Article extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »
Aux origines de l’ordonnance du 2 novembre 1945 : Police et travail
Danièle Lochak
Professeur de droit à l’Université Paris X Nanterre, Présidente du Gisti
Pendant longtemps, l’entrée et le séjour des étrangers n’ont fait l’objet d’aucune mesure de contrôle a priori. Lorsqu’un étranger était considéré comme indésirable, le problème se réglait en aval, par l’expulsion : dans ce domaine, les autorités jouissaient d’un entier pouvoir discrétionnaire que même la loi du 3 décembre 1849, adoptée pour encadrer la procédure d’expulsion, n’avait guère limité. La notion de danger pour l’ordre public justifiant l’expulsion était en effet interprétée de façon suffisamment extensive pour englober aussi bien les condamnations pour crime ou délit de droit commun que la mendicité ou le vagabondage, le défaut de déclaration de résidence lorsque celle-ci, plus tard, sera exigée, ou encore des motifs proprement politiques.
Du contrôle policier...
Le décret du 2 octobre 1888 impose pour la première fois aux étrangers séjournant en France une déclaration de résidence à la mairie. Cinq ans plus tard, la loi du 9 août 1893 perfectionne le système en instituant un registre d’immatriculation des étrangers dans chaque commune, et en obligeant les personnes logeant des étrangers à en signaler la présence dans les vingt-quatre heures.
On passe du régime de la déclaration au régime de l’autorisation avec l’instauration, pendant la Première Guerre mondiale, de la carte d’identité d’étranger. Prévue par une circulaire de juin 1916, elle est officialisée par un décret du 2 avril 1917, directement inspirée par des considérations de police. Cette carte, délivrée par le préfet, et que doit posséder tout étranger de plus de quinze ans appelé à séjourner plus de quinze jours en France, doit être visée à chaque changement de résidence : elle permet de contrôler la présence et les déplacements des étrangers sur le territoire. Le dispositif est complété par la tenue d’un fichier central des étrangers au ministère de l’intérieur. Le décret du 21 avril 1917 vient préciser, s’agissant des travailleurs, que la carte d’identité est délivrée sur présentation d’un contrat d’embauchage visé par les services de placement. La loi du 26 mars 1927 complétera le dispositif en exigeant de l’étranger désireux de séjourner en France plus de deux mois la possession d’une carte d’identité valable deux ans qui peut être retirée lorsque son titulaire néglige de se conformer à la réglementation en vigueur ou cesse d’offrir les garanties prévues, auquel cas il a dix jours pour quitter le territoire.
...au contrôle de la main-d’œuvre
Ce système, qui répond à l’origine exclusivement à des préoccupations de police, va être aménagé en vue de permettre de contrôler non seulement le séjour mais aussi l’emploi des étrangers. La loi du 11 août 1926 impose à l’étranger qui veut travailler en France d’être en possession d’une carte d’identité portant la mention « travailleur », établie au vu d’un contrat de travail ; de leur côté, les employeurs n’ont pas le droit d’embaucher un travailleur qui n’est pas muni de la carte réglementaire.
Cette réglementation assez rudimentaire n’en représente pas moins l’ébauche du système qui sera ensuite perfectionné. En pratique, elle sera appliquée de façon très variable en fonction du contexte économique et politique : libérale dans les périodes de plein emploi, rigoureuse en période de crise.
C’est dans un contexte de crise et à l’approche de la guerre, que le gouvernement entreprend une refonte importante de la réglementation existante avec le décret-loi du 2 mai 1938 complété ou modifié à plusieurs reprises dans les mois qui suivent, et notamment par le décret-loi du 12 novembre 1938. Ces textes tissent une surveillance policière plus intense que jamais autour de chaque étranger ; mais, au-delà de leur contenu nettement répressif, ils représentent la première tentative pour réglementer tous les aspects de l’entrée et du séjour des étrangers en France.
L’étranger doit pouvoir présenter à tout moment les pièces justifiant qu’il est en règle avec la législation ; toute personne logeant un étranger est tenue de le signaler au commissariat ; tout changement de résidence doit être signalé aux autorités ; tout étranger entré clandestinement ou démuni de carte de séjour est passible d’une amende et d’un emprisonnement d’un mois à un an, alors que précédemment seule l’infraction à un arrêté d’expulsion était sanctionnée pénalement, ce qui permet de rendre plus efficaces les décisions de refus de séjour ou de refoulement ; si l’étranger refoulé ou expulsé n’est pas en mesure de quitter la France, il peut être assigné à résidence, et même interné s’il paraît nécessaire de le soumettre à une surveillance spéciale ; l’aide au séjour irrégulier est sanctionnée pénalement. Le décret-loi du 12 novembre 1938 interdira de surcroît aux étrangers qui ne sont pas en possession d’une autorisation de séjour d’une durée supérieure à un an de se marier en France. La seule mesure protectrice, c’est la possibilité pour l’étranger d’être entendu avant que soit prise à son égard une mesure d’expulsion ; encore faut-il, pour qu’elle s’applique, qu’il n’ait subi aucune condamnation et qu’il se trouve en situation régulière.
Élaborée par tâtonnements successifs, la réglementation en vigueur à la veille de la guerre préfigure finalement, sur beaucoup de points, le système qui sera mis en place après 1945, comme en témoigne le décret du 14 mai 1938 pris pour l’application du décret-loi du 2 mai 1938 et réglementant les conditions de séjour des étrangers en France : obligation pour tout étranger âgé de plus de quinze ans de souscrire une demande de carte d’identité s’il entend résider en France plus de deux mois ; subordination de la délivrance de la carte d’identité à la preuve de l’entrée régulière sur le territoire français ; obligation de quitter le territoire, sous peine d’expulsion, lorsque la carte est refusée ou retirée ; subordination du droit d’occuper un emploi à la possession de la carte d’identité de travailleur, elle-même subordonnée à la production d’un contrat de travail visé par les services de la main-d’œuvre ; différenciation de la durée de la carte d’identité, qui est normalement de trois ans, mais qui peut être limitée à un an, et création d’une « carte d’identité d’un modèle spécial » délivrée notamment aux étrangers justifiant d’un séjour régulier et ininterrompu en France d’au moins dix ans, aux étrangers mariés depuis deux ans à des Françaises, aux étrangers père ou mère d’enfants français, aux étrangers ayant servi dans l’armée française, etc.
Exposé des motifs du décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers
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