Article extrait du Plein droit n° 20, février 1993
« Europe : un espace de soft-apartheid »

CEE – Pays tiers : égalité de traitement entre les travailleurs

La Commission a conclu une série d’accords de coopération et d’association avec les pays du Maghreb, la Turquie et la Yougoslavie. Ils instituent principalement une coopération économique mais contiennent certaines dispositions relatives à la main d’œuvre. L’accord conclu avec la Turquie est plus ambitieux puisqu’il pose le principe de la libre circulation des personnes, comparable à celui dont bénéficient les ressortissants communautaires. Un protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970, complète de façon plus détaillée cet objectif. Le traité conclu avec la Yougoslavie a été dénoncé par le Conseil le 11 novembre 1991. Tous ses effets ont été suspendus depuis cette date.

Ces accords [1] instituent tous un Conseil — de coopération, pour le Maghreb, d’association, pour la Turquie — qui est composé d’une part, des membres du Conseil et de la Commission des communautés européennes, d’autre part, de membres du gouvernement de l’État co-contractant. Ce Conseil peut adopter des décisions qui sont obligatoires pour les parties contractantes ; celles-ci sont tenues de prendre les mesures que nécessite leur exécution. Ces décisions ne sont malheureusement pas toujours publiées au Journal officiel et restent le plus souvent inconnues des personnes qui pourraient les invoquer. Le Conseil peut également formuler les résolutions, recommandations ou avis — c’est-à-dire des actes non obligatoires — qu’il juge opportuns pour la réalisation des objectifs communs et le bon fonctionnement des accords. Enfin, les différends relatifs à l’interprétation des accords nés entre les parties contractantes peuvent être soumis au Conseil. La Cour de Justice conserve cependant son pouvoir juridictionnel général.

Égalité de traitement

Tous les accords conclus avec le Maghreb posent le principe de l’égalité réciproque de traitement des travailleurs, en ce qui concerne les conditions de travail et de rémunération : les États membres accordent aux travailleurs ressortissants de l’État contractant occupés sur leur territoire un régime de travail caractérisé par l’absence de discrimination fondée sur la nationalité par rapport à leurs propres ressortissants et, réciproquement, l’État contractant accorde le même régime aux travailleurs ressortissants des États membres occupés sur son territoire (art. 38, 40 et 39 pour respectivement l’Algérie, le Maroc et la Tunisie).

De plus, les accords contiennent le principe de l’égalité entre les travailleurs des États membres et du pays avec lequel l’accord est conclu, dans le régime qui est accordé dans le domaine de la protection sociale. Les membres de leur famille résidant avec eux en bénéficient également (art. 39, 41 et 40). Cependant, de nombreux accords bilatéraux ayant déjà été conclus dans ce domaine, les accords de la CEE prévoient que les accords bilatéraux s’appliquent de façon prioritaire si ceux-ci comportent des dispositions plus favorables. Les accords CEE ont donc pour but d’assurer un minimum, commun à tous les États membres, pour les cas où des accords bilatéraux n’auraient pas été signés ou bien contiendraient des dispositions moins favorables. Ils visent ainsi à assurer un régime uniforme minimal aux travailleurs des pays tiers qui ont travaillé dans plusieurs États membres de la Communauté. Réciproquement, les pays tiers contractants reconnaissent aux travailleurs ressortissants d’un État membre de la Communauté ainsi qu’à leur famille, les mêmes droits qui sont exercés dans des conditions identiques.

Dans l’affaire KZIBER, la Cour de Luxembourg a tranché en faveur d’une pleine efficacité juridique et a reconnu que les travailleurs maghrébins pouvaient invoquer directement les dispositions figurant dans ces accords [2]. Grâce à cette assimilation aux ressortissants communautaires dans le domaine social, les travailleurs maghrébins bénéficient également des dispositions figurant dans le règlement 1408/71, et jouissent de la protection sociale en ce qui concerne la maladie, la maternité, les pensions d’invalidité, de retraite, etc...

CEE/Turquie : une véritable association

Conformément aux articles 37P et 39P du Protocole du 1er janvier 1973 et de la décision 3/80 du 19 septembre 1980) [3], les travailleurs turcs résidant dans l’un des États membres jouissent de la même assimilation et bénéficient, comme les travailleurs maghrébins, des mêmes garanties que les ressortissants communautaires dans leurs conditions de travail et dans le domaine de la sécurité sociale. Mais cet accord va au-delà de la simple coopération et institue une véritable association de la CEE avec la Turquie. C’est pourquoi il posait les principes de la libre circulation des travailleurs, du libre établissement et de la libre prestation de services (art. 37 et s. et art. 41P). La mise en œuvre du premier est précisée dans la décision 1/80 qui n’est malheureusement pas publiée. Mais comme l’a souligné la Cour de Luxembourg dans son arrêt SEVINCE, cette absence de publication n’entraîne en elle-même aucune conséquence sur le plan juridique, et les particuliers peuvent donc invoquer directement les dispositions qu’elles contiennent [4].

À cet égard, on peut notamment retenir qu’un travailleur turc qui est déjà titulaire d’un permis de travail dans un État membre a le droit de solliciter le renouvellement de son permis au terme d’un an, afin de poursuivre son activité salariée auprès du même employeur. Ce droit est élargi au bout de trois ans à l’ensemble des employeurs lançant une offre d’emploi, à condition cependant qu’il s’agisse du même secteur d’activité que celui pour lequel le permis de travail a été attribué jusque-là. Enfin, le travailleur turc bénéficie du libre accès à toute activité salariée de son choix après avoir travaillé légalement pendant quatre ans (art. 6.1 de la décision 1/80). De plus, les membres de famille ont, sous réserve de la priorité accordée aux travailleurs ressortissants d’un État membre de la CEE, le droit de répondre à toute offre d’emploi à condition qu’ils aient résidé légalement pendant au moins trois ans dans l’État dans lequel l’exercice de cet emploi est envisagé (art. 7).

Il en résulte qu’en ce qui concerne les conditions d’accès à l’emploi et d’obtention d’un permis de travail, les travailleurs turcs restent soumis à la législation nationale en vigueur dans l’État d’accueil. En revanche, ils peuvent invoquer directement les dispositions de l’accord d’association et de ses décisions d’application lors du renouvellement de leur permis. La même faculté est accordée aux membres de sa famille tels que définis en droit communautaire.

Ces textes, conclus au niveau européen, ne concernent expressément que le droit au travail. Fallait-il étendre le droit au travail à une reconnaissance du droit au séjour ? Plus concrètement, le travailleur turc à qui le renouvellement du permis de travail est accordé peut-il également prétendre au renouvellement de son titre de séjour ? Telles étaient les questions qui étaient examinées par la Cour dans les affaires SEVINCE (précitée) et KUS [5]. Dans la première, les juges de Luxembourg disposaient que les règles communautaires relatives au renouvellement du permis de travail devaient recevoir une pleine efficacité juridique et ne pouvaient être conçues sans le renouvellement d’un titre de séjour. De même, la Cour estimait, dans la seconde affaire, que l’obligation de renouveler le permis de travail d’un travailleur turc présupposait l’obligation de renouveler également son titre de séjour, même si le mariage grâce auquel le droit avait été acquis a été dissous par la suite.

En ce qui concerne les mesures d’éloignement du territoire, l’art. 14 de la décision 1/80 dispose que celles-ci ne peuvent être motivées que par des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique. La Cour n’a encore jamais eu l’opportunité de préciser les contours de cette ligne directrice. On peut d’ores et déjà observer que les termes employés sont les mêmes que ceux qu’on trouve dans l’article 48.3 du Traité de Rome relatif à la libre circulation des travailleurs. Dans leur jurisprudence concernant les ressortissants communautaires, les juges de Luxembourg ont cependant indiqué qu’une mesure d’éloignement ne peut être adoptée qu’à condition qu’elle soit fondée sur le comportement personnel de l’intéressé et que sa présence constitue une menace réelle et sérieuse affectant un intérêt fondamental de la société.




Notes

[1Accords conclus avec le Maghreb : signés les 25, 26 et 27 avril 1976 avec respectivement la Tunisie, l’Algérie et le Maroc, et entrés en vigueur le 1er janvier 1978 pour l’Algérie et le 1er novembre 1978 pour la Tunisie et le Maroc — JOCE L 263, 264 et 265 du 27 septembre 1978 ; avec la Yougoslavie : signé le 2 avril 1980, entré en vigueur le 1er avril 1983, JOCE L 41 du 14 février 1983 ; avec la Turquie : signé le 12 septembre 1963, JOCE L 217 du 29 décembre 1964. Protocole additionnel : JOCE L 293 du 29 décembre 1972.

[2CJCE du 31 janvier 1991, « KZIBER c/Office national de l’emploi, aff. 18/90. »

[3JOCE C 110 du 25 avril 1983 p. 60.

[4CJCE du 20 septembre 1990, « SZ SEVINCE c/ Staatssecretaris van Justitie », aff. 192/89, Rec. 1990-I, p. 3461.

[5CJCE du 16 décembre 1992, affaire C 237/91, non publié.


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Dernier ajout : lundi 26 mai 2014, 11:47
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