Article extrait du Plein droit n° 25, juillet 1994
« La famille au ban de l’Europe »

Histoires...

En Haïti aussi, le ciel peut tomber sur les têtes

J. B. est haïtien. Né le 29 août 1965, il est entré en France le 4 mai 1994 et saisit l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) d’une demande d’asile le 31 mai. Son histoire est extraordinaire. Son caractère au premier abord incroyable devrait servir de leçon à ceux qui opposent systématiquement scepticisme et rejet à ces victimes des persécutions qui arrivent en Occident avec, dans leur mémoire, des souvenirs sans preuves que notre conception stéréotypée de la répression considère a priori comme irrecevables. Mais, dans ce cas, tout à coup, les preuves font irruption dans l’incrédulité. Il faudra bien se soumettre à l’évidence.

J. B. vit au cœur de Port-au-Prince dans un quartier surtout investi par la très petite bourgeoisie, souvent commerçante. Il travaille avec son frère F. B., chauffeur d’un tap-tap (taxi collectif) Toyota qui relie l’aéroport à la capitale haïtienne. Il n’est pas un militant politique, même s’il a, comme des milliers de ses compatriotes pendant la campagne électorale de 1990, participé à des distributions de tracts favorables à Jean-Bertrand Aristide, le candidat finalement élu par 67 % des voix et renversé le 30 septembre 1991 par les militaires putschistes. D’ailleurs, depuis le coup d’État, il admet qu’il n’a pas souffert d’ennuis particuliers, pas plus que sa proche famille.

Le 17 octobre 1993, il part à Saint-Marc avec son frère B. B. (34 ans, comptable à l’Institut des cadres techniques d’Haïti). Ils prennent la route du Nord vers 5h30 du matin. J. B. veut acheter un terrain de 2,5 carreaux à bâtir et à cultiver dans la zone d’origine de son épouse.

Alors qu’ils passent à la hauteur de Titanyen, la décharge publique de sinistre réputation à 15 km environ de la capitale (on y jette pêle-mêle ordures et cadavres), ils discernent à quelques dizaines de mètres de la route une forme allongée qui semble manifester des signes de détresse en levant un bras. B. B. freine, stoppe le véhicule. Ils vont voir. Dans le jour encore incertain, ils découvrent une femme ensanglantée qui ne peut plus ni parler ni se lever. Au premier coup d’œil, ils aperçoivent son bras droit tranché au dessus du poignet. Elle a le visage tuméfié, des blessures profondes un peu partout, dont il est impossible de faire le bilan tant elle saigne. Elle réussit juste à chuchoter qu’elle s’appelle G. et habite à Côte-Plage, qui est situé dans la zone de Carrefour, l’un des plus vastes bidonvilles de Port-au-Prince.

Les deux frères ont peur. Ils comprennent ce que la présence de cette femme non loin de Titanyen peut signifier. Ils ne veulent pas trop s’impliquer dans cette affaire risquée ; ils ne veulent pas non plus l’abandonner à une mort rapide évidente. B. B. s’en tire en disant qu’il ne veut pas salir sa voiture, qu’il se refuse à l’embarquer. Mais les deux frères décident néanmoins de signaler sa présence au premier poste de police qu’ils rencontreront en continuant leur route vers Saint-Marc.

À Bon-Repos, ils s’arrêtent au poste et, par prudence, déclarent que la femme blessée a dû être victime d’un accident de la circulation. Un choc de nuit avec une voiture ou un camion, ce qui arrive souvent. Alors qu’ils pensaient avoir rempli leur devoir et être libérés, les policiers leur demandent de les conduire jusqu’à la victime. Les voilà contraints à faire demi-tour et à précéder la Jeep de police où quatre militaires ont pris place. Dès qu’ils arrivent, ils voient la femme blessée qui n’a pas bougé. Elle est habillée d’une robe rouge. Ils évaluent son âge à trente ans environ.

Enlevés par des « attachés »

B. B. et J. B. rappellent qu’ils ne savent rien, qu’ils ne connaissent pas la victime. On les laisse filer. Comme il est maintenant tard et qu’ils se sentent passablement secoués par cette découverte, ils décident d’abandonner leur projet de voyage à Saint-Marc et de rentrer à Port-au-Prince. Puis l’idée leur vient que ce serait humain d’avertir la famille de la victime qui leur a soufflé son adresse. C’est d’ailleurs sur leur trajet. Et J. B. connaît assez bien Côte-Plage, où il a été collégien.

Les voilà bientôt frappant à la porte de la maison que des voisins leur ont indiquée. Elle est fermée. Ils insistent et attendent un instant. Quatre civils sortent alors d’une Jeep verte et les interrogent : sont-ils de la famille ; où sont les habitants de la maison ; qui les envoie ici ? J. B. et B. B. évitent de parler de la femme blessée. Ils sont venus pour des questions personnelles voir cette famille qu’ils ne connaissent pas. Les autres insistent. Parmi eux, un homme porte un revolver en partie dissimulé sous son pantalon. Soudain, les deux frères sont contraints de monter dans la Jeep. Puisqu’ils ne veulent rien dire, les quatre civils les arrêtent.

La Jeep démarre et l’interrogatoire se poursuit à l’intérieur. Un des civils applique sa cigarette allumée sur le poignet de J. B. qui crie et se débat. L’autre l’immobilise et continue à brûler son bras. « Ce n’est rien à côté de ce qui vous attend si vous ne parlez pas », le menace-t-on. Dans la panique, B. B., le frère de J. B., essaie de s’en tirer en expliquant qu’il n’est pour rien dans cette visite à Côte-Plage, que c’est J. B. qui lui a demandé de l’y conduire, il ne sait pas pourquoi.

La Jeep roule vers Port-au-Prince. À Bizoton, près de Fontamara, à la hauteur d’un effondrement de la chaussée qui ralentit la circulation et produit un embouteillage, J. B., qui a compris ce qu’ils risquent désormais, tente le tout pour le tout et saute de la voiture, plonge dans la ravine en contrebas, profite d’un pont sous lequel il se réfugie. Il file sans se retourner vers Bizoton qui surplombe la vallée. Dans sa course, il entend des coups de feu loin derrière lui.

Dans sa fuite, J. B. donne son nom et son adresse au premier venu qu’il rencontre et le supplie d’avertir sa famille de ce qui se passe. Il veut aller à Gressier chez un ami. L’homme lui conseille de sortir du quartier par Source-Corrosol, d’où il pourra facilement prendre la route de Gressier à 15 km par Mariani. Il fait le chemin à pied et arrive vers 1h30 du matin à destination. Il n’y a personne dans les rues. Par prudence, il contourne le poste de police de l’entrée de la ville et dort dans une usine de matériaux de construction. Vers 7 heures, il monte à Corail où vit son copain d’école F. T. qu’il connaît depuis qu’ils ont fait la même classe de troisième au collège Catherine-Flon à Côte-Plage 16.

F. T. accepte de le cacher et part immédiatement à Port-au-Prince avertir la famille de J. B. Dans la maison de la rue du Centre, il devrait trouver sa mère ; sa sœur aînée, son cousin , la mère de ses trois enfants. Quant à son père, il sait qu’il est absent. Mais F. T. se heurte à une maison fermée. Personne ne répond. Il revient à Gressier vers 16 heures sans la moindre nouvelle à donner à J. B. qui s’inquiète du sort de son frère B. B. et se demande si des aveux de sa part n’ont pas conduit les « attachés » (civils armés par les militaires pour faire une partie du sale boulot) à exercer des représailles sur sa famille.

Le lendemain, F. T. repart à Port-au-Prince. Il trouve la mère de J. B. à la maison. Elle a été avertie du cours des événements par l’inconnu abordé par son fils à Bizoton. Elle est montée là-bas. Le cadavre de B. B. était encore sur le bord de la route. Des témoins lui ont raconté qu’il avait aussi tenté de fuir, que sa tentative avait retardé les « attachés » dans leur réflexe de poursuite de J. B., qu’ils l’avaient abattu de deux balles et achevé à coups de machettes, puis étaient partis en abandonnant son corps. Primencia C., sa mère, confie de la nourriture et de l’argent à F. T. et, deux jours plus tard, vient voir J. B à Gressier.

Il s’y cachera jusqu’au début d’avril 1994.

Sur la route de l’exil

À Port-au-Prince, la mère demande de l’aide et des conseils à L. D., l’ami de sa fille aînée. Il travaille aux contributions. Lui pense aussitôt qu’il vaut mieux que J. B. parte à l’étranger. Il est impliqué dans une sale histoire qui risque de se retourner contre toute la famille. On connaît des cas de ce genre qui ont mal tourné.

L. D. connaît bien un homme d’affaires qui a déjà fait partir des gens en danger à Saint-Martin (Guadeloupe) ou en Guyane. Il prend contact avec lui, avance l’argent et le charge de trouver une solution.

Le 7 ou le 8 avril, L. D. vient à Gressier avec tout ce qu’il faut pour déguiser J. B. en notable : costume, chapeau, lunettes, porte-documents et même fausse moustache. Sur la route de Port-au-Prince, ils s’arrêtent à Carrefour pour faire les photos d’identité : c’est plus prudent que de traîner dans la capitale. Ils vont ensuite au service des passeports où L. D. a des relations. Dès le lendemain, il reconduit J. B. à Gressier.

Le 26 avril, L. D. retournera à Gressier, cette fois pour ramener J. B. à Port-au-Prince. Tout est organisé. Le 28 avril, l’homme d’affaires anonyme vient vers 17 heures chez L. D., rue de l’Enterrement. Il y prend J. B. qui s’y cache. Puisqu’il est impossible d’embarquer dans les avions d’Air-France à Port-au-Prince sans visa et que le consulat de France n’en délivre qu’au compte-gouttes [1], ils vont au Cap-Haïtien par la route et, de là, en République dominicaine où ils arrivent le lendemain.

À Santo-Domingo, ils logent à l’Hôtel El Caribelio pendant 4 ou 5 jours avant de s’envoler ensemble vers Curaçao par l’ALM, filiale régionale de la compagnie néerlandaise KLM. J. B. ne sait rien de sa destination finale. L’homme d’affaires le fait voyager sous un autre passeport que le sien. À Curaçao, il prend un billet d’avion pour Amsterdam, où ils arrivent le 3 mai. Là, l’homme d’affaires lui rend son vrai passeport où il a la surprise de découvrir un tampon des services de l’immigration de l’aéroport de Port-au-Prince (28 avril), où il n’est jamais passé. Qu’importe. L’homme d’affaires le met dans un train pour Paris et disparaît, toujours aussi anonyme.

J. B. arrive à Paris le 4 mai 1994 et saisit l’OFPRA d’une demande du statut de réfugié.

Série noire ?

On se croirait dans un roman de la Série noire. Parce que nous sommes en France. Reprenons l’actualité quotidienne haïtienne depuis le putsch du 30 septembre 1991. Elle fourmille d’enlèvements, de disparitions, d’assassinats, de représailles à l’encontre de centaines de témoins innocents d’exactions commises par des « attachés », puis à l’encontre de leurs proches. J. B. a été, avec son frère B. B., emporté à son tour dans la tourmente folle de la répression et de la terreur ordinaires qui planent sur Haïti depuis presque trois ans.

Peut-on avoir imaginé ou inventé une « aventure » aussi précise, aussi circonstanciée, datée, localisée ? La narration de J. B. est en elle-même un documentaire sur l’actualité haïtienne : comment n’importe qui peut tomber dans la machinerie de l’oppression ; comment chacun tente alors de se protéger ; comment les solidarités se manifestent.

Quelques jours plus tard, J. B. reçoit un journal (Haïti Progrès n° 3, 13-19 avril 1994) [2] qui rend compte des circonstances de son affaire sans parler directement ni de lui ni de son frère, les témoins anonymes de la tentative d’exécution de Madame X., ainsi dénommée dans le journal.

Pourquoi vous êtes-vous mêlée de politique ?

En page 19 d’un long article qui commence à la « une », Haïti Progrès raconte, sur la foi du témoignage de Mme G. : « Des automobilistes passent sans s’arrêter, craignant de venir en aide à une telle victime. Finalement, deux personnes à bord d’une voiture privée s’arrêtent et disent tout haut en la voyant dans cet état : " Peut-être elle n’est pas encore morte ". Mais elles ne la font pas monter, préférant aller informer le poste de police près de Bon-Repos ».

Il n’y avait pas besoin de cette preuve pour croire J. B. Mais il l’a. De surcroît.

Haïti Progrès relate les circonstances dans lesquelles Mme G. a été mutilée. « Le 17 octobre (1993) des coups de feu tirés sur la maison réveillent sa famille », raconte l’hebdomadaire haïtien. Son mari, qui se sait recherché par les putschistes, s’échappe aussitôt par une fenêtre. « Les macoutes (hommes de main des Duvalier, leur nom est devenu un terme générique pour désigner les fauteurs de violences) prennent Mme X. par les pieds, la tirent au dehors, la jettent dans une Jeep et s’en vont (...). Sur la route principale de Carrefour, deux des attachés descendent de la voiture. Les autres conduisent Mme X. à travers les rues non éclairées de la ville de Titanyen (...). Là, ils lui ordonnent de descendre de la Jeep et de rester debout dans le noir. Puis, sans dire un mot, un des attachés donne à Mme X. un coup de machette au côté de la tête (...). Mme X. s’effondre (...). Elle est maintenant sur le ventre, essayant de se protéger la tête de ses mains. Les attachés font pleuvoir alors des coups de machettes sur tout son corps. Les lames tailladent mains, avant-bras, tête, cou et épaules ».

C’est un carnage. Haïti Progrès remarque ensuite incidemment que, « pendant que sa femme était soignée à l’hôpital, M. X. s’est rendu au centre d’immigration des États-Unis (à Port-au-Prince) (...) situé dans le bâtiment qui abrite aussi la Banque nationale de Paris (...). Là, les fonctionnaires des États-Unis n’ont pas voulu le croire, lui demandant de fournir des preuves. M. X. y est retourné trois jours plus tard avec des photos de sa femme qu’un journaliste avait prises. Malgré tout, ils ont continué à émettre des doutes (...). La famille, poursuit le journal, a finalement pu amener Mme X. au centre d’immigration. Selon la victime, la première question que l’interviewer lui a lancée était la suivante : " Pourquoi vous êtes-vous mêlée de politique ? Regardez où ça vous a menée " (...). En dépit de ces obstacles, conclut Haïti Progrès, Mme X., son mari et les enfants ont pu obtenir d’être éligibles à l’asile politique aux États-Unis ».

Quant à J. B., l’histoire ne dit pas encore s’il obtiendra de la France la reconnaissance du statut de réfugié. Le témoignage d’Haïti Progrès risque de contribuer à une heureuse solution. Mais, sans ce véritable miracle, que se serait-il passé ? L’expérience permet d’estimer que le scepticisme n’a pas contaminé les seuls agents de l’immigration des États-Unis.

Tristes tropiques



Alors qu’il se trouvait en visite en Guyane, Jacques Chirac a appris que les États-Unis venaient de passer un accord avec le Surinam leur permettant d’établir dans ce petit pays voisin du département français d’Amérique un camp de demandeurs d’asile pour des boat-people haïtiens. Réponse du maire de Paris à cette nouvelle, le 7 septembre à Saint-Laurent-du-Maroni. Il exige « une réaction du gouvernement français (...) pour dire au gouvernement américain qu’il n’est pas acceptable qu’il se débarrasse d’un problème (les réfugiés haïtiens) au détriment de la France ». Selon l’ancien premier ministre, « pas un seul Haïtien ne restera au Surinam. Ils viendront tous ici pour des raisons de langue, de culture et de richesse ».

Face à la politique détestable des États-Unis en la matière - stockage des boat-people à Guantanamo -, on aurait espéré qu’un candidat à la candidature à la présidence de la République française ajoute un grain de sel moins médiocre. Les voix électorales ne sont pas impénétrables par la démagogie.

Campagne de pétitions en faveur d’Haïti

Contre la répression et pour le retour à l’État de droit



Avec quarante autres associations, le Gisti organise une campagne de pétitions sur le retour de l’État de droit en Haïti et en faveur d’une politique moins absentéiste de la France en ce domaine. Si l’irruption d’une force américaine mandatée par l’ONU dans ce petit pays saigné à blanc depuis trois ans par les putschistes a le mérite de mettre fin à la dictature, elle n’est pas un gage du retour de la démocratie telle que les Haïtiens la souhaitent. Dans les conditions actuelles, Haïti risque fort de devenir un informel cinquante-et-unième État des États-Unis.

En France, les pouvoirs publics ont maintenu dans la clandestinité l’immense majorité des 62 000 Haïtiens qui se sont réfugiés dans l’Hexagone et dans les DOM, après leur avoir refusé le statut de réfugiés. Jusqu’en avril 1994, des charters ont reconduit des Haïtiens à Port-au-Prince depuis la Guyane française. Le ministère de l’intérieur ne va-t-il pas aujourd’hui être tenté par un renvoi massif de Haïtiens dans leur pays au risque d’y déstabiliser les autorités légitimes, si elles finissent par être rétablies dans leurs fonctions ?

Prochainement dans votre boîte aux lettres

Vous allez prochainement recevoir les documents de cette campagne d’opinion. Outre des articles d’information, ils contiennent trois pétitions sous forme de cartes postales à adresser, avant le 15 novembre 1994, au premier ministre, à votre député et au nonce apostolique en poste à Paris.

Merci de votre participation et de votre effort pour inviter votre entourage à s’associer également à cette initiative.





Notes

[1Sur les circonstances qui ont présidé, en février 1992, quatre mois après le coup d’État en Haïti, à l’exclusion des demandeurs d’asile des avions d’Air-France, relire « La France coupe la route de l’exil », Plein droit, n° 18-19, octobre 1992 (épuisé).

[2Article de Haïti Progrès (n° 3, 13-19 avril 1994) intitulé « Le cas de Mme X. : une victime des atrocités du FRAPH témoigne ». Le Front pour l’avancement et le progrès d’Haïti (FRAPH) est un parti terroriste néoduvaliériste favorable aux putschistes qui s’est constitué au cours des derniers mois et quadrille le pays en y entretenant la terreur.


Article extrait du n°25

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Dernier ajout : vendredi 23 mai 2014, 11:53
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