Article extrait du Plein droit n° 25, juillet 1994
« La famille au ban de l’Europe »
Faux-vrais Français ou vraies-fausses cartes ?
Lorsque, pendant la première cohabitation, nous avions découvert l’existence de cartes « nationales » d’identité d’un nouveau genre, où, sous la mention imprimée « nationalité française », était ajouté à la machine « sous réserve de répudiation à la majorité », nous avions mis cette bizarrerie inquiétante sur le compte de l’imagination - malsaine - de la préfecture de police de Paris et sur le compte du climat de l’époque, marqué par les débats sur la réforme du code de la nationalité .
Les lois changent, les gouvernements passent, les pratiques demeurent. Alors qu’il n’y a, aux yeux de la loi, qu’une seule catégorie de Français, quelle que soit la manière dont ils se sont vu attribuer ou ont acquis la nationalité française, et que la durée de validité de la carte d’identité est fixée uniformément à dix ans, les préfectures, elles, décident de délivrer des cartes « sur mesure », de validité variable et portant des mentions surajoutées.
Prenons l’exemple de cette famille de quatre enfants dont les parents sont algériens. Le père est né en 1958 à Pavillons-sous-Bois, de sorte que les enfants sont français de naissance comme nés en France d’un parent qui lui-même y est né. Mais comme leur mère est née en Algérie après l’indépendance, un seul de leurs parents est né en France : ils pourraient donc, s’ils le souhaitaient, répudier la nationalité française à leur majorité. (Passons sur le fait qu’en l’espèce la probabilité qu’ils utilisent cette faculté est d’autant plus faible que leur père est lui-même né en France métropolitaine et que l’installation de cette famille en France a toutes les chances d’être définitive.)
Les parents ont fait établir des cartes d’identité pour leurs trois premiers enfants, nés en 1985, 1986 et 1989, à la sous-préfecture de Nogent-sur-Marne, en juillet 1991. Ces cartes ont une allure « normale » au recto ; au verso, elles portent toutefois un tampon : « Valable jusqu’au------. Art. — du Code de Nationalité Française », complété à la machine. Ce qui donne : « Valable jusqu’au 4 décembre 2003 (ou jusqu’au 3 décembre 2004, ou jusqu’au 15 février 2007). Art. 24 du Code de la Nationalité Française ». Décodées, ces informations signifient que les cartes d’identité délivrées ne sont valables que jusqu’à la majorité des intéressés, qui auront, sur le fondement de l’article 24 du code, la faculté de répudier la nationalité française à l’âge de 18 ans.
Mais pour le petit dernier, né en 1992, dont la carte d’identité a été confectionnée le 7 juin 1993, la préfecture a fait plus subtil. Au verso, il n’y a plus de tampon, mais une simple mention dactylographiée qui indique « validité limitée au 06/06/2003 : article 24 du CNF » (manifestement, l’agent s’est ici emmêlé dans les dates, car le 6 juin 2003 est la date d’expiration normale de la carte, qui est valable dix ans, alors que l’enfant n’atteindra sa majorité qu’en 2010). Au recto, la mention imprimée « nationalité française » est complétée à la machine par l’indication « sous réserve de répudiation de la nationalité française à la majorité ».
Passons maintenant en Seine-Saint-Denis. Voici le cas d’une fillette née en 1987, dont la carte a été établie le 8 avril 1993 par la préfecture. Au recto, sous la mention « nationalité française », a été ajouté à la machine : « validité limitée au 22 juin 2005 ». Un rapide calcul permet de vérifier qu’il s’agit de la date à laquelle l’intéressée atteindra l’âge de la majorité.
La préfecture de Versailles n’est pas en reste. Il s’agit cette fois de deux jeunes gens, un frère et une sœur, nés respectivement en 1980 et 1981, dont la carte d’identité a été délivrée le 2 septembre 1992. Au verso la mention imprimée « valable dix ans à partir de la date d’émission » est surchargée par un tampon : « carte à validité limitée ». Et au recto, à côté de la date de confection de la carte, on trouve une mention tapée à la machine : « CNI valable jusqu’au 12 septembre 1998 » pour la première, « CNI valable jusqu’au 19 octobre 199 », pour la seconde ; et là encore on vérifie qu’il s’agit de la date à laquelle ils atteindront leur majorité.
La préfecture de police de Paris, quant à elle, toujours à la pointe des innovations, a complété la mention imprimée « nationalité française » par la mention dactylographiée : « sous réserve de perte de la nationalité française - article 21-1 du code », sur la carte d’identité d’une petite fille née en France de parents colombiens. Or, si la fillette était en effet française sur la base de l’article 21-1 du code de la nationalité, qui déclare français de naissance « l’enfant né en France de parents étrangers et à qui n’est attribuée par la loi étrangère la nationalité d’aucun des deux parents », cet article n’évoque en aucune façon une éventuelle « perte » de la nationalité française, par exemple dans l’hypothèse où l’enfant retournerait avec ses parents dans le pays d’origine et pourrait y acquérir leur nationalité. Il s’agit donc là d’une pure fantaisie juridique, mais une fantaisie qui n’est ni innocente, ni gratuite : il faut en effet la relier à une autre pratique de la préfecture de Paris qui refuse avec constance aux parents colombiens ou péruviens d’enfants français la délivrance de cartes de résident, sous le prétexte que la nationalité française de leurs enfants ne serait que provisoire.
Ce ne sont là que quelques exemples de pratiques abusives qui tendent à se généraliser. Cette généralisation interdit de les attribuer simplement à des lubies de fonctionnaires trop zélés, même si la fantaisie qui règne dans le choix des mentions semble attester qu’il n’existe pas de directives précises dictant aux préfectures la conduite à suivre dans ce domaine. Reste que les faits sont là, qu’ils sont nécessairement connus, et que personne ne semble s’en offusquer.
Or les mentions portées à la machine non seulement n’ont aucun fondement légal, mais elles n’ont aucune signification juridique. En effet, les cartes délivrées seront de toutes façons périmées bien avant que les intéressés aient atteint l’âge de dix-huit ans. L’indication d’une date de validité différente de la date normale ou la mention « carte à validité limitée » n’a donc aucune portée, ni juridique ni pratique. Ce n’est même pas la crainte que les titulaires de ces cartes puissent ensuite revendiquer à tort la possession d’état de Français qui peut motiver ces mentions : en effet, à supposer même que les intéressés décident effectivement de répudier la nationalité française à leur majorité, on leur demandera de restituer à l’administration tous leurs papiers d’identité français ; et dès lors que leur démarche est volontaire, on se demande ce qui pourrait bien les pousser à conserver par-devers eux des documents susceptibles de prouver une nationalité française à laquelle ils ont renoncé.
On pourrait évidemment ironiser sur ces pratiques aberrantes, sur ces errements bureaucratiques grotesques. Malheureusement, ils ne sont pas seulement grotesques. Car dépourvues de toute signification juridique comme de toute utilité pratique, les mentions portées sur les cartes d’identité produisent par contre un magnifique effet de stigmatisation : elles désignent les porteurs de ces cartes non seulement comme d’ascendance étrangère, mais comme des Français provisoires, des « faux-vrais » Français.
Il est urgent de stigmatiser à leur tour ceux qui fabriquent ces « vraies-fausses » cartes d’identité.
(1) Voir Plein Droit, n° 2, février 1988
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