Article extrait du Plein droit n° 18-19, octobre 1992
« Droit d’asile : suite et... fin ? »

« Nous remettons les étrangers “expulsés” à la police de leur pays »

Dans l’imaginaire collectif, qui dit reconduites d’étrangers à la frontière dit charters. Les 101 Maliens expulsés en fanfare par M. Charles Pasqua en 1986 et les fortes déclarations dans la même veine de Mme Edith Cresson en 1991 ont popularisé cette image. Par leur caractère spectaculaire, ces deux « événements » ont contribué à occulter la réalité quotidienne de ces départs forcés, exécutés chaque jour, dans l’ombre, sur les vols réguliers. Parmi ces condamnés au retour, de nombreux demandeurs d’asile déboutés, souvent très inquiets du sort qui va leur être réservé à leur arrivée dans un pays qu’ils avaient fui pour y avoir été opprimés.

Vous êtes hôtesse de l’air [1] sur moyens courriers. Observez-vous souvent la présence d’étrangers « expulsés » — reconduits à la frontière — parmi les passagers des vols réguliers ?

L’hôtesse de l’air — Oui. Par exemple entre Paris et Istanbul, j’observe souvent la présence d’un ou de deux non admis en France ou de Turcs qui y vivaient et qu’on renvoie de force dans leur pays. Si certains d’entre eux paraissent à peu près tranquilles, d’autres manifestent de vives inquiétudes sur le sort qui les attend à l’arrivée. C’est cette anxiété qui m’a alarmée.

De quoi disent-ils avoir peur ?

L’hôtesse — Ils demandent où sont leurs papiers. Car, dès l’embarquement, la police de l’air et des frontières les leur prend et les confie, hors de leur vue, à l’équipage. Ils ne savent donc pas si leur passeport, leur carte d’identité, etc. les accompagnent et, si c’est bien le cas, qui les détient. Ce mystère alarme beaucoup les étrangers rapatriés de force.

Mais pourquoi les prive-t-on de leur papiers ?

L’hôtesse — L’équipage a, dans la plupart des cas, pour consigne de les remettre à la police du pays de destination. C’est le chef de cabine qui, sous la responsabilité du commandant de bord, remet les papiers et la personne aux agents des autorités locales. D’ailleurs, souvent, les intéressés s’en doutent. Cette absence de papiers les pousse à nous demander si la police n’est pas avertie de leur retour. Moi, je leur réponds la vérité. Qu’effectivement la police est au courant.

Quel est l’intérêt de laisser le passager dans l’ignorance de ce que ses papiers sont devenus ?

L’hôtesse — Il s’agit de raisons de sécurité. Il y a quelques années, un Sénégalais, qui disait être condamné à mort là-bas, avait quand même été rapatrié par la France. Son état d’angoisse paraissait extrême. Tout à coup, il a agressé le chef de cabine. À l’époque, ces passagers savaient que l’équipage gardait leurs pièces d’identité et, du coup, se doutaient que quelque chose se tramait dans leur dos, du genre interpellation par la police dès l’atterrissage. Depuis cet incident, on préfère les laisser dans l’incertitude.

Quand vous décidez de leur dire la vérité, que se passe-t-il ?

L’hôtesse — Leur inquiétude grandit instantanément. Les demandeurs d’asile surtout tremblent à l’idée de ce qui risque de leur arriver. Mais, vous savez, tout le monde est conscient du caractère dramatique de la situation. Ce n’est pas pour rien qu’on nous interdit de leur servir des boissons alcoolisées.

Que se passe-t-il lors du débarquement ?

L’hôtesse — Eh bien, la police attend. À l’embarquement, on les fait en général monter les premiers. À l’arrivée, ils attendent la sortie des autres passagers. La police reçoit leurs papiers et vient les cueillir à la porte. Quant à savoir ce qu’ils deviennent ensuite, mystère.

Savez-vous en vertu de quelle réglementation les équipages des compagnies aériennes accomplissent de telles missions ?

L’hôtesse — En décembre 1991, la CFDT d’Air France, qui s’était inquiétée de l’existence courante de ces pratiques, s’est vu répondre officiellement par la compagnie que la police du pays d’embarquement avertissait celle du pays de destination sur la base d’accords internationaux conclus par le ministère des Affaires étrangères et appliqués par le ministère de l’Intérieur.




Notes

[1Des raisons professionnelles contraignent cette hôtesse de l’air d’une compagnie aérienne internationale française, déléguée syndicale CFDT, à conserver l’anonymat.


Article extrait du n°18-19

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 19 juin 2014, 18:28
URL de cette page : www.gisti.org/article3575