Article extrait du Plein droit n° 61, juin 2004
« Immigrés mode d’emploi »

Réflexions et colère d’un syndicaliste français (mission à El Ejido, suite)

Guy Marigot

Agriculteur (Confédération paysanne 13) et Forum civique européen
Aucun appareil photo ni aucune caméra au monde ne peut faire état de la folie des hommes sur ce bout d’enfer. Les demandes du Sindicato de obreros del campo (SOC) ressemblent aux revendications de tout syndicat normalement constitué. A cela près que, sur place, on se rend compte que l’on se trouve sur une autre planète.

Samedi 13 décembre 2003

Les représentants du SOC ont fait état pour nous des préoccupations de leur syndicat, à savoir :

ratonnades

  • conditions de logement indignes pour nombre de salariés
  • salaires non conformes dans la quasi-totalité des cas.

Les ratonnades visent bien sûr « l’Arabe », mais aussi et surtout le salarié. Nous nous apercevrons plus tard, dans d’autres circonstances, que l’action, ou plutôt la non action de la police autour des bidonvilles, ne vise absolument pas à contrer une quelconque délinquance ou à capturer des clandestins, mais bien à faire monter la pression pour faire baisser les salaires.

Quant aux conditions de logement décrites par le SOC, lorsque nous visiterons les « bidons champs », nous serons encore surpris de l’écart entre le propos et la réalité. Ici, tout est gigantesque, de la surface des serres à la misère dans laquelle « vivent » les ouvriers des champs. Les salariés qui n’ont pas la chance d’être acceptés dans un logement se retrouvent relégués dans les hangars à engrais ou produits phytosanitaires, les stations de pompage ou encore directement dans les serres.

Aujourd’hui, on préfère construire des logements trop chers et donc inaccessibles, plutôt que de louer ceux existants. Il ne s’agit pas de déplacements de population comme cela a été dit, mais de placements. Il semblerait donc que le laboratoire El Ejido passe à la vitesse supérieure.

Le salaire, selon la convention collective, est de 36 € pour une journée de 8h. La réalité :

pour les Maghrébins, de 25 à 28 € pour 8h (ou plus, s’il y a du boulot, mais pour le même prix)

  • 22 à 28 € pour les Noirs (Africains, anglophones ou francophones)
  • 18 à 24 € pour les Polonais ou les Roumains.

En fait, beaucoup de salariés nous auront « avoué » qu’ils ne travaillaient que de 3 à 5 jours par mois, ce qui suffisait à peine à faire bouillir la soupe. Les travaux qu’on leur propose ne sont bien sûr que les plus dangereux, pénibles ou indispensables parce que en période de « bourre ».

La solidarité est la règle lorsqu’elle est indispensable. Ici, personne ne comprend pourquoi une agriculture aussi dévoreuse de main-d’œuvre ne donne pas un peu de son trésor à ses soutiers. Les représentants des associations humanitaires, y compris la Croix-Rouge, ont été raillés par quelques salariés qui leur reprochent de ne pas prendre de risque politique en faisant autre chose que de leur amener à manger. Ils sont accusés de ne pas vouloir se mêler de ce qui pourrait fâcher.

Dimanche 14 décembre

La journée démarre par une réunion, avec une sociologue, sur la condition des femmes. Elle n’est pas enviable où que ce soit, ici c’est pire :

journée de 12 à 15 heures, bien plus que la moyenne espagnole,

  • pas d’infrastructure pour garder les enfants,
  • leur salaire réel : décote de 30 %,
  • elles sont parquées dans des niches de travail où elles ne font pas concurrence aux hommes (création de ghettos).

Malgré cela, les jeunes migrantes sont très courageuses, très critiques sur les lois de la famille, de l’immigration et sur les conditions dans lesquelles la démocratie s’exerce (elles ont beaucoup d’humour). Elles ont conscience qu’elles ont été socialisées dans une société et qu’elles travaillent dans une autre.

Pour les travailleuses de l’Est, les recruteurs se débrouillent pour n’embaucher que des femmes mariées avec enfants, dont la famille reste au pays : donc elles ne voudront pas s’installer. A rapprocher avec la logique des « contrats OMI » en France, où l’on ne fait venir que la force de travail mais en aucun cas l’individu qui pourrait avoir l’envie de s’installer.

Parmi leurs questions :

comment faire venir les femmes aux réunions syndicales sachant qu’elles font la double journée ?

  • un des problèmes des femmes immigrées, c’est que si elles font état des brimades qui sont leur quotidien au niveau familial, elles ont peur de donner aux médias et aux imbéciles qui les lisent quelques armes pour taper sur les « immigrés machistes ». (Savoir que, assez souvent, à ce que nous avons pu entendre, l’immigration est, pour certaines, un moyen d’émancipation et même de divorce.)

Lundi 15 décembre

Rencontre de quatre membres de la Confédération paysanne avec des responsables locaux et régionaux du syndicat (COAG) des exploitants. Nicolas Duntze, pour la Confédération, explique avec calme que ce que nous venons d’entendre et de voir est une caricature d’agriculture industrielle et d’organisation de la société.

Durant deux heures, nous écouterons ces gens défendre et justifier l’indéfendable et l’injustifiable. Morceaux choisis :

« Ici nous avons tout fait nous-mêmes avec nos bras sans aide européenne  ».

  • « Nous sommes les plus compétitifs en Europe par notre travail et notre technicité  ».
  • « Nous ne pouvons pas accepter que l’Europe se prépare à aider le Maghreb à produire des fruits et légumes, car cela va se faire dans des conditions infra-humaines (sic) d’exploitation de la main-d’œuvre locale.  » (Là, il faut se tenir à la table pour garder son calme).
  • « Nous n’utilisons pas d’énergie fossile ; nous optimisons nos ressources en eau ; nous produisons en hiver les légumes nécessaires au fameux régime méditerranéen  ».

Nicolas : « Nous ne pouvons pas baser notre qualité de vie sur l’exploitation de la main-d’œuvre  ».

« Ici les exploitations sont familiales : moins de 2 ha en moyenne. 17 000 exploitations avec en moyenne 2 salariés  »

  • « Nous avons un code de bonne conduite avec nos salariés  ».

Ils produisent alors une brochure de recommandations bidon, à destination de leurs coreligionnaires exploiteurs, afin de pouvoir dire : « Nous le recommandons. Maintenant, nous ne pouvons pas mettre un inspecteur du travail derrière… tralala. »

« Il y a ici une bonne confiance entre travailleurs et exploitants  ».

  • « Nous sommes des pionniers dans le social car nous avons un plan de logement envers les immigrés  ».
  • « Les immigrés clandestins, lorsqu’ils travaillent, doivent être payés au même tarif que les autres, sans cela ils ne peuvent pas vivre. Et alors, qu’est ce qu’ils font, je vous le demande ?  » (Mais notre interlocuteur ne nous dira jamais qu’ils volent ou vendent de la drogue, trop malin pour s’exposer à une accusation de racisme).

Par la suite, ils nous annoncent fièrement que leur agriculture est un formidable ressort pour le développement, et nous sortent des chiffres d’emploi en complète contradiction avec ceux du début de la rencontre faisant état d’une agriculture familiale : 5 personnes à l’hectare de serre plus 2 personnes/ha à l’emballage. Cela nous fait 7 personnes/ha pour 30 000 hectares, soit 210 000 personnes. Même en comptant les familles à 3 personnes, plus les salariés déclarés, plus les chiens et les chats, il en manque encore un sacré paquet.

Et là, on touche vraiment du doigt la réalité de cette main-d’œuvre au noir qui est une nécessité pour cette forme d’agriculture. Clandestins dont la COAG nous dit qu’ils sont 20 000, alors qu’elle sait très bien qu’ils sont beaucoup plus. Clandestins que la police harcèle en permanence pour leur mettre la pression, mais qu’elle expulse au compte-gouttes, sachant très bien qu’ils sont indispensables à la compétitivité du système.

Enfin, ils ont une vision claire de ce qui va se passer avec le Maghreb. Ils savent très bien qu’avec le marché euro-méditerranéen, ils sont cuits dans cinq à six ans. Leur seule parade est de porter plainte contre l’Union européenne, qui va aider les pays en voie de développement à leur faire une concurrence déloyale. Mais aucune autre réflexion sur leur système. Ils sont trop engagés dans leur cul-de-sac pour reconnaître qu’ils se sont trompés, et ils iront jusqu’au bout.

Encore une fois, nous pouvons toucher du doigt la réalité du miracle espagnol. Depuis Steinbeck lorsqu’il écrivait En un combat douteux, rien ou peu de choses ont changé. L’histoire bégaie, mais c’est à nous de le dire haut et fort. ;



Article extrait du n°61

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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