Article extrait du Plein droit n° 10, mai 1990
« Le droit d’asile en question »

D’un mur à l’autre

Alors que les démocraties fêtent la chute du mur de Berlin et les premiers signes d’infléchissement de l’Apartheid, la démocratie française a érigé dans ses départements d’outremer un autre mur moins visible mais tout aussi contraignant et liberticide pour les populations concernées. Cet autre mur impalpable représente néanmoins une véritable atteinte aux libertés fondamentales de la personne et une violation manifeste des droits de l’homme qui ont été l’an passé célébrés avec tant d’ostentation.

Depuis plus de quatre ans, en effet, la Martinique et Sainte-Lucie, deux îles sœurs et voisines de la Caraïbe voient la libre circulation de leurs populations entravée, voire interdite, par l’effet d’une certaine mise en pratique des textes réglementaires et par une politique de restriction systématique de délivrance des visas d’entrée et de séjour en Martinique des ressortissants Sainte-Luciens.

La Martinique et Sainte-Lucie sont étroitement liées par l’histoire de leurs populations qui partagent une même origine, une même culture et qui, par delà la séparation linguistique entre anglophones et francophones, parlent pourtant la même langue, le Créole. Ces deux îles, en plusieurs siècles de voisinage, ont tissé un étroit réseau de liens familiaux. Martiniquais et Sainte-Luciens, que seule les péripéties de l’histoire ont rendus étrangers (au sens de la nationalité des États), ont des parents de chaque côté des 30 km du Canal qui sépare les deux îles.

Nombre de Martiniquais ont ainsi une partie de leur famille à Sainte-Lucie qui se dessine à l’horizon de l’océan par temps clair et que les pêcheurs de Tartane ou Grand Rivière rejoignent quotidiennement lorsqu’ils partent en mer pêcher le poisson.

Depuis plus de quatre ans, les Sainte-Luciens sont en butte à une politique des autorités consulaires qui revient pratiquement à leur refuser un droit d’entrée et de séjour en Martinique et à interdire de ce fait à une partie des Martiniquais et des Sainte-Luciens la jouissance de leur droit à mener une vie familiale normale.

C’est en janvier 1980 que l’ordonnance de 1945 sur les étrangers est introduite dans les DOM en même temps qu’est établie la procédure des visas pour les ressortissants des pays de la Caraïbe désirant se rendre en Martinique, Guadeloupe et Guyane. Sainte-Luciens, Dominicains, Haïtiens ne ressentent pas les effets de cette nouvelle réglementation car la politique alors suivie par les autorités consulaires dans la délivrance des visas est libérale.

Des abus de pouvoir caractérisés

Mais, à partir de 1986, l’orientation répressive et discriminatoire de la politique de Paris envers les étrangers de certaines régions du monde fait sentir ses effets à la Martinique et dans les autres DOM. Elle se traduit immédiatement par la fermeture des frontières que l’administration impose grâce à une pratique qui consiste désormais à ne plus délivrer aux ressortissants de la Caraïbe que des visas pour des séjours éclair de trois jours après des délais d’attente marathon de six mois et plus. Cette politique du compte-gouttes à l’égard des populations locales, et notamment des Sainte-Luciens qui en sont les premières et les principales victimes, équivaut à une suppression/confiscation de facto d’un droit reconnu par les textes. Alors que les textes permettent de délivrer des visas de court séjour pour une durée allant jusqu’à trois mois, la politique du consulat est de délivrer systématiquement aux ressortissants Sainte-Luciens des visas de très courte durée (trois jours) qui empêchent ces derniers de rendre visite librement à leurs parents ou amis habitant en Martinique.

Cette situation, d’autant plus absurde (peut-on imaginer que l’habitant de Neufchâtel en Suisse se voit interdire une visite de plus de trois jours chez son parent qui habiterait de l’autre côté de la frontière à Pontarlier ou à Besançon) qu’arbitraire (car pourquoi, dès lors que l’on accorde le visa, cette limitation absurde de sa durée que rien ne justifie ?) constitue un cas exemplaire de la dérive dans le non-droit de la réglementation française sur les étrangers. Tous ceux qui dénonçaient les risques de dérapage voient leurs inquiétudes confirmées dans la situation qui est faite aux Sainte-Luciens par l’administration française. Le gouvernement français (et le retour des socialistes aux affaires n’a rien changé) qui n’a pas hésité à accorder aux autorités consulaires et à la police des frontières un pouvoir discrétionnaire libéré de toute possibilité de contrôle (résurgence de l’acte de gouvernement qui peut étonner dans un État qui se prétend un État de droit) a laissé la porte ouverte à tous les abus qui peuvent conduire à un arbitraire absolu contre lequel les victimes sont totalement dépourvues de toute possibilité de recours en droit et en fait.

En face d’une telle situation, on comprend que certains n’hésitent pas à prendre le risque d’entrer et de séjourner illégalement en Martinique et de se voir alors condamnés à des interdictions du territoire français. En pratiquant cette politique de (non) délivrance des visas, les autorités administratives créent elles-mêmes une clandestinité inutile et une logique absurde de répression de ceux qu’elles ont elles-mêmes acculés à violer la réglementation sur l’entrée et le séjour des étrangers.

Devant certaines protestations et la pression du gouvernement Sainte-Lucien, les autorités consulaires ont mis en place, pour atténuer la rigueur de leur politique, une procédure d’obtention rapide des visas pour les Sainte-Luciens qui doivent se rendre en Martinique pour raison de santé. En cas de maladie nécessitant des soins en Martinique pourvue d’une infrastructure médicale plus moderne et performante que celle existant à Saint-Lucie, il devient possible d’obtenir un visa immédiatement. Mais ce visa n’est délivré qu’au vu d’une lettre du médecin-chef des services du ministère de la Santé de Sainte-Lucie certifiant la réalité de la nécessité des soins à recevoir en Martinique. Toutefois, cette procédure « humanitaire » d’exception reste d’exception et les accompagnateurs de la personne malade peuvent se voir refuser le visa si les services consulaires considèrent que la demande de ces derniers n’est pas réellement justifiée.

Le scandale d’une telle politique tient au fait que non seulement elle est une violation insupportable des droits de l’homme, mais qu’elle atteint de nombreuses familles dans la réalité concrète de leur vie, et qu’elle peut être la cause de drames et de traumatismes indignes d’une société qui met au fronton de ses institutions la déclaration de 1789. Qu’en est-il par exemple de la visite d’un fils qui apprend que sa mère ou sa grand-mère résidant en Martinique est mourante de l’autre côté du Canal et qui se voit obligé, pour obtenir son visa dans les plus brefs délais, de se faire envoyer un certificat du médecin traitant attestant l’état sérieux du parent. Obtiendra-t-il à temps l’autorisation d’aller rejoindre le mourant pour un dernier salut ? On imagine bien qu’il risque de n’arriver en Martinique qu’après les dernières cérémonies clôturant l’enterrement.

Des citoyens de deuxième zone

Tels sont les quelques exemples de la situation de violence faite aujourd’hui non seulement aux Sainte-Luciens (ce qui est déjà proprement scandaleux), mais aussi à nombre de Martiniquais (dont une partie de la famille est Sainte-Lucienne), c’est-à-dire à des citoyens français qui se voient privés, par des pratiques arbitraires de l’administration, de leur droit à une vie familiale normale en violation d’un principe général reconnu et par la Constitution et par la Convention européenne des droits de l’homme.

Une telle situation en elle-même intolérable le devient plus encore lorsque l’on constate qu’elle relève d’une véritable forme d’apartheid qui s’ignore : l’existence aux Antilles, dans ces départements dits d’outremer, d’un double régime pour les étrangers visiteurs selon la catégorie à laquelle ils appartiennent.

En effet, seuls les étrangers de la Caraïbe font l’objet de cette politique d’interdiction de fait dans les DOM. Le Canadien, l’Autrichien ou l’Américain qui désire se rendre aux Antilles françaises n’a aucun mal à obtenir l’habituel visa de trois mois dans un délai raisonnable qui ne dépasse jamais 15 jours.

La pratique de restriction/réduction à l’absurde du droit de circuler quand il s’agit des étrangers de la Caraïbe, c’est-à-dire en dernier ressort, des étrangers de couleur, revient à créer de facto une discrimination ethnico-raciale entre l’étranger de souche européenne, c’est-à-dire le blanc, et les étrangers indigènes qui viennent des îles voisines, c’est-à-dire les nègres qui, seuls, doivent subir l’arbitraire des autorités administratives françaises.

En définitive, le cas des Sainte-Luciens est exemplaire d’une certaine façon qu’a toujours eu l’administration française de traiter les problèmes des Antillais comme si ces derniers n’étaient pas des citoyens à part entière. Si certains peuvent affirmer que la justice en Martinique a encore la coloration passée du colonialisme, on doit également constater que certaines pratiques de certaines administrations relèvent d’une politique de discrimination que le gouvernement et l’État français ne cessent par ailleurs de dénoncer lorsque cela se passe hors des frontières.

On attendrait des responsables politiques régionaux et locaux qu’ils dénoncent et réagissent contre cette politique discriminatoire qui est une atteinte aux droits fondamentaux et naturels non seulement de ceux qu’ils sont censés représenter, mais aussi de leurs voisins qu’ils n’ont cessé de déclarer leurs frères dans de beaux discours de principe sur l’appartenance caribéenne des Antillais et sur la nécessité d’une ouverture et d’un recentrement des DOM sur leur environnement naturel.



Article extrait du n°10

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Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 14:40
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