Article extrait du Plein droit n° 61, juin 2004
« Immigrés mode d’emploi »
Mauvais temps sur les mers
François Lille
Économiste. Lieutenant au long cours
Qu’y a-t-il de commun entre un super-pétrolier, un porte-conteneurs à rotations rapides, un vraquier vagabond, un car-ferry effectuant plusieurs départs quotidiens, un paquebot de croisière ? La mer bien sûr, mais bien plus précisément le métier de marin, de ces « gens de mer » que leur formation rend apte à passer tout au long de leur carrière par ces divers types d’activités, aussi bien qu’à se spécialiser dans une seule – moyennant au besoin des formations complémentaires rapides.
Décrire un métier est déjà difficile, mais l’itinérance professionnelle est plus qu’un métier, c’est un mode de vie. Pour les marins : la vie à bord en continu, dans un espace confiné ; des relations sociales obligées, dans un isolement collectif inéluctable ; l’environnement marin sauvage ; l’environnement portuaire, professionnellement stéréotypé et culturellement diversifié. Un monde traditionnellement masculin, mais tout change… ou peut changer.
Dans cet article, nous nous intéresserons particulièrement aux marins de la flotte de transport de marchandises, qui assure 90 % des échanges matériels internationaux. Combien sont-ils ? Environ un million, majoritairement du tiers-monde, sur environ 40 000 navires, sans préciser plus : les chiffres couramment cités varient considérablement, selon les sources et les définitions.
Nous étions jadis en présence d’un système de travail maritime essentiellement marchand mais soumis à des régulations fortes, nationales et de plus en plus internationales. La régulation d’ensemble reposait sur un solide pivot, le couple État de pavillon/armateur, hérité d’une époque où le contrôle d’une flotte battant pavillon national était considéré comme un des instruments de la puissance économique et politique d’un pays, et sur un rapport capital/travail permettant un réel progrès social, s’inscrivant progressivement dans les droits nationaux et internationaux du travail.
Jusqu’à ce que les sociétés pétrolières américaines, après la dernière guerre, imaginent les premières de placer leurs navires sous les nationalités fictives d’États complaisants, pour échapper aux lois sociales et fiscales nationales. Le système des pavillons de complaisance était né, sous le parapluie accueillant des « paradis fiscaux ».
C’est là que tout a commencé à déraper. Le maillon fort du système, le triangle États-armateurs-syndicats, une fois rompu, ce sont les activités les plus directement productives qui trinquent en premier, et les deux composantes sur lesquelles on peut d’emblée gagner, le travail et la sécurité. La troisième, plus générale, est la légalité. Le dumping social s’appuie sur les deux autres et s’en nourrit.
Marché libre pour travailleurs esclaves
On observe, sur le marché du travail maritime, les restes d’une structure en voie de liquidation, car les droits des marins des nations maritimes anciennes sont soumis à la concurrence permanence du non-droit de ceux du reste du monde. En Europe, en France notamment, on voit bien comment le marché du travail, sous la pression constante des armateurs, se libère de ses entraves sociales et syndicales.
Les conditions extrêmes sont les plus connues, parce que médiatisées. Salaires impayés, navires abandonnés couverts de dettes, ou de rouille, ou des deux, marins surexploités et mal nourris, conditions sanitaires effroyables, intimidation et meurtres au besoin, sans voie de recours. Navires exténués, risques mortels pour les marins, mais pas pour le propriétaire généralement bien assuré. De la criminalité économique, on passe aisément à la criminalité tout court, sous l’impunité des mondes sans loi.
On s’approche de l’esclavage. Nombre d’armateurs, et surtout des marchands d’hommes travaillant pour leur compte, ont mis au point des moyens liberticides d’obtenir la docilité des marins. L’un de ceux-ci, très répandu, consiste à taxer le marin pour lui procurer un emploi, couramment d’un ou deux mois de salaire. N’ayant évidemment pas cette somme, le travailleur embarque endetté, ce qui crée – en plus de la spoliation – une sujétion. Une autre méthode réside dans le retard de paiement du salaire : quelles que soient les conditions de travail et de vie qu’on lui impose, le marin se refuse à quitter un navire qui est le seul gage de récupération des salaires impayés. Ici encore spoliation et sujétion vont de pair, et d’une manière trop récurrente pour qu’on puisse l’attribuer à des difficultés économiques passagères. Les moyens directs d’intimidation sont pires, les listes noires, une pratique courante.
Il ne faut pas croire que la dégradation de la relation de travail se limite à une frange maudite d’armateurs-voyous, si large soit-elle. Jusque dans les armements les plus réputés, dans les trafics des grands porte-conteneurs modernes, la situation se tend : réduction des équipages, augmentation des rythmes de voyages et cadences de travail, réduction des couvertures sociales, pression sur les salaires. La pratique des équipages multinationaux se généralise (six ou sept nationalités, couramment, sur une vingtaine de personnes) et favorise la surexploitation, mais aussi le déclin des pratiques syndicales, ou tout simplement revendicatives.
C’est donc dans l’ensemble de la marine marchande mondiale que le marché du travail est de plus en plus ouvertement débarrassé de ses contraintes et régulations. Cela s’est d’abord fait sous le couvert des pavillons de complaisance, puis des « pavillons-bis » sous le couvert desquels les nations maritimes cherchent à concurrencer les précédents (en France, ils s’appellent Kerguélen, alias TAAF, et Wallis et Futuna). Le chaos qui s’ensuit se restructure spontanément, sous le fort déterminisme d’une concurrence débridée, selon deux « attracteurs étranges », deux lignes de force générales : le marchandage et la discrimination.
Un dangereux modèle
Le marchandage est un terme ancien que nous exhumons là, une pratique des débuts de la révolution industrielle que l’on croyait éradiquée et qui ressurgit : les travailleurs sont sous contrat de sociétés de « manning », des marchands de main-d’œuvre, et non des employeurs réels, les armateurs. Ceux-ci acquièrent ainsi le droit d’exploiter les marins, voire de les licencier. Mais le marin, sans contrat de travail avec l’armateur, n’a pas de défense légale contre la surexploitation, sauf à se retourner contre la « manning agency » qui s’empressera de le mettre sur les listes noires de la profession.
Le marchandage permet aussi de constituer des équipages composites de marins embauchés prétendument aux conditions de leurs pays d’origine, en fait sans autre loi que celle du « libre marché » mondial. En croisant les inégalités entre catégories et entre origines, les écarts deviennent vertigineux. Et même les catégories supérieures sont tirées vers le bas. Couvertures sociales et droits syndicaux ne concernent plus que l’encadrement supérieur, ou disparaissent.
Telle est la situation de fait que l’on a laissé s’instaurer dans l’ensemble de la marine marchande internationale, en rupture avec les droits nationaux aussi bien que mondiaux, et dont on voudrait nous faire croire qu’il s’agit d’une modernité nouvelle, inéluctable. Le stade suivant est l’essai d’introduction de ces pratiques dans le droit du travail, et c’est ce qu’illustre à merveille, en ce moment même, le projet de loi instituant le nouveau registre international français, dit « projet RIF », offert aux navires français mais destiné aussi à attirer des navires étrangers.
Il s’agit d’un projet d’inspiration patronale qui vise à remplacer, sur les navires inscrits à ce RIF, tout l’édifice du droit du travail, syndical et de sécurité sociale, par les seules dispositions prévues par la loi ! Quelles sont-elles ? Un patchwork de clauses minimalistes visiblement choisies, mais sans référence précise, dans les conventions maritimes de l’Organisation internationale du travail (OIT). Il s’agit très généralement de dispositions offrant des conditions inférieures à celles du droit français (curieuse utilisation du droit international !) : la semaine légale de travail retourne aux 48 heures d’avant 1936, les fêtes légales deviennent contractuelles, le SMIC disparaît au profit du salaire minimum maritime du Bureau international du travail (variable par pays, sur la base moyenne de 435 US$), etc. Quant au contrat de travail, il est sans conteste à durée déterminée.
Là où le projet de loi innove le plus, c’est par l’introduction en droit français du marchandage et de la discrimination.
Les femmes aussi
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Le texte accorde, en effet, aux « manning agencies » internationales, rebaptisées « entreprises de main-d’œuvre maritime », un statut légalisant la pratique de marchandage de main-d’œuvre que nous avons définie ci-dessus. C’est le seul point sur lequel on trouve un référence précise à une convention de l’OIT, en l’occurrence la convention n° 179 sur le recrutement et le placement des gens de mer. Mais, en réalité, cette référence est fallacieuse car « recrutement et placement » signifient que le marin obtient un contrat de travail avec l’armateur, ce qui n’est pas le cas quand il y a, comme dans le RIF, « embauche et mise à disposition ». Cette interprétation abusive risque néanmoins de faire école, créant ainsi une brèche sérieuse dans un domaine du droit international qui manque encore de jurisprudence.
D’autre part, la discrimination par nationalités est omniprésente dans ce texte. Elle se déguise pour ne pas heurter de front tant le droit national que le droit international du travail, en établissant une différenciation par « lieux de résidence », comme si, durant leur embarquement, les marins continuaient à résider dans leur pays d’origine – dont les conditions sociales supposées leur sont alors applicables. Là encore, c’est un glissement qui peut faire école, en s’appliquant à d’autres travailleurs migrants temporairement déplacés sur contrats à durée déterminée.
Mais les choses allaient trop loin. Fait rare dans cette profession, la réaction syndicale a été unanime. La grève massivement suivie a provoqué freinage du projet, dissensions chez ses promoteurs, puis blocage sur fond de défaite électorale… L’affaire n’est cependant pas terminée. Après un vote du projet de loi au pas de charge par le Sénat à l’automne dernier, sans la moindre négociation ni même de contact préalable avec les syndicats, le processus parlementaire n’est que momentanément interrompu. Premier succès pour les syndicats : ils ont obtenu l’ouverture d’une négociation tripartite avec l’État et les armateurs. Mais ces derniers semblent tenir aux deux points forts de leur projet, le marchandage et la discrimination. À suivre donc.
Une campagne citoyenne
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Tout récemment a été déposée une proposition de directive communautaire [1], relative aux services et au marché intérieur, qui vise à permettre (entre autres) au prestataire de service d’un État membre d’envoyer de la main-d’œuvre dans un autre en la gardant sous contrat aux conditions de son pays d’origine. Dans le contexte nouveau de l’Europe à vingt-cinq, on imagine les perspectives que cela ouvrirait, non pour diminuer les inégalités sociales, mais pour organiser leur exploitation la plus profitable ! De quoi s’agit-il ? Toute la différence entre prestation de service et marchandage de main-d’œuvre est oubliée, et le RIF prend les devants en niant d’emblée cette différence ; il crée le concept d’« entrepreneurs de main-d’œuvre maritime » dont le « marchandage » est la seule fonction. La brèche est ouverte, d’autant plus béante que la loi ne fera qu’entériner une pratique déjà tolérée [2].
La discrimination qui en découle se situe au niveau des travailleurs nationaux, communautaires et extra-communautaires, puisque les « prestataires » pourront embaucher et « revendre » en l’état des travailleurs du monde entier. Dans ce cas, cerise sur le gâteau, ces personnes déplacées ne menacent plus de devenir des immigrés là où elles travaillent, car l’État du prestataire s’engage à les reprendre en fin de chantier.
Enfin, la boucle mondiale se referme avec l’AGCS (accord général sur le commerce des services), dont la directive communautaire n’a fait que reprendre les principes (voir dans ce numéro, art. p. 33). Pour son application, l’OMC (Organisation mondiale du commerce) dispose d’un bras armé, l’ORD (organisme de règlement des différends) afin d’en forcer la généralisation, secteur par secteur.
Droit international et luttes syndicales
Mais… ce qui précède n’est encore pour partie qu’en projet, et il existe d’autres références plus fortes. La non-discrimination par origines nationales figure explicitement dans des textes qui devraient s’imposer aux précédents : Déclaration de 1948, conventions de l’OIT, sans oublier l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950. Bien que le traité d’Amsterdam ait « oublié » de la mentionner dans la liste des discriminations interdites, de même que le projet de Constitution européenne, les armes juridiques ne manquent pas, mais une arme n’est utile que si quelqu’un s’en sert…
Dans le champ international, les conventions et recommandations maritimes de l’OIT ont constitué progressivement, depuis 1920, les éléments d’un véritable statut. Elles se sont appuyées sur les avancées sociales des marins de nombreux pays, dont la France : du contrat précaire à l’emploi continu, à des statuts stables, à la reconnaissance de la dignité du métier, et à la consolidation d’un système de prévoyance sociale déjà ancien, le progrès social n’avait pas été un vain mot depuis le XIXe siècle. Dans la dernière période, un début de féminisation à tous les niveaux était observable, particulièrement dans les pays nordiques.
Les conventions internationales maritimes du travail couvrent un large champ, de l’embauche au rapatriement éventuel, en passant par les conditions de travail et de vie à bord, la santé et les soins, les congés et la protection sociale incluant celle de la famille, l’inspection du travail pour couronner le tout… Elles dessinent les traits d’un modèle nouveau de statut professionnel international, même si ce n’est pas encore un statut modèle… Le premier au monde en tout cas.
Un groupe de travail tripartite « de haut niveau » du BIT prépare actuellement, pour le soumettre à la Conférence générale de l’OIT de 2005, « un instrument unique et cohérent synthétisant autant que possible toutes les normes […] du travail maritime en vigueur… ». Il est présidé par la France, qui vient aussi de prendre la tête du mouvement en votant la ratification de presque toutes les conventions restées à la traîne [3]. Quelle contradiction avec la folle saga du RIF !
De son côté, la Fédération internationale des travailleurs des transports (ITF) lutte pied à pied pour imposer aux armateurs, par voie contractuelle, le respect des principaux éléments de ce statut, que les États ne se soucient guère de faire appliquer. Et d’imposer des normes salariales minimales réduisant la pression à la baisse sur le marché mondial du travail. Ces accords couvriraient déjà, de source ITF, 140 000 marins, mais leur effectivité et leur extension sont des combats permanents.
La marine marchande, première industrie historiquement internationalisée, se trouve maintenant à l’avant-garde de la dérégulation incontrôlée appelée « mondialisation néo-libérale ». En pleine régression sociale, ou pire ? L’histoire ne se répète pas, même lorsqu’elle semble bégayer. Les marins savent-ils qu’ils sont à la pointe d’un combat majeur de notre civilisation ? Mais ils auront du mal à s’en tirer tout seuls, et leur cas nous concerne tous, en première ligne des travailleurs migrants, itinérants, déplacés ou exploités à distance… Pourquoi ne ferait-on pas une cause mondiale de ce premier exemple possible de l’instauration du statut international d’une profession ? Les principales bases de ce renouveau existent en droit international, droit maritime et droit du travail, dans les coutumes maritimes encore vivaces, dans l’action syndicale et dans l’expérience des travailleurs de la mer et de terre. Les bases institutionnelles existent aussi, mais les lobbies de la complaisance y règnent en maîtres, et l’ensemble tourne à l’envers. Serait-il si compliqué de tout remettre à l’endroit ? ;
Notes
[1] Présentée par la Commission le 13/1/2004.
[2] Voir dans ce numéro, art. p. 28.
[3] Signalons néanmoins l’absence inquiétante de la convention 165 sur la sécurité sociale des marins.
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