Article extrait du Plein droit n° 13, mars 1991
« Des visas aux frontières »
Roissy : un filtrage sélectif
Perdus dans le flux des voyageurs, des hommes et des femmes se voient refuser chaque jour l’entrée sur le territoire. Les règles du jeu ne sont pas égales pour tous. Pour certains, soupçonnés d’être candidats à l’immigration, c’est le barrage à la frontière. Pour d’autres, fuyant des régimes autoritaires, la France n’est pas le nouvel Eldorado auquel ils ont pu croire un instant, avant le rapatriement forcé. La plupart d’entre eux repartent sans avoir pu se faire entendre...
Jean-Marie Balanant, de la section CFDT des Aéroports de Paris, a bien voulu nous faire part de ses observations et de ses inquiétudes concernant l’accueil aux frontières.
Roissy, les journées sans incidents et sans histoires à la frontière sont l’exception. Jean-Marie Balanant compulse le carnet de liaison des agents de l’ADP (Aéroport de Paris) dans lequel sont consignés les événements de la journée. Pas un jour sans qu’un Tamoul, un Algérien, un Chinois, un de ces outsiders plus ou moins indésirables, ne soit refoulé à l’entrée sur le territoire. On pourrait s’interroger sur la « validité » des raisons qui les poussent à venir tenter leur chance ici, vrai sujet ou faux débat... Là n’est pas notre propos, car au-delà de cette question et au premier rang des préoccupations, figurent les conditions du rejet à la frontière et l’accueil réservé à ceux que l’on nomme les « inad ».
Premier écueil d’un système bien huilé : le pouvoir d’appréciation de la PAF (Police de l’air et des frontières) sur les pièces et justificatifs, notamment sur les motifs de la venue et les conditions du séjour, présentés par les étrangers, à la douane. Ce pouvoir résulte des dispositions établies par les circulaires du 17 septembre et du 8 août 1986, et ont été confirmées par la loi du 2 août 1989. Or, d’après notre interlocuteur, cette liberté de décision laissée à la police est d’autant plus critiquable que celle-ci n’a manifestement pas les moyens de l’exercer dans de bonnes conditions et qu’elle n’est pas non plus à l’abri de jugements partiaux.
Ainsi, l’obtention d’un visa provisoire relève-t-il quelquefois du « coup de poker » : « L’officier de quart du matin peut refuser de le délivrer et celui de l’après-midi accéder à la demande du passager ; cela s’est déjà produit », constate Jean-Marie Balanant. Et, selon le pays d’origine, les décisions ont parfois des relents de discrimination. L’Américain qui se présente à la frontière avec un passeport périmé passe pour un étourdi. On lui accorde tout de même un visa provisoire. En revanche, celui qui vient du Zaïre, du Sri-Lanka ou d’Algérie est vite classé parmi les « futurs candidats à l’immigration ».
L’arbitraire
Reprenons la lecture du carnet de liaison de Jean-Marie Balanant :
- Le 6 novembre, des passagers en provenance de Rio doivent renoncer à se rendre en Italie via la France : la PAF estime qu’ils n’ont pas les moyens financiers de s’y rendre.
- Le 14 octobre, quatorze Soviétiques plus chanceux se rendant en Espagne se présentent au contrôle sans visa et sans billet de train pour la suite du voyage. La police juge qu’elle peut les laisser partir et ils obtiennent donc un sauf-conduit auprès du chef de quart.
- Le 16 octobre, trois Iraniens en provenance d’Amsterdam, sans visa de transit, sont renvoyés chez eux...
Force est de constater qu’entre le passager et la PAF, la communication ne passe pas facilement. « Bon nombre d’étrangers ignorent tout de leurs droits ou ne comprennent même pas ce que le fonctionnaire leur demande », explique Jean-Marie Balanant. Ainsi, il arrive que certaines personnes refusent de fournir les pièces permettant de justifier qu’elles ont des ressources suffisantes pour résider en France. Pourquoi ? Parce que, venant de pays à risque où la police est corrompue, la méfiance envers l’uniforme entraîne la peur du vol. Elles se trouvent donc refoulées à la frontière.
Des incompréhensions lourdes de conséquences
De plus, la PAF est souvent débordée et n’a pas toujours les moyens matériels ou la formation nécessaires pour comprendre ou régler la situation d’un étranger en situation irrégulière. Cette absence de dialogue ne peut que déboucher sur des situations graves. « Un demandeur d’asile, s’il n’est pas écouté, peut être pris pour un simple voyageur sans papier, surtout s’il a fui son pays à l’aide d’un faux passeport et ne sait pas qu’il doit le signaler dès l’arrivée. J’ai déjà pu empêcher de justesse l’embarquement forcé d’un Tamoul qui criait désespérément « ezail » (vous aurez tous reconnu « asile ») au policier qui ne comprenait pas... », commente Jean-Marie Balanant. Et, fait troublant, celui-ci a toujours réussi à empêcher un départ forcé, chaque fois qu’il s’est interposé... Il reconnaît d’ailleurs que la police s’est toujours montrée respectueuse des droits de l’homme, à chacune de ses interventions. Simplement, elle a une attitude de plus en plus automatique et ne cherche pas à prendre en compte la situation individuelle de chacun.
Suivant la même logique, l’OFPRA, de son côté, ne manque pas de tirer les leçons de sa lenteur de décision passée et a trouvé « la bonne cadence ». Dans le carnet de liaison de Jean-Marie Balanant, on peut lire ceci : des demandeurs d’asile débarqués à Roissy le 6 octobre ont reçu leur notification de refus du statut de réfugié le 19 du même mois ; de même, pour un Sri-lankais, la réponse est tombée, négative, dix jours après son arrivée.
Pourtant, en décembre dernier, une centaine de Sri-lankais résidant en zone internationale, ont réussi à se faire entendre auprès du Haut Commissariat pour les réfugiés et ont presque tous été admis en France. « La pression était suffisamment forte pour déclencher un énorme travail de la part des autorités, qui a consisté à écouter les gens durant des heures d’entretien », commente Jean-Marie Balanant. Mais ceci est l’exception, beaucoup affrontent l’épreuve du refoulement à la frontière ou l’attente d’un nouveau statut dans la solitude et l’incompréhension.
Le deuxième écueil d’un tel système, plus grave encore, est l’absence de soutien humanitaire. Les personnes auxquelles l’entrée a été refusée doivent attendre en zone internationale ou zone frontalière, le temps de recevoir les instructions les concernant. L’attente peut durer des jours, voire des semaines, dans des conditions précaires. Or, la loi du 2 août 1989, énonce dans son titre II qu’« un dispositif d’accompagnement humanitaire des étrangers refoulés à la frontière sera mis en place dans les aéroports selon des modalités qui vous seront évoquées ultérieurement ».
Le soutien humanitaire en panne
Qu’en est-il à ce jour ? Aucune mesure n’a été prise qui permette une aide effective et permanente à toute personne qui se trouverait en difficulté à la douane. L’ANAFÉ [1] se bat depuis un an, sans succès, afin que les associations humanitaires aient l’autorisation de circuler en zone internationale librement... Pire, les autorités françaises semblent avoir trouvé un nouveau mode d’accueil et d’hébergement des passagers en attente, plus confortable en apparence, mais qui restreint leur liberté... et ressemble à s’y méprendre à la rétention administrative.
En effet, depuis quelques temps, le salon de correspondance de la zone internationale est plus calme. « Les chambres de fortune qui s’y trouvent ont été fermées pour cause de non conformité. L’endroit, mal entretenu, où parfois des gens étaient frappés, offrait un spectacle qu’on ne tenait sans doute pas trop à montrer au public », commente Jean-Marie Balanant. Non loin de là, à la sortie de la station du RER, le premier étage de l’hôtel Arcade est « réservé ».
Faciles à repérer, grâce aux barreaux qui « ornent » les fenêtres, les quelque vingt-cinq chambres ont été décrétées « zone sous douane ». Au rez-de-chaussée, la clientèle ordinaire qui avale son steak ou ses sandwichs, ne se doute pas un instant qu’au-dessus de sa tête, des hommes et des femmes sont enfermés. C’est le « couloir des inads », bien gardé de chaque côté par des policiers. Et, pour les visiteurs éventuels, impossible de venir incognito.
À mi-chemin de l’escalier qui nous y mène, la porte s’ouvre ; manifestement, l’accès est surveillé par des moyens électroniques. L’agent de police accepte, à la demande de Jean-Marie Balanant, de nous laisser entrevoir le couloir mais ne peut nous laisser entrer. Cela ressemble à une banale rangée de chambres, à ceci prêt que les occupants restent plantés sur le pas de leur porte ou vont et viennent d’une chambre à l’autre. D’après le fonctionnaire de police, il n’y a toujours pas de téléphone à la disposition des personnes autre que le sien, ce qui rend difficile son utilisation. Les personnes retenues ont pourtant, d’après les textes, le droit d’appeler, de prévenir des amis, la famille, bref, tous ceux qu’ils jugeront nécessaire de contacter. C’est le cas dans la zone internationale de l’aéroport qui dispose de cabines où l’on peut être appelé.
Ici, à l’hôtel Arcade, la possibilité de communiquer avec l’extérieur est très réduite. En outre, toujours d’après le policier, l’entretien des lieux laisse à désirer. Depuis quelque temps, les cafards sont aussi locataires, la nourriture est peu engageante et, paraît-il, les draps ne sont pas toujours changés avant chaque nouvel arrivant. Pourtant, il ne s’agit nullement d’un service gratuit de l’hôtel Arcade, offert en cadeau à l’administration française.
La police en effet a l’ordre du ministère de l’intérieur de réquisitionner chaque fois que cela est nécessaire une de ces chambres pour y loger les étrangers refoulés en attente d’un vol, ou les demandeurs d’asile. C’est soit l’État, soit la compagnie qui payent l’hébergement et la nourriture. Si le transporteur est responsable de l’embarquement d’un passager dont les papiers ne sont pas en règle ou falsifiés, c’est à lui qu’incombe la prise en charge des frais. Ceci provoque d’ailleurs des réactions racistes de la part des compagnies : « encore un Noir qu’ils refusent et qu’il va falloir loger ».
Parfois il faut ajouter aussi le prix du billet de la navette empruntée par le policier entre Roissy et Orly, en cas de transfert d’un « refoulé ». Ce fut le cas d’un Angolais « escorté » jusqu’à Orly parce qu’il était renvoyé sur un vol pour Luanda.
Tous les jours, des bons d’hébergement à l’hôtel Arcade sont émis. Reprenons la lecture du carnet de liaison : le 19 octobre, un ordre de réquisition a été signé pour des demandeurs d’asile déboutés qui avaient refusé de monter dans l’avion ; du 31 octobre au 5 novembre, six Chinois ont été logés en attendant d’avoir un avion pour la Chine...
Quelles sont les raisons d’un tel dispositif ?
Pour Jean-Marie Balanant, l’hébergement à l’hôtel est un moyen de rendre plus discrètes les situations pénibles engendrées par le rejet à la frontière. Cela évite les drames en public. « Ce qui est inquiétant, dit-il, c’est que la machine est huilée. La moindre des choses que l’on est en droit d’obtenir est la possibilité d’apporter un soutien humanitaire et juridique à ces personnes. C’est surtout sur ce dernier point d’ailleurs — la possibilité d’informer les étrangers sur leurs droits — que nous rencontrons l’intransigeance des pouvoirs publics... ».
Et puis les droits individuels doivent être respectés. On doit s’interdire de renvoyer manu militari une personne, alors qu’elle continue à crier que sa vie risque d’être mise en péril, si elle retourne chez elle. N’a-t-on pas le droit de vouloir tenter sa chance ailleurs, de refuser de se jeter dans la gueule du loup ? Celui qui a des raisons politiques de fuir son pays ne peut pas nécessairement le prouver.
Notes
[1] Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (cf. article « L’intrusion dans le non-droit : une association en zone internationale »)
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