Article extrait du Plein droit n° 53-54, juin 2002
« Immigration : trente ans de combat par le droit »

La création du Gisti

Anna Marek

Doctorante en science politique Institut d’études politiques de Paris

Si l’idée de créer une structure permettant d’affirmer et de défendre le principes de l’Etat de droit revient à une poignée d’élèves de l’ENA, la véritable naissance du Gisti a lieu lors de la rencontre de ces jeunes initiateurs avec des représentants d’autres horizons socio-professionnels : avocats, magistrats, travailleurs sociaux, militants associatifs. Leur investissement sur la question de l’immigration participera d’un mouvement croissant de prise en compte de ce problème dans le débat national après 68.

Les témoignages de trois « anciens » viennent illustrer cet historique.

Quiconque a coutume de consulter les diverses publications du Gisti a sans nul doute prêté attention à ces quelques mots de présentation dont la formulation quasi-invariable depuis près de trente ans revêt désormais un caractère emblématique : « Le Gisti est né en 1972 de la rencontre entre des travailleurs sociaux, des militants associatifs en contact régulier avec des populations étrangères et des juristes. Cette double approche, à la fois concrète et juridique, fait la principale originalité du groupe  ». Ces quelques lignes en disent à la fois peu et beaucoup sur la genèse de l’association : si la spécificité du Gisti réside dans l’aspect proprement juridique de son action, le groupe tient à souligner la pluralité des engagements et des itinéraires ayant présidé à sa création, et continuant de coexister en son sein.

L’initiative du projet, au cours de l’année 1971, revient à une poignée de jeunes élèves de l’Ecole nationale d’administration (ENA) en fin de scolarité, partageant la volonté forte d’affirmer et de défendre les principes d’un Etat de droit dont ils s’apprêtent à devenir les représentants.

Leur engagement se nourrit d’une vision particulièrement critique du contexte politique et administratif de l’époque. L’un d’entre eux se souvient : « Nous étions plusieurs à l’ENA à nous poser la question de la manière d’accommoder la mission de service public qui devait être notre métier et la question du contexte social et politique dans lequel on allait l’exercer, et dont nous pensions qu’il ne fallait pas, que nous ne pouvions pas nous en désintéresser. Le Gisti s’est donc constitué à partir de là, avec l’idée qu’il fallait se battre contre une vision anormale du pouvoir administratif et exécutif  ».

Au service des luttes sociales

Si la défense de l’ Etat de droit constitue le premier point d’achoppement de ce petit groupe de jeunes « énarques », cet engagement s’agrège rapidement à une autre conviction relative à la façon de mener cette lutte. Ceux-ci souhaitent, avant tout, mettre à disposition « une certaine formation universitaire et une bonne capacité technique  » au service de luttes sociales.

Le contexte politique de l’époque fortement marqué par les thématiques du mouvement ouvrier justifie qu’ils s’adressent en premier lieu aux syndicats, dans l’idée d’offrir leurs services à des organisations déjà constituées. Toutefois, un accueil pour le moins « distant  » des secteurs migrants de la CGT et de la CFDT contribue à faire émerger l’idée de la nécessité, pour le groupe, de se constituer de façon autonome.

D’emblée, l’engagement est envisagé à partir d’un instrument spécifique, celui de la mobilisation de compétences juridiques au service des luttes [1]. C’est d’ailleurs le constat d’« un thème à forte charge et à faible visibilité qui était le vide juridique du côté des immigrés, cette espèce de zone de non-droit  » qui détermine pour une grande part le choix des objectifs du groupe.

Mais si la formation du Gisti renvoie incontestablement à la démarche première de ces quelques étudiants de l’ENA, sa véritable naissance a lieu lors de la rencontre avec des représentants d’autres horizons socio-professionnels. En effet, convaincu de la nécessité de « ne pas rester entre énarques et de se rapprocher du terrain  », le noyau initial s’élargit peu à peu à des juristes – avocats et magistrats – ainsi qu’à des travailleurs sociaux et à des militants associatifs.

Après l’échec du rapprochement avec les syndicats, la « jonction » avec le terrain se fait notamment par le biais de quelques travailleurs sociaux de la Cimade [2], association issue des cercles protestants, qui s’associent à ce projet et consacrent ainsi la création du Gisti. Les premiers temps, le Gisti demeure donc étroitement lié au secteur « migrants » de la Cimade, qui fait office de structure d’accueil jusqu’à l’année 1979, date à laquelle le secteur est supprimé.

Des juristes et des « gens de terrain »

Cette union de l’« expertise » et du « terrain » peut être illustrée à travers un épisode relaté par plusieurs des membres fondateurs, emblématique à cet égard de la perception que ces derniers ont de ce nouveau rapport en train de se nouer, dans le sens d’un va-et-vient complémentaire et enrichissant.

Au début des années soixante-dix, à une période où la police procède à nombre d’expulsions d’immigrés de bidonvilles à la périphérie de Paris, l’une des premières questions venue du « terrain » est celle de savoir si, juridiquement, un baraquement de bidonville peut être considéré comme un logement.

Cet exemple traduit symboliquement les formes de relations s’établissant alors entre les juristes et les « gens de terrain », prémisses à la coexistence de ces différentes sphères au sein du Gisti.

Les instruments de revendication du groupe sont avant tout ceux que leur offre leur connaissance du droit. Ils visent, dès l’origine, à se développer dans les deux directions de l’action contentieuse et de la production écrite : « Il fallait agir par le droit, faire du recours, contester le non respect du droit par l’administration et le gouvernement. Agir par l’écrit, c’était le deuxième thème, nous avons tout de suite pensé qu’il fallait faire des notes, des écrits, qu’il fallait publier, diffuser... ».

Aujourd’hui encore, les objectifs de l’association restent ceux ayant déterminé sa création et se déploient sur deux axes centraux : une activité d’information juridique à l’intention des immigrés et des associations qui les soutiennent ; une activité de soutien juridique, et également politique aux luttes engagées en France par les immigrés.

L’activité d’information juridique participe du constat que la réglementation relative aux étrangers est trop souvent méconnue, y compris des administrations chargées de l’appliquer. Cette information est organisée sous la forme d’une part de nombreuses publications destinées à faire connaître le droit des étrangers à des publics divers, d’autre part de formations qui s’adressent, dans la même perspective, aux secteurs associatifs et professionnels.

Le soutien juridique s’inscrit dans une volonté plus générale de faire en sorte que le droit évolue de manière positive, tout en examinant au plus près ce qu’il se passe en matière de pratiques administratives. Un service de conseil juridique est ainsi proposé sous forme de permanence téléphonique, par voie postale ou sur rendez-vous. Le Gisti mène également de nombreuses actions en justice, devant des juridictions administratives ou judiciaires.

La visibilité de la question immigrée

A l’origine du Gisti, le constat établi par les fondateurs d’un vide juridique concernant les immigrés se fait d’autant plus aisément que la période est marquée par la visibilité nouvelle acquise par la question de l’immigration, laquelle prend place dans un mouvement plus large au cœur duquel s’inscrivent notamment les effets de mai 1968 [3].

Au cours des années soixante et soixante-dix se développe en effet un vaste ensemble de mobilisations, dont le point commun est de concerner des causes nouvelles ou marginales jusqu’alors : l’écologie, le droit à l’avortement, la cause des immigrés, des prisonniers, des malades mentaux... Ces « nouveaux mouvements sociaux » [4], comme on les qualifie couramment aujourd’hui, consacrent une politisation d’enjeux auparavant présents seulement à l’arrière-plan des organisations et des mobilisations liées au mouvement ouvrier.

La mise en relation avec la structure du système socio-économique de questions telles que la dégradation de l’environnement, le statut des femmes et des minorités élargit par conséquent le champ des luttes sociales à des thèmes nouveaux. La forme associative apparaît souvent comme le cadre privilégié de ces contestations se réclamant de l’esprit de mai 1968 [5].

C’est au cours de cette période que sont également observés les premiers effets d’un phénomène de « réorientation militante [6] » des membres de la petite bourgeoisie nouvelle et des étudiants de mai, consécutif aux événements de 1968. En effet, « les mieux dotés en capital scolaire, économique, social, accèdent à la vie sociale et ouvrent de nouveaux fronts dans différents champs de l’espace social  » [7] . Le Gisti, fruit de l’initiative de quelques élèves de l’ENA, s’insère donc dans cette évolution qui consacre l’émergence de la figure du « technocrate contestataire  » [8].

L’investissement du groupe sur la question spécifique de l’immigration participe d’un mouvement croissant de prise en compte de ce problème dans le débat national après 1968. En raison de sa dimension tiers-mondiste et du traitement social dont il fait l’objet, le thème de l’immigration donne en effet un reflet saillant aux thèses radicales de l’époque. A cet égard, il est intéressant de relever la tonalité des premiers écrits du Gisti, comme un fidèle écho de la rhétorique ambiante. L’introduction du Petit livre juridique des travailleurs immigrés [9] [10] nous éclaire dans ce sens.

Le Gisti naît donc au cœur de cette effervescence sociale très orientée à gauche, voire à l’extrême-gauche. A cet égard, la distinction à l’époque entre les associations de solidarité avec les immigrés et l’extrême-gauche radicale n’est pas toujours très claire, dans la mesure où ces groupes sont souvent de création récente [11].

Le mouvement général de solidarité avec les immigrés qui s’amorce se caractérise par une importante diversité des forces mobilisées. Une vaste contestation réunit des professionnels du mouvement associatif, des travailleurs sociaux, des militants d’extrême-gauche, des prêtres progressistes, des étudiants, des intellectuels, ou encore des immigrés en situation irrégulière. Ce rassemblement disparate trouve son unité dans la fustigation d’un Etat conservateur et répressif devenu complice du patronat. Craignant d’être débordés sur leur gauche, le PCF et les grands syndicats investissent alors le terrain de l’immigration, qu’ils avaient jusque-là délaissé. Ainsi, si la question de l’immigration n’avait soulevé aucun intérêt majeur jusqu’au début des années soixante, cette prise en charge élargie du problème contribuera enfin à porter le débat sur un plan national [12]. ;




Notes

[1Voir, dans ce numéro, article p. 40 qui développe cet aspect.

[2La Cimade (Comité intermouvements auprès des évacués) naît en septembre 1939 des mouvements de la jeunesse protestante qui cherchent à venir en aide aux populations civiles d’Alsace et de Lorraine. Elle renaît un an plus tard sous l’impulsion de la Fédération protestante de France. Après la guerre, elle développe notamment son action dans le domaine de la solidarité internationale, puis s’engage dans les premiers groupes de soutien aux immigrés. Aujourd’hui, avec quelque sept cents militants, près de quatre-vingts salariés et huit groupes régionaux, la Cimade consacre une grande part de ses activités à la défense du droit des étrangers.

[3Voir article p. 3.

[4Les mutations politiques, sociales et économiques d’après-guerre ont eu tendance à transformer l’appréhension de problèmes souvent anciens. Ces « nouveaux mouvements sociaux » bouleversent les structures du conflit social en ne se consacrant plus exclusivement aux problèmes d’économie, de production et de répartition des richesses, et en introduisant de nouveaux acteurs, en particulier les minorités.

[5M. Barthélemy, Associations, un nouvel âge de la participation ?, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000, p.75 et s.

[6J. Siméant, La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences-Po, 1998.

[7G. Mauger, « Gauchisme, contre-culture et néo-libéralisme : pour une histoire de la « génération de mai 1968 », dans L’identité politique, Paris, PUF (CURAPP / CRISP), 1994, P. 206-226. Parmi ces « nouveaux fronts », l’auteur cite également la création du syndicat de la magistrature et du Mouvement d’action judiciaire (MAJ) dans le champ juridique.

[8Ibid, p. 221.

[9Reproduit dans ce numéro, p. 8.

[10Reproduit dans ce numéro, p. 8.

[11J. Siméant, op. cit., p.180.

[12Pour une approche approfondie de ce mouvement, voir Vincent Viet, La France immigrée : construction d’une politique, 1914- 1997, (3ème partie, ch. 1er), Paris, Fayard, 1998.


Article extrait du n°53-54

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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