Article extrait du Plein droit n° 63, décembre 2004
« Petits arrangements avec le droit »
Contre les exilés, dissuasion toute !
Jean-Pierre Alaux
« Pourquoi avoir choisi la France pour me protéger ? Parce que, chez moi, je connaissais depuis tout petit une chanson française qui dit « Douce France ». J’avais dans l’idée que ce devait être mieux qu’ailleurs », explique un réfugié kurde d’Irak qui a vécu à la rue pendant deux ans, faute d’une domiciliation, après que le statut lui a été reconnu par l’Ofpra. De quoi incriminer Charles Trénet, fût-ce à titre posthume, pour aide à l’entrée irrégulière sur le territoire national.
Peut-être parce qu’ils viennent de loin, d’une région du monde où elle a peu d’influence, où elle est mal connue, les exilés d’Afghanistan, du Kurdistan irakien, d’Iran ont surtout reçu de l’Europe des images d’Epinal. Ils y arrivent sans trop savoir quels sont les pays qui la composent, ni quelle sera leur destination finale [1], et avec tant d’illusions qu’aussitôt la première frontière franchie, ils déchoient de haut. Dans leurs rêves, cette Europe est aux antipodes du pays qu’ils ont quitté : hospitalière et respectueuse du droit des gens, ils estiment pouvoir y trouver protection, paix et avenir stable ; riche, ils en attendent un mieux-être ; moderne, urbaine, informatisée, saturée de voitures, ils espèrent y devenir consommateurs et s’y abriter souvent de certaines des traditions qui leur pèsent. Tout cela à la fois, dans des proportions variables selon les individus et leur histoire.
Deux ans après la fermeture du camp de Sangatte, ces exilés sont de deux à trois cents en permanence de passage dans le Calaisis et autant en transit à Paris, à proximité des gares du Nord et de l’Est. En flux annuel, on peut donc en estimer le nombre à plusieurs milliers, n’en déplaise au ministre français de l’intérieur, Dominique de Villepin qui, pour les besoins de sa cause, affirme que « le nombre de clandestins dans le Calaisis a été divisé par vingt en deux ans » [2].
Méconnaisance et illusions rendent ces jeunes migrants – 25 ans sans doute de moyenne d’âge, avec une forte proportion de mineurs – particulièrement vulnérables aux mauvaises surprises. Et, sur ce plan, ils sont gâtés par les administrations et les polices des États membres de l’Union européenne, à commencer par celles de la France.
Du temps de Sangatte et avant, il était de bon ton d’affirmer que les exilés ne voulaient à aucun prix demeurer en France. Pour en être tout à fait sûr, on avait tout de même pris la précaution de bâtir autour d’eux un no man’s land administratif : sous-préfecture de Calais incompétente en matière d’enregistrement des demandes d’asile, ce qui imposait aux postulants d’aller à Arras située à 120 kilomètres ; raréfaction maximale de l’information, au point qu’une plaquette associative d’explication de l’asile fut interdite de distribution dans le camp en 2001. Aujourd’hui, Calais vit une situation voisine : la sous-préfecture ne peut toujours pas enregistrer les demandes d’asile de la plupart des nationalités dont les ressortissants errent dans les rues, et, en violation de la loi [3], la police impose aux exilés qui veulent s’adresser à l’Ofpra d’aller engager leur démarche hors du Pas-de-Calais, dans des départements parfois fort éloignés, en les munissant de laissez-passer impératifs de quelques jours à destination d’une préfecture nommément désignée [4]. On imagine quelles conséquences ces mesures peuvent avoir sur les exilés : à la grande satisfaction de la France, ils s’enfuient pour la plupart en Belgique, en Hollande, en Norvège, en Angleterre ou ailleurs.
Mesures d’éloignement le plus tôt possible
Dans le Calaisis, une seule différence notable. Par le passé, on s’était bien gardé d’enregistrer identité et empreintes des 63 000 résidents qui se sont succédé dans le camp de 1999 à 2002. Il s’agissait ainsi d’éviter que les partenaires européens puissent les renvoyer en France en application de la Convention puis du Règlement Dublin [5]. Devant les protestations européennes, notamment de l’Angleterre, la police française a rectifié le tir.
Les contrôles d’identité se multiplient donc désormais sur l’ensemble du territoire. Sous prétexte d’application rigoureuse de la loi, on peut estimer qu’elle est souvent détournée. Est-il, par exemple, conforme à son esprit que l’on notifie, si possible dès leur entrée en France, des mesures d’éloignement à des étrangers qui n’ont même pas eu le temps de se renseigner sur les possibilités qui leur seraient offertes et sur les procédures ? Est-il admissible qu’un juge des libertés et de la détention puisse prolonger la rétention d’un Irakien à propos duquel la magistrate écrit, dans sa décision, qu’il a été interpellé au moment où, à peine arrivé à Orly, il s’y renseignait sur le lieu où il pourrait solliciter l’asile, tandis que le juge administratif a, de son côté, validé l’arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF) ? Or ces procédés sont monnaie courante.
Piégé par l’Europe
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Le petit jeu consiste à utiliser le cadre juridique européen comme un piège. De ce point de vue, la France est une technicienne douée parmi d’autres. Le challenge est le suivant : sachant que toutes les réglementations nationales en Europe ont intégré, quand elles ne l’ont pas anticipée, la possibilité de procédure accélérée (dite « prioritaire » en France) d’examen des demandes d’asile dès lors qu’une mesure antérieure d’éloignement a été prise, il est urgent de distribuer des APRF avant le dépôt des requêtes. D’autant que, dans l’Hexagone au moins, la situation ainsi créée entraîne une cascade d’effets très performants : 1) l’issue d’une procédure accélérée est plus assurément négative, notamment parce que les demandeurs d’asile sont condamnés à bâcler leur dossier ; 2) privés d’emploi [6], ils le sont aussi de l’allocation Assedic compensatoire [7] dont les autres bénéficient pendant un maximum de douze mois ; 3) en toute illégalité, ils ne seront pas hébergés dans le dispositif national des demandeurs d’asile. Bref, ils sont pour la plupart clochardisés.
Inutile, au moins provisoirement, d’exécuter l’expulsion. A la différence de l’Angleterre, la France et la plupart de ses partenaires rapatrient peu d’Afghans. Quant aux Irakiens, nul n’ose encore les renvoyer chez eux. On ne se prive pas pour autant de les gaver de décisions d’éloignement (voir l’encadré « Piégé par l’Europe ») qui les réduisent immédiatement à l’indigence.
Cette clochardisation, c’est l’arme secrète de la dissuasion contre l’asile. Elle frappe préventivement les exilés de façon que ceux d’entre eux qui seraient tentés par une demande de protection en France y renoncent. « Mais tu ne veux pas que je demande l’asile à un pays qui me traite comme un chien ? ». Combien de fois les militants qui s’efforcent d’informer les exilés sur leurs droits ont-ils été les témoins de cette réaction ?
Utiliser les règles européennes et nationales relatives à l’asile pour dissuader les étrangers de demander l’asile, tel est l’objectif. Ça marche fort bien [8]. Les uns tenteront leurs chances dans un autre pays de l’UE ; les autres y renoncent tout court. Dans quelle proportion les abstentions ainsi obtenues concourent-elles à la diminution du nombre des demandes d’asile en Europe [9] ? Que, par les temps qui courent, 325 Afghans seulement et 811 Irakiens se soient adressés à l’Ofpra en 2003 apporte une réponse évidente à la question [10].
Errance européenne à durée indéterminée
Cette stratégie s’inscrit dans la vieille tradition de l’« asile de fait », dont ont successivement été victimes de très nombreux Algériens, Bosniaques, Haïtiens pour ne citer que les plus récents « bénéficiaires » [11]. Elle consiste à tolérer très provisoirement la présence d’étrangers venus de pays en crise, en évitant de leur reconnaître un droit stable au séjour, et de leur accorder explicitement une protection. Dans cette perspective, l’éventail des mesures de substitution a emprunté les voies de palliatifs variés : suspension temporaire des rapatriements sans délivrance de titres, placement sous le régime à durée indéterminée de simples convocations, invention de statuts précaires avec parfois l’octroi d’un droit au travail juste concédé pour neutraliser la tentation de l’asile qui se paie d’une impossibilité d’accéder à l’emploi.
De nos jours, la communautarisation de l’asile élargit cette panoplie. Dublin [12] et Eurodac [13] se conjuguent à merveille pour condamner des milliers d’exilés à une errance européenne à durée indéterminée, jusqu’à ce que des rafles et des charters – eux-mêmes européens – mettent fin à la tolérance. De ce point de vue, l’Europe a la chance de pouvoir compter sur une périphérie intérieure peu attractive quand elle n’est pas répulsive. Ainsi la Grèce, où il n’est presque pas possible de déposer une demande [14], mais où pleuvent les mesures d’éloignement non exécutées et les signalements d’empreintes dans Eurodac. Ses partenaires en tirent parti au mieux : ils renvoient à Athènes ceux qui s’en sont enfuis après avoir laissé des traces de leur passage, lesquels n’ont d’autre alternative que de se mettre à tourner furtivement en rond dans l’Union.
Sur le plan formel, tout ce dispositif dissuasif respecte à peu de choses près la réglementation, qu’elle soit nationale ou européenne. Dans la réalité, elle la détourne dans la mesure où, d’une part, la loi française prétend respecter la Convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugié et la Convention européenne des droits de l’homme, et où, d’autre part, toutes les directives européennes sur l’asile déclarent vouloir « œuvrer à la mise en place d’un régime d’asile européen commun, fondé sur l’application intégrale et globale de la convention de Genève du 28 juillet 1951 ». On en est loin... ;
« Zone de non-droit »
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Notes
[1] Sur cette absence d’objectif précis qui met à mal les idées reçues, lire Smaïn Laacher, Après Sangatte... Nouvelles immigrations, nouveaux enjeux, La Dispute, 2002.
[2] « Calais, ses migrants, ses ministres », liberation.fr, 15 novembre 2004.
[3] La loi du 25 juillet 1952 sur le droit d’asile dit (article 8) que « lorsqu’un étranger, se trouvant à l’intérieur du territoire français, demande à bénéficier de l’asile, l’examen de sa demande d’admission au séjour relève du préfet compétent et, à Paris, du préfet de police ». Le préfet compétent, c’est celui du département dans lequel le candidat à l’asile se trouve au moment où il veut déposer sa requête.
[4] Lire la lettre du 20 novembre 2002 de la présidente du Gisti à M. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, à l’adresse http:// www.gisti.org/doc/actions/2002/pas-de-calais/ index.html
[5] Règlement du 18 février 2002 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile. En application de ce texte, le seul pays de l’Union européenne responsable d’une demande est soit celui qui a délivré un visa, soit celui par lequel l’étranger a pénétré dans l’Union, soit le premier Etat dans lequel il a été contrôlé, lequel est tenu de déclarer ce contrôle en enregistrant les empreintes dans Eurodac. Les autres Etats lui renvoient cet étranger s’ils le découvrent sur leur territoire.
[6] Rappelons qu’il s’agit d’une impossibilité pratique et non d’une interdiction formelle. La circulaire du 26 septembre 1991, signée par Edith Cresson, institue à l’encontre des demandeurs d’asile l’« opposabilité de la situation de l’emploi », expression euphémique qui s’efforce de cacher une préférence nationale et européenne. Mais si, à l’occasion d’une offre d’emploi, aucun candidat de l’UE ne se présente, un demandeur d’asile peut y prétendre avec succès.
[7] Allocation dite « d’insertion » de 300 € par mois. A noter que, pour se mettre en conformité avec la directive 2003/9 CE du conseil du 27 janvier 2003 relative aux normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile, un projet de décret prévoit l’extension de l’allocation d’insertion à toute la durée de la procédure.
[8] Taina Tervonen, « Eurooppa sotajalla pakolaisia vastaan » (« L’Europe en guerre contre les réfugiés »), Pakolainen (mensuel finnois), février 2004. Lisible en finnois à http: / /www.pakolaisapu.fi/pak_2_04/ pak2_04_juttu_3.html
[9] Voir « Le nombre des demandeurs d’asile continue de baisser dans les pays industrialisés, selon le HCR », ONU 4 juin 2004.
[10] D’autant que le taux des réponses positives fut de 25,4 % pour les Afghans et de 6,6 % pour les Irakiens. Voir le Rapport d’activité 2003 de l’Ofpra, http://www.ofpra.gouv.fr/images2/ 39248.pdf
[11] Lire « Du provisoire par circulaires », Plein droit 44, décembre 1999 ; « Ces circulaires qui ne tournent pas rond », Plein droit 28, septembre 1995.
[12] Règlement du 18 février 2002 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile. En application de ce texte, le seul pays de l’Union européenne responsable d’une demande est soit celui qui a délivré un visa, soit celui par lequel l’étranger a pénétré dans l’Union, soit le premier Etat dans lequel il a été contrôlé, lequel est tenu de déclarer ce contrôle en enregistrant les empreintes dans Eurodac. Les autres Etats lui renvoient cet étranger s’ils le découvrent sur leur territoire.
[13] Règlement n° 2725/2000 du Conseil du 11 décembre 2000 concernant la création du système « Eurodac » pour la comparaison des empreintes digitales aux fins de l’application efficace de la convention de Dublin (Journal officiel de l’UE L 316 du 15 décembre 2000).
[14] Lire « UNHCR Position on Important Aspects of Refugee Protection in Greece », octobre 2003.
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