Article extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »
Xénophobie : veillée d’armes (1938-1939)
Danièle Lochak
Professeur de droit à l’Université Paris X Nanterre, Présidente du Gisti
À la veille de la guerre, la méfiance envers les étrangers a atteint son paroxysme. Mais c’est dès le début des années 1930 que le climat xénophobe s’est progressivement installé en France. À partir de 1931, les retombées de la grande crise commencent à se faire sentir. Face à la montée du chômage, on réclame le renvoi des immigrés « qui prennent l’emploi des Français ». Les commerçants, les artisans, les professions libérales s’inquiètent de la concurrence que leur font les étrangers et les naturalisés. Aux effets de la crise économique viennent s’ajouter des facteurs supplémentaires de tension : l’arrivée des réfugiés politiques, les attentats politiques, l’affaire Stavisky – autant d’éléments qui incitent l’opinion, en phase avec la droite nationaliste, à réclamer une surveillance toujours plus étroite des étrangers.
Face à ces pressions convergentes, et pour donner satisfaction à l’opinion publique, le gouvernement fait voter la loi du 10 août 1932 sur le contingentement de la main-d’œuvre étrangère, malgré l’opposition du patronat. Puis le Parlement vote successivement la loi du 21 avril 1933 écartant de l’exercice de la médecine non seulement les étrangers mais aussi les naturalisés non titulaires d’un diplôme français, puis la loi du 19 juillet 1934 imposant aux naturalisés un stage de dix ans avant de pouvoir entrer dans la fonction publique ou au barreau. Sous le gouvernement Laval, les dispositions réglementaires sur le séjour sont modifiées de façon à assurer un contrôle plus sévère. Le législateur aggrave les dispositions des lois de 1933 et 1934 en étendant à l’exercice de la médecine l’incapacité temporaire frappant les naturalisés ; les artisans, de leur côté, parviennent à faire adopter le décret-loi du 9 août 1935 qui impose aux artisans étrangers la détention d’une carte d’identité spéciale et instaure le principe d’un contingentement des étrangers par métier et par région.
Après une légère pause en 1936 et 1937, l’activisme législatif reprend de plus belle. 2 mai, 14 mai, 17 juin, 12 novembre 1938 ; 2 février, 12 avril 1939... Les décrets-lois se succèdent par trains entiers, à un rythme accéléré. Et si chacun d’eux ne manque pas, dans l’exposé des motifs qui précède l’énoncé de ses dispositions, de rappeler la tradition d’hospitalité de la France, il s’agit bien de tisser un réseau de contraintes toujours plus dense autour des étrangers – ce qui ne manque pas d’ancrer dans l’opinion l’image de l’étranger-indésirable, menace pour la sécurité nationale. Le décret-loi du 2 mai 1938, en particuler, remanié à plusieurs reprises dans les mois qui suivent, entend soumettre les étrangers à une surveillance policière de tous les instants [1].
Les autres textes, bien que revêtus d’une portée plus ponctuelle, ne sont pas moins significatifs : l’un institue, pour les commerçants, un régime analogue à celui instauré en 1935 pour les artisans ; un autre réglemente le mariage des étrangers par crainte que, par un mariage de pure forme, ils ne fassent échec à une mesure d’éloignement. Les naturalisés, que la loi de 1927 avait rendus inéligibles pendant dix ans, se voient interdire de surcroît l’inscription sur les listes électorales pendant cinq ans. Enfin – mais l’énumération, on l’imagine, n’est pas exhaustive –, deux décrets-lois pris en 1939 à l’approche de la guerre viennent soumettre la constitution des associations étrangères à l’autorisation préalable du ministre de l’intérieur et donner à ce même ministre le droit d’interdire la circulation, la distribution ou la mise en vente des publications étrangères.
Tous ces textes pourraient être qualifiés de textes de circonstances si leurs effets ne s’étaient en réalité prolongés dans le temps. Car, parmi ces dispositions, prises dans la précipitation et sous la pression de l’événement, beaucoup sont restées durablement, voire définitivement en vigueur. Nous vivons encore, ou vivions encore jusqu’à il y a peu de temps, sur ces « acquis » de l’entre-deux-guerres qui a imprimé profondément sa marque à la législation française sur les étrangers : la loi de 1932 sur le contingentement de la main-d’œuvre étrangère n’a été abrogée qu’en 1981, de même que le régime dérogatoire des associations étrangères et l’obligation de solliciter, dans certains cas, l’autorisation pour se marier ; les dernières incapacités frappant les naturalisés n’ont disparu qu’en 1983 ; mais la carte d’artisan et de commerçant, la situation irrégulière érigée en délit, la suppression de la liberté de la presse – toutes ces mesures sont encore en vigueur aujourd’hui.
Notes
[1] Voir, dans ce numéro, l’article « Aux origines de l’ordonnance du 2 novembre 1945 : police et travail ».
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