée de la rétention. Pour le gouvernement, cette modification est nécessaire pour assurer « une harmonisation, dans l’esprit de la directive retour, des durées de rétention », un argument peu convaincant au regard des durées de l’enfermement qui restent encore très disparates selon les États membres, allant de 60 jours à 6 mois, voire atteignant les 18 mois maximum autorisés par le texte européen. Rien, par conséquent, ne justifie l’allongement de cette durée qui n’est pas « aussi brève que possible », même si le gouvernement, dans l’étude d’impact de la loi (qui constitue une sorte d’explication de texte) [8], déclare que cette extension « est la seule à autoriser une exacte transposition » et par là même « assure la parfaite conventionnalité de la loi » [9].
On peut aussi y lire que cette modification de la durée de rétention va concourir à « atténuer la singularité de la France au regard de sa durée actuelle de rétention qui constitue un véritable obstacle dans la négociation des accords de réadmission bilatéraux et de l’Union conclus avec les pays tiers pour la fixation des délais d’instruction ». En réalité, cet allongement semble plus motivé par des motifs internes que par le souci de s’acquitter des obligations européennes : avec ou sans la directive retour, le gouvernement n’aurait-il pas tenté de prolonger la durée de la rétention, comme il l’a déjà fait en 2003 avec la première loi Sarkozy ?
Contrer le juge judiciaire
Ce « débordement » du contenu de la directive retour concerne aussi les droits des étrangers en rétention. D’après l’article 18 du texte européen, ce n’est que s’il y a un « nombre exceptionnellement élevé » d’étrangers soumis à une obligation de retour, avec pour conséquence une charge lourde et imprévue sur la capacité de centres de rétention, qu’un État membre peut décider d’accorder des délais plus longs de présentation devant le juge ou de prendre des mesures d’urgence concernant les conditions de rétention. Pourtant, le projet de loi issu des débats à l’Assemblée nationale prévoit que lors du maintien en zone d’attente d’un « groupe d’au moins dix étrangers », la notification de leurs droits est faite dans « les meilleurs délais possibles ». Dans sa version initiale, le projet ne fixait même pas de nombre minimum, et parlait simplement d’un « groupe d’étrangers ». Ni l’une ni l’autre formule ne respectent les exigences posées par les règles européennes. Elles répondent en revanche à l’objectif à peine voilé du gouvernement de faire échec à une jurisprudence constante du juge judiciaire français, soucieux du respect des droits des personnes privées de liberté, qui a trouvé par exemple à s’exprimer lors de l’arrivée d’un groupe de Kurdes de Syrie sur les plages corses en janvier 2010 [10]. Il n’est d’ailleurs pas surprenant de constater que, tout de suite après ces événements, Éric Besson, alors en charge de l’immigration, annonçait pour « la fin du premier semestre 2010 » la présentation de la réforme législative.
Le procédé de « débordement » de ce que les textes européens contiennent est également mis en œuvre par le gouvernement à propos de la directive « sanctions », qui traite de la lutte contre l’emploi illégal. Le projet de loi prévoit d’infliger de plus lourdes amendes aux employeurs d’étrangers non autorisés au travail salarié. Il rend possible d’ordonner la fermeture administrative d’établissements des entreprises fautives. Il étend enfin la responsabilité de l’emploi illégal aux donneurs d’ordre, au lieu des seules entreprises sous-traitantes. Les moyens de contourner toutes ces mesures sont si faciles qu’il y a tout lieu de douter de leur efficacité. Cependant elles sont conformes à l’esprit et à la lettre de la directive. Mais le pouvoir profite de l’occasion : il élargit les missions de plusieurs catégories d’agents intervenant dans la lutte contre l’emploi dissimulé – c’est-à-dire l’emploi non déclaré – ou chargés de veiller au respect des droits des travailleurs. Contrôleurs et inspecteurs du travail, agents de police judiciaire et agents des douanes auraient désormais à s’investir dans la répression de l’emploi illégal, celui d’étrangers sans autorisation de travail. L’accroissement des pouvoirs donnés à ces agents a toutes chances de favoriser bien plus la « chasse aux sans-papiers » que la pénalisation de leurs employeurs. D’une directive visant à réprimer lourdement les auteurs de l’emploi illégal on tire ainsi argument pour augmenter la précarité des étrangers employés sans titre, sans s’attacher un instant à garantir leurs droits de travailleurs.
Dans le même temps où le législateur décide d’aller au-delà de ce que le droit européen prévoit, précarisant encore plus les droits et libertés des étrangers, il fait également le choix de ne pas transposer en droit interne les quelques dispositions pouvant être estimées comme favorables. La première attitude relève du « je le dois », la deuxième du « je le peux ». Il estime ainsi que, face à un texte qui ne dicte qu’une obligation de résultat et non de moyens, il dispose d’une marge de manœuvre importante qui lui laisse le choix d’écarter des dispositions qui ne lui semblent pas « claires et inconditionnelles » ou tout simplement ne paraissent pas obligatoires à ses yeux.
Diligence sélective
C’est le cas de la directive appelée « carte bleue » du 25 mai 2009, qui facilite l’entrée et le séjour des personnes étrangères hautement qualifiées. Une désignation qui repose sur le niveau de salaire : pour bénéficier de cette carte, il faudra justifier d’un « salaire annuel brut […] au moins égal à une fois et demie le salaire annuel brut moyen dans l’État membre concerné ». Si la directive permet que l’État membre abaisse ce « seuil minimal » pour certains métiers ciblés (professions libérales, cadres dirigeants, personnel enseignant, nombreuses professions artistiques), la France écarte d’emblée cette faculté. Dans l’étude d’impact, le gouvernement affirme vouloir éviter l’« appel d’air » pour ces catégories de professions. L’argument serait plus crédible si l’objectif même de la directive n’était pas précisément d’attirer l’élite intellectuelle ou scientifique, en laissant à chaque État membre le choix de « faire son marché » en fonction de ses besoins.
Cette attitude ambiguë de la France au regard de la transposition du droit européen dans le droit national ne s’arrête pas là. Comme mentionné plus haut, d’autres directives comportant pourtant des dispositions « claires et inconditionnelles » n’ont pas encore été intégrées en droit interne. Elles permettraient pourtant à l’administré de les faire valoir devant les tribunaux nationaux à l’occasion d’un contentieux individuel, par exemple pour contester une mesure d’éloignement.
Le comportement du gouvernement français au cours de l’été 2010 vis-à-vis des Roms et l’adoption massive de mesures d’éloignement à leur égard éclairent cette diligence sélective à transposer la norme communautaire. Après la forte controverse qui a éclaté entre les autorités françaises et la vice-présidente de la Commission européenne en charge des questions de citoyenneté et des droits fondamentaux, Viviane Reding, celle-ci a demandé à la France, le 29 septembre 2010, « la transposition complète de la directive [de 2004 sur le droit au séjour des citoyens de l’Union], à moins qu’un projet de mesure de transposition ainsi qu’un calendrier précis pour son adoption ne soit transmis avant le 15 octobre 2010 ». Cette directive prévoit en effet des garanties procédurales renforcées en faveur des ressortissants d’États membres de l’UE lorsqu’ils sont l’objet d’une décision d’éloignement. Une telle mesure doit comporter des motifs « précis et complets », et l’État membre doit tenir compte de la durée de séjour de la personne concernée sur son territoire, de son âge, de son état de santé, de sa situation familiale et économique, de son intégration sociale et culturelle, et de l’intensité de ses liens avec son pays d’origine. Or, la plupart des mesures d’éloignement prises au cours de l’année 2010 contre des Roms roumains et bulgares ont continué à ne tenir aucun compte de ces exigences.
Ainsi, malgré la clarté des dispositions de la directive de 2004, la loi française aura attendu six ans – et une polémique publique avec la Commission européenne – pour se mettre en conformité avec elle. Alors, la France, un bon élève européen ?
Notes
[1] Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, JOUE n° L 348, 24 décembre 2008.
[2] Directive 2009/50/CE du Conseil du 25 mai 2009 établissant les conditions d’entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers aux fins d’un emploi hautement qualifié, JOUE n° L 155 du 18 juin 2009.
[3] Directive 2009/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2009 prévoyant des normes minimales concernant les sanctions et les mesures à l’encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, JOUE n° L 168, 30 juin 2009.
[4] Loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité. Pour une analyse de cette loi, cf. « Contrôler, surveiller et punir », analyse de la réforme Sarkozy, 4e édition, Gisti, décembre 2003.
[5] Cf. Le dossier sur « L’harmonisation communautaire : objectif ou alibi ? », Plein Droit n° 59-60, mars 2004, p. 45.7 cf. « Étrangers en Europe, étrangers à l’Europe », Plein Droit, n° 65-66, juillet 2005.
[6] Cf. « Étrangers en Europe, étrangers à l’Europe », Plein Droit, n° 65-66, juillet 2005.
[7] ’est-à-dire qu’elles imposent une obligation impérative et générale, nette et précise. Sur cette notion, cf. dossier de jurisprudence.
[8] Projet de loi relatif à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité. Étude d’impact, mars 2010.
[9] Idem, p. 123.
[10] Cf. Nathalie Ferré, « La frontière Besson », Plein Droit n° 87, décembre 2010.
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