Édito extrait du Plein droit n° 63, décembre 2004
« Petits arrangements avec le droit »
« Immigrant on te veut, immigré on te craint »
ÉDITO
LA France apporte, pierre après pierre, prudemment mais avec constance, sa contribution à l’ainsi nommée « harmonisation » des politiques d’immigration et d’asile de l’UE. Nous avons épinglé ici même [1] quelques prolongements législatifs de cette offensive. L’objectif d’intégration (qui n’est qu’un leurre, chacun le sait) justifie désormais la précarité du statut des étrangers, et confirme le postulat selon lequel tout candidat au séjour ou à l’asile est suspect de fraude. Cependant, le tableau devient surréaliste, car, dans le même temps, les voix de certains employeurs influents se joignent pour réclamer ce que les autorités (bridées par la peur, devenue classique, de se faire doubler sur leur droite) s’échinent à esquiver : à savoir une reprise « utile mais raisonnée » de l’immigration. Une immigration à la demande, ni plus ni moins [2]. Rarement la langue de bois a eu tant d’espace pour s’épanouir, car un tel cynisme ne s’exprime pas ainsi. Rappelons que le contexte est ici celui (toujours en vigueur) de la décision de juillet 1974, qui a suspendu toute nouvelle immigration de travail. Dans la pratique, employeurs et hommes politiques sont sans doute d’accord sur ce point : le seul bon immigré est celui qui, par son invisibilité et par sa soumission, apporte satisfaction à « notre » économie sans nuire à « notre » équilibre culturel et social (voire religieux ajoutent lamentablement certains).
« Immigrant, on te veut, immigré on te craint ». Les autorités ont la charge de négocier cette gageure, entre réalisme et xénophobie. Elles ne se privent pas de le faire, quand elles encouragent en sous-main l’emploi d’étrangers sans titre, notoirement utiles à certains secteurs économiques. Parallèlement, en vitrine, on procède par envoi de ballons d’essai et maladresses calculées, le tout semblant tenir lieu de politique.
AINSI, la loi de programmation pour la cohésion sociale, dite loi Borloo, en passe d’être adoptée à l’heure où ces lignes sont écrites, prévoit entre autres de faire sortir du domaine exclusivement public les compétences de l’Agence nationale pour l’emploi (Anpe) – ce qui constitue le gros morceau de la loi – et, accessoirement, de l’Office des migrations internationales (Omi). Quoi que l’on pense de ces institutions, il y a matière à s’inquiéter, ne serait-ce qu’à cause de cette façon insidieuse où, de loi en loi, le privé s’insinue dans le public. On peut craindre que les étrangers n’aient rien à gagner dans ce processus.
La privatisation des agences pour l’emploi pourrait, en ce qui concerne les immigrés et leurs enfants, amener un renforcement des discriminations à l’embauche et à la pérennisation des emplois. Par un retour de balancier, l’État pourrait en user pour juger, avec pour preuve les évaluations des agences privées, que les requérants d’emploi font preuve de mauvaise volonté ou d’incompétence. Un surcroît de racisme n’est pas à exclure, dans des lieux où l’on sait que la réception des « étrangers » ou assimilés laisse à désirer. On voit aussi se profiler un accroissement des formes de placement de type intérim sauvage ou prêt de main-d’œuvre dérogatoire au code du travail, où les agences privées pour l’emploi useront de l’argument ethnique pour mobiliser la force de travail des étrangers dans des conditions défavorables pour eux. De telles modalités existent déjà mais la vigilance s’impose.
QUANT à l’Omi, officiellement doté du monopole de l’introduction de travailleurs étrangers en France, il se voit rebaptisé, avec les mêmes attributions de service public, « Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations » (Anam). Nuance sans doute porteuse de sens : la loi Borloo nous dit que l’Anam pourra, « par voie de convention, associer à ce service public tous organismes privés ou publics, notamment les collectivités territoriales ». Quels seront notamment les effets sur le recrutement et le statut des travailleurs ? La référence aux collectivités territoriales, en particulier, est inquiétante, quand on sait les enjeux électoraux qui, dans des secteurs comme l’agriculture et le tourisme, président aux politiques d’emploi saisonnier.
Malgré eux, les étrangers sont ainsi mêlés à ces débats. Craignant peut-être d’être en reste derrière ses homologues italien et espagnol, qui ont chacun promu des lois sur le séjour conditionnel, le gouvernement français, par la voix de son ministre de l’intérieur, vient à son tour de lancer l’idée du permis de travail de type « au revoir et merci » : sitôt le contrat achevé, sitôt commence la situation irrégulière du migrant.
Et de développer, toute honte bue, au nom de l’assainissement de la situation, cette dialectique devenue banale : « La lutte contre l’immigration irrégulière est une priorité de mon action », car celle-ci « affaiblit nos efforts en vue de l’intégration et de la promotion des chances ». D’où il suit que l’objectif est maintenant celui d’une « immigration régulière choisie ». C’est donc qu’elle était auparavant « subie » ? On oublie qu’avant 1970, on envoyait officiellement des agents recruteurs dans les douars…
L’idée du ministre de l’intérieur nous amuse et nous inquiète. D’une main récusant les quotas d’introduction par nationalité (car « cela ne correspond pas à notre culture »), de l’autre il les appelle de ses vœux au nom de cette « immigration choisie » qui, partant du constat de pénuries sectorielles de main-d’œuvre, nous amène à « nous diriger vers des pays qui peuvent offrir ces capacités ».
NE s’arrêtant pas en si bon chemin, il préconise d’instituer des CDD spéciaux pour étrangers. Il y a là un certain crétinisme, puisque notre histoire montre la vanité du mythe des « oiseaux de passage » : on sait que rien n’y fait et que, tous statuts confondus, nombre de migrants s’installent durablement. Il reste que la formule du « CDD pour immigrants » est porteuse de dispositions d’esprit et de conséquences perverses. Mise en application, elle aura pour premier effet d’alimenter éternellement le stock de sans-papiers, pour le plus grand profit des utilisateurs de leur main-d’œuvre. Est-ce cela que l’on veut, officiellement ?
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