Article extrait du Plein droit n° 49, avril 2001
« Quelle Europe pour les étrangers ? »

La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

Claudia Cortes-Diaz

C’est au cours du Conseil européen de Cologne des 3 et 4 juin qu’a été affirmée la nécessité « d’établir une charte [des droits fondamentaux] afin d’ancrer leur importance exceptionnelle et leur portée de manière visible pour les citoyens de l’Union  ». Un groupe chargé d’élaborer un projet de charte avait alors été mis en place avec pour tâche de présenter un projet définitif que le Conseil, le Parlement européen et la Commission pourraient promulguer lors du Sommet européen des 7 et 8 décembre 2000 à Nice.

Rappelons tout d’abord que cette préoccupation relative aux droits fondamentaux des ressortissants de l’Union européenne n’est pas vraiment nouvelle. Présente déjà dans l’Acte unique européen de 1986, elle a été régulièrement rappelée dans les différents traités, jusqu’au Traité d’Amsterdam. L’article 6 du Traité de l’Union européenne précise en effet :

« L’Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’État de droit, principes qui sont communs aux États membres  » (Article 6, § 1). Quant au § 2, il définit les droits fondamentaux comme l’ensemble des droits et libertés généralement garantis par la Convention européenne des droits de l’Homme, les droits constitutionnels des États membres et consacrés par le juge communautaire comme principes généraux du droit communautaire.

Après une rapide description de la procédure d’élaboration de la Charte, nous étudierons le contenu même du texte, sans toutefois entrer dans les détails, ce qui nous demanderait trop de temps. Nous ferons simplement une analyse des dispositions qui concernent l’ensemble des individus, à savoir aussi bien les citoyens européens que les ressortissants des pays tiers, puis nous verrons comment certains de ces droits dits « fondamentaux » n’ont été réservés qu’aux seuls citoyens de l’Union. Nous terminerons par quelques observations à propos de ce texte.

C’est le Conseil européen extraordinaire de Tampere des 15 et 16 octobre 1999 qui a fixé la composition du groupe chargé de la rédaction de la Charte – qui s’appellera plus tard « Convention » – à 62 membres, répartis de la manière suivante : 15 représentants des chefs d’État ou de gouvernement des États membres (pour la France, M. Guy Braibant a été désigné), un représentant de la Commission, 16 membres du Parlement européen désignés par celui-ci et 30 membres des parlements nationaux, soit 2 par État. Ce groupe élit son président, en l’occurrence M. Roman Herzog, ancien président de la République fédérale d’Allemagne. Une vice-présidence plurielle est assurée par un membre du Parlement européen, un membre d’un parlement national et le représentant du président du Conseil européen, qui est donc aujourd’hui M. Guy Braibant puisque la France exerce la présidence du Conseil pendant le deuxième semestre de l’année 2000.

Sont également présents des « observateurs » c’est-à-dire deux représentants de la Cour de justice des Communautés européennes, un représentant du Conseil européen et un représentant de la Cour de Strasbourg. Le président et les vice-présidents constituent le « présidium ».

Les travaux de cette Convention ont commencé le 17 décembre 1999. Des réunions informelles ont d’abord eu lieu, à raison de deux par mois, puis des réunions en assemblée générale. Ont été entendus non seulement des institutions communautaires ou des autorités des États membres, mais aussi des représentants des diverses organisations, syndicales, politiques ou ONG. Le projet définitif a été présenté par la Convention au Conseil européen de Biarritz en octobre dernier, qui l’a adopté puis verrouillé (puisqu’il n’est plus possible de faire de modifications). C’est ce texte qui va être proclamé lors du Conseil européen de Nice.

La Charte est composée de 54 articles, divisés en sept chapitres. Dans son préambule on peut lire :

« Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; […]. Elle place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l’Union et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice. »

« […] Elle cherche à promouvoir un développement équilibré et durable et assure la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux, ainsi que la liberté d’établissement  ».

Ces valeurs considérées comme universelles et indivisibles sont donc reconnues à l’ensemble des personnes, citoyens de l’Union et ressortissants des pays tiers. La première de ces valeurs, la dignité humaine, est décrite à l’article 1er de la Charte comme « … inviolable. Elle doit être respectée et protégée  ». On peut même lire, dans les explications des articles faites par la Convention : « Il en résulte, notamment, qu’aucun des droits inscrits dans cette charte ne peut être utilisé pour porter atteinte à la dignité d’autrui et que la dignité de la personne humaine fait partie de la substance des droits inscrits dans cette charte. Il ne peut donc y être porté atteinte, même en cas de limitation d’un droit  ».

D’emblée, on peut se demander comment il est possible de parler de dignité humaine quand, par ailleurs, on limite l’accès à la protection sociale et à l’aide sociale aux ressortissants des pays tiers résidant de manière légale sur l’espace européen, comme nous le verrons plus loin. De deux choses l’une, soit le droit est universel et indivisible et on adopte toutes les mesures nécessaires pour qu’il soit respecté de manière effective, soit il ne l’est pas et, dans ce cas, le préambule même de la Charte est en porte à faux.

La Charte prévoit également l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. L’article 5, en particulier, interdit l’esclavage et le travail forcé et son alinéa 3 précise que : « La traite des êtres humains est interdite  ». Dans les explications de cet article, les rédacteurs font référence explicitement à la Convention de Schengen qui prévoit de sanctionner l’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers mais uniquement s’ils ont été commis à des fins lucratives. Or, comme nous l’avons vu précédemment (cf. article p. 49), la présidence française a proposé, pour la répression de ce délit, un texte qui va bien au-delà de ce que prévoit la Convention de Schengen. Donc, d’un côté la France se vante de pouvoir promulguer la Charte des droits fondamentaux, de l’autre elle fait des propositions de directives fortement répressives. Il y a là une incohérence qui rend la position française peu crédible.

L’article 7 de la Charte reprend, de manière incomplète d’ailleurs, le contenu de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, c’est-à-dire le droit de mener une vie privée et familiale normale lequel comprend le droit de se marier, le droit de fonder une famille, etc. Reconnu comme un droit universel, il devrait donc impliquer la reconnaissance des autres droits tels que le droit au travail, à la sécurité sociale, et même au séjour, ce qui n’est pas le cas.

Quant aux droits accordés aux citoyens en matière d’emploi, ils sont définis à l’article 15 de la Charte dans une rédaction qui illustre parfaitement l’hypocrisie du discours européen : le premier alinéa reconnaît à toute personne le droit de travailler et d’exercer une profession librement choisie ou acceptée ; le deuxième alinéa apporte déjà une restriction puisqu’il considère que tout citoyen de l’Union a la liberté de chercher un emploi, de travailler, de s’établir ou de fournir des services dans tout État membre ; quant au troisième alinéa, il ne concerne plus que les ressortissants des pays tiers qui sont autorisés à travailler (donc en situation régulière) sur le territoire des États membres : ceux-là ont droit à des conditions de travail équivalentes à celles dont bénéficient les citoyens de l’Union.

Dans le domaine de la sécurité sociale et de l’aide sociale (article 34), il est prévu que :

« 2. Toute personne qui réside et se déplace légalement à l’intérieur de l’Union a droit aux prestations de sécurité sociale et aux avantages sociaux, conformément au droit communautaire et aux législations et pratiques nationales.

3. Afin de lutter contre l’exclusion sociale et la pauvreté, l’Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et à une aide au logement destinées à assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, selon les modalités établies par le droit communautaire et les législations et pratiques nationales  ».

On peut tout d’abord relever la contradiction dont nous avons déjà parlé entre les dispositions de cet article réservant le bénéfice de la sécurité sociale aux seules personnes en situation régulière et la déclaration de principe sur la dignité humaine reconnue comme « inviolable ». Par ailleurs, il est très frappant de constater que dans un texte qui se veut de droit international et qui aura éventuellement une force juridique obligatoire, on se réfère presque systématiquement non seulement au droit communautaire mais également aux législations et surtout aux pratiques nationales.

Cette référence est difficile à comprendre dans la mesure tout d’abord où un texte à valeur internationale est hiérarchiquement supérieur à un texte national. D’autre part, se référer aux « pratiques nationales », c’est ouvrir la porte à l’arbitraire dans la mesure où il est connu que ces pratiques sont parfois bien éloignées de ce qu’a prévu la loi.

Dans le chapitre consacré à la citoyenneté (chap. V), il ne s’agit pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, uniquement des droits des citoyens de l’Union. L’article 45, alinéa 2 précise en effet : « La liberté de circulation et de séjour peut être accordée, conformément au traité instituant la Communauté européenne, aux ressortissants de pays tiers résidant légalement sur le territoire d’un État membre  ».

Cette disposition paraît ne pas prendre en compte l’acquis de Schengen qui prévoit, depuis plus de cinq ans, une liberté de circulation pour une durée de trois mois aux ressortissants de pays tiers résidant légalement sur le territoire d’un Etat membre.

Nous voudrions terminer cet exposé par une remarque à propos du chapitre II, Libertés, dans lequel est inclus l’article 18 relatif à l’asile. Cet article affirme que le droit d’asile y est garanti en conformité avec la Convention de Genève et ses protocoles additionnels, et avec le Traité instituant la Communauté européenne. La convention, dans ses explications dit que cela comprend, bien entendu, le fameux « Protocole Aznar », c’est-à-dire la limitation du droit d’asile pour les ressortissants communautaires. Ce qui pose quand même bien des problèmes et continuera certainement à en poser avec la perspective de l’élargissement aux pays de l’Europe de l’Est.

N’oublions pas que ce projet va être proclamé lors du Conseil européen de Nice. Il n’aura, pour l’instant, aucune force juridique obligatoire puisqu’il n’est pas inclu dans les traités. Pour qu’il le soit, il faudrait envisager une réforme des ces derniers, ce qui n’est pas à exclure puisque le Conseil européen de Cologne a bien précisé qu’une fois la Charte proclamée, il faudra se pencher sur la question de la validité juridique à lui octroyer. Une fois cette validité reconnue, la Cour de justice des Communautés européennes sera alors compétente pour exercer son contrôle juridictionnel.

Il avait également été envisagé d’intégrer les dispositions de la Charte, non pas dans les traités mais tout simplement dans l’article 6 du Traité sur l’Union européenne qui fait référence aux droits fondamentaux. La Cour aurait donc pu s’y référer lorsqu’elle doit statuer sur une question concernant les droits fondamentaux.

A notre sens, cependant, la véritable question qui se pose est : à quoi sert véritablement la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ? Plusieurs arguments ont été avancés pour justifier l’adoption de ce texte. D’abord, celui de la lisibilité : la Charte serait une réécriture améliorée de la Convention européenne des droits de l’homme. Cet argument n’est que partiellement vrai. De l’avis de juristes éminents, le projet de charte s’est contenté de réécrire l’énoncé des droits, laissant de côté les conditions et les limites de leur exercice, ce que prévoit par contre la CEDH et qui est essentiel, par exemple, pour le droit à la liberté ou à la sécurité.

Deuxième argument, celui de l’unification, c’est-à-dire de l’importance d’avoir un texte qui prévoit à la fois les droits civils et politiques et les droits économiques et sociaux. Cet argument est exact mais limité si la Charte n’a pas de valeur juridique obligatoire.

Troisième argument, enfin, celui de l’actualisation et, notamment, de l’introduction des droits concernant la bioéthique comme par exemple l’interdiction du clonage humain.

En fin de compte, les inconvénients sont nombreux. Même si la Charte pense pouvoir les résoudre, on ne peut s’empêcher de se demander s’ils n’auraient pas été plus facilement surmontés avec l’adhésion de la Communauté européenne à la Convention européenne des droits de l’homme. Rappelons-nous qu’en 1996, la CJCE avait donné un avis défavorable à cette adhésion, considérant alors que la Communauté n’avait pas la capacité juridique adéquate et qu’une réforme des traités s’imposait. Aujourd’hui, selon l’avis de diverses personnalités, notamment juridiques, les obstacles à cette adhésion sont tout à fait surmontables.

Finalement le problème nous paraît être plus politique que juridique. Politique parce que la CJCE ne veut pas être contrôlée par une autre juridiction, mais politique aussi parce que les droits de l’homme ne sont pas la préoccupation majeure et principale des États membres voire des institutions communautaires. Dans le rapport n° 2275 de mars 2000, de la délégation pour l’Union européenne de l’Assemblée nationale, le député François Loncle, rapporteur, dit ceci : « La perception de l’ordre juridique communautaire, qu’il s’agisse par exemple de la liberté d’établissement, de la libre circulation ou de la libre concurrence, à travers le seul prisme des droits de l’homme ne répondrait pas à la vocation première de la construction juridique communautaire  ».

A nous d’en tirer les conclusions ! ;



Article extrait du n°49

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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