Article extrait du Plein droit n° 20, février 1993
« Europe : un espace de soft-apartheid »
Maastricht : un régime à deux vitesses
Après la signature, par six pays, du traité de Rome en mars 1957, fondant la Communauté économique européenne (CEE), puis l’adhésion successive de plusieurs États et, enfin, l’adoption en 1986 de l’Acte unique européen, le traité de Maastricht marque sans aucun doute un pas supplémentaire dans la construction de l’Europe.
À l’origine, les chefs d’État et de gouvernement avaient convenu de se réunir pour tenter de renforcer les liens déjà tissés depuis plusieurs années en matière monétaire. Les bouleversements constatés sur la scène internationale — et plus particulièrement chez nos voisins de l’ancien bloc de l’Est — ainsi que les premiers résultats obtenus par plusieurs groupes de travail, ont rapidement incité les négociateurs à traiter également des questions de politique et de sécurité. L’ampleur de la couverture de cette réunion par la presse a, de plus, largement démontré le caractère solennel auquel certains chefs d’État et de gouvernement étaient attachés. Maastricht n’était pas une affaire d’États mais une affaire d’Europe !
Parmi les dispositions qui figurent dans le traité de Maastricht, un bon nombre d’entre elles traitent de la « circulation des personnes » — terme considéré comme plus généreux probablement que celui d’immigration qui, lui, n’est utilisé que lorsqu’il s’agit des ressortissants des États tiers... D’emblée, la distinction entre ressortissants des États membres et ressortissants des États tiers s’impose. Il s’agit bien en effet du renforcement d’un régime à deux vitesses et de son institutionnalisation.
Ressortissants communautaires : une générosité apparente
Ils sont les principaux bénéficiaires de la générosité manifestée par les signataires du traité de Maastricht. Il ne faudrait cependant pas surestimer la portée des innovations qui ont été apportées à cette catégorie de ressortissants. Certaines des dispositions, même, ne font que reprendre purement et simplement, en une seule phrase, un large arsenal réglementaire déjà existant, rassemblé dans trois directives adoptées le 23 juin 1990 et qui ont acquis une pleine efficacité juridique le 1er juillet 1992. Tel est notamment le cas de l’article 8A qui prévoit que :
« Tout citoyen de l’Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et conditions prévues par le présent Traité et par les dispositions prises pour son application ».
Le traité de Maastricht institue par ailleurs, dans son nouvel article 189 B, une procédure visant à élargir les pouvoirs du Parlement européen, afin d’accroître « la légitimité démocratique » de la construction de l’Europe. Cette procédure de codécision associe pleinement cette institution au processus d’adoption des actes communautaires, en la plaçant sur un pied d’égalité avec la Commission et le Conseil. Elle sera utilisée dans plusieurs domaines limitativement énumérés, parmi lesquels figurent la libre circulation des travailleurs, la liberté d’établissement, la reconnaissance mutuelle des diplômes ainsi que l’accès aux activités non salariées.
Là encore, la portée d’une telle innovation est limitée, tout au moins dans le domaine qui nous intéresse. En effet, si la nouvelle procédure constitue en elle-même une large victoire pour le Parlement européen dans l’élargissement de ses pouvoirs, on peut d’ores et déjà prévoir que ses interventions dans les matières précitées seront nécessairement limitées, puisque l’essentiel des principes et des conditions de leur mise en œuvre a déjà été adopté. Au mieux, le Parlement européen dira son mot sur des questions de détail qui n’ont pas encore été réglementées...
La seule innovation consacrée par le traité de Maastricht (et qui a eu un retentissement démesuré lors des négociations) est celle de la « citoyenneté européenne » (article 8). Outre la dimension volontairement symbolique attribuée à l’appartenance des individus à la Communauté européenne et aux droits dont ils bénéficient déjà largement, cette citoyenneté européenne comporte trois aspects :
- Le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales et aux élections européennes d’un État est accordé à tout citoyen d’un État membre résidant dans un autre État membre, dans les mêmes conditions qu’aux nationaux. Les débats sur cette question ont fait apparaître la frilosité de certains acteurs politiques, et les répercussions constitutionnelles de cette disposition dans plusieurs pays constituent parfois un véritable casse-tête politique. Pour d’autres États, par contre, comme les Pays-Bas, ceci ne représentera pas une nouveauté, puisque ce droit existe déjà depuis plusieurs années au sein de leur propre législation nationale.
- Sur le territoire d’un État tiers où son pays n’est pas représenté, tout ressortissant communautaire bénéficie d’une protection diplomatique et consulaire de la part de tout autre État membre, dans les mêmes conditions que les nationaux de cet État. Le traité de Maastricht est cependant muet sur la question des modalités du choix de l’État qui accordera une telle protection. Faut-il en conclure que chaque individu pourra ainsi, le cas échéant, solliciter la protection de l’État qui appliquera la politique qui lui conviendra le mieux ?
- Afin de défendre les droits qu’il tire du nouveau traité, le traité de Maastricht prévoit enfin que le citoyen de l’Union a le droit de pétition devant le Parlement européen et peut adresser au médiateur nouvellement institué des plaintes relatives à des cas de mauvaise administration dans l’action des institutions ou organes communautaires. Il est encore impossible, bien entendu, de mesurer l’efficacité réelle de cette nouvelle disposition.
Ainsi, sous une apparence généreuse en faveur des ressortissants communautaires, le traité de Maastricht ne fait que reprendre en des termes nouveaux le dispositif réglementaire existant, ou accorde des nouveaux droits qui suscitent parfois de nombreuses difficultés pratiques de mise en œuvre et qui, surtout, sont d’une portée effective limitée.
Ressortissants des États tiers : une sévérité accrue
La plupart des dispositions relatives aux ressortissants des États tiers ne laisse même pas apparaître une quelconque faveur et révèle, au contraire, un renforcement des limitations auxquelles ceux-ci sont soumis dans l’accès sur le territoire de l’un des douze États membres.
On peut d’ores et déjà regretter que les ressortissants des États tiers résidant régulièrement dans un État membre de la Communauté européenne, parfois depuis de longues années, aient été mis à l’écart de la participation à la vie politique locale, par le refus de leur accorder le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales. Une telle possibilité aurait eu l’avantage de renforcer leur intégration dans une société qui constitue souvent la leur et, probablement, d’atténuer le problème dit « des banlieues » qui se propage dans l’ensemble de l’Europe.
Les ressortissants des États tiers apparaissent dans le Titre relatif à l’Europe sociale du traité de Maastricht. Mais il est regrettable de constater que les textes communautaires relatifs aux « conditions d’emploi des immigrés extra-communautaires » doivent tout d’abord être adoptés à l’unanimité — ce qui permet ainsi à tout État membre d’opposer son veto en cas de désaccord. Il sont de plus soumis à une simple consultation du Parlement européen et non pas à un véritable pouvoir de codécision.
Mais les véritables innovations apportées par le traité de Maastricht à l’égard de cette catégorie de ressortissants figurent à l’article 100 C ainsi que dans le Titre relatif à la Justice et aux Affaires intérieures (articles K à K 9). On peut remarquer que la plus grande précision des textes apparaît justement là où il s’agit de renforcer la sévérité.
L’article 100 C concerne les visas requis auprès des ressortissants des États tiers lors du franchissement des frontières extérieures des États communautaires, et institue une procédure d’adoption à l’unanimité, après simple consultation du Parlement européen, qui s’appliquera à compter du 1er janvier 1996. Il prévoit également qu’en cas de situation d’urgence (tel qu’un afflux massif de ressortissants d’un pays tiers), le Conseil statuant à la majorité qualifiée pourra, sur la base d’une recommandation de la Commission, rendre l’obtention d’un visa obligatoire pour les ressortissants du pays concerné pour une durée de six mois. Toute prolongation sera décidée à l’unanimité.
Il s’agit ici seulement des visas de tourisme, bien entendu obligatoires pour le franchissement des frontières extérieures ; la dimension communautaire apportée à la politique des visas ne porte que sur la définition d’une liste des pays pour lesquels ces documents seront exigés. Les tentatives de fixation commune des critères d’attribution apparues lors des négociations n’ont pas abouti..
Bien que la liste des pays pour lesquels un visa sera requis sur l’ensemble du territoire de la Communauté n’ait pas encore été communiquée, il est à prévoir que nous assisterons à un nivellement par le haut et que les États qui connaissent actuellement les politiques les plus sévères parviendront, sans aucune difficulté, à imposer leurs exigences aux autres États qui, comme l’Italie ou l’Espagne par exemple, commencent à peine à rendre l’obtention d’un visa obligatoire. Ainsi, on retrouve, comme dans les accords de Schengen — qui, on le sait, ne constituent rien d’autre que le laboratoire d’une politique d’immigration de dimension communautaire — le souci de coordonner les actions lorsqu’elles tendent à la propagation d’un savoir-faire et au renforcement des contrôles aux frontières extérieures.
Vers une communautarisation des questions d’immigration ?
C’est également la coordination des politiques nationales qui est traitée dans les articles K à K 9 du traité de Maastricht. Les matières concernées sont celles de la Justice et des Affaires intérieures et, plus particulièrement, la politique d’asile, les règles régissant le franchissement des frontières extérieures des États membres et l’exercice du contrôle de ce franchissement, la politique d’immigration à l’égard des ressortissants des États tiers, leurs conditions d’entrée, de circulation, de séjour, y compris le regroupement familial et l’accès à l’emploi, la lutte contre l’immigration, le séjour et le travail irréguliers...
Dans tous ces domaines, il ne s’agit aucunement d’empiéter sur la souveraineté nationale, à laquelle l’ensemble des États restent encore fermement attachés. Le traité de Maastricht ne se substituera nullement aux différentes législations nationales. Le Conseil des ministres n’acquiert des pouvoirs qu’afin, tout d’abord, d’arrêter à l’unanimité des positions communes qui seront présentées par les États membres dans les organisations internationales ou lors des conférences internationales auxquelles ils participeront, ensuite, d’adopter des actions communes, dans la mesure où celles-ci se révéleront plus efficaces que si les États membres agissaient isolément. Enfin, il pourra établir des conventions dont il se bornera à recommander l’adoption par les États membres. Il est, en outre, prévu que la Commission sera pleinement associée aux travaux réalisés en la matière, et qu’il sera veillé à ce que les positions du Parlement européen soient prises en considération. Aucun pouvoir contraignant ne sera cependant laissé à la seule institution démocratique de la Communauté européenne.
L’ensemble de ces dispositions montre clairement que les différents États membres sont encore réticents pour confier aux institutions européennes la gestion d’une réelle politique commune en matière d’immigration et, qu’à l’heure actuelle, la principale préoccupation consiste avant tout à coordonner les actions en vue soit d’imposer aux autres États membres une sévérité croissante dans l’accès et le séjour des populations immigrées, soit de la consolider. Cette attitude laisse présager que même si, un jour, la communautarisation des questions d’immigration est plus poussée, ce sera dans le sens d’une limitation de plus en plus nette de l’accès des ressortissants provenant des pays tiers au territoire de la Communauté européenne. C’est d’ailleurs la première motivation qui ressort des travaux réalisés par les ministres « TREVI » — de la Justice et de l’Intérieur — et par le Groupe ad hoc Immigration qui s’était réuni le 3 décembre 1991, soit quelques jours à peine avant le sommet de Maastricht...
Nous sommes encore loin de la libre circulation, sur l’ensemble du territoire de la Communauté, des ressortissants des États tiers résidant régulièrement dans un État membre.
La référence aux droits fondamentaux
Finalement, la seule disposition bénéfique applicable aux ressortissants des États tiers qui figure dans le traité de Maastricht est l’article F2, repris dans l’article K2, qui dispose que :
« Les questions visées à l’article K 1 (c’est-à-dire les politiques d’asile et d’immigration des ressortissants extra-communautaires) sont traitées dans le respect de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 et de la Convention relative au statut de réfugiés du 28 juillet 1951 et en tenant compte de la protection accordée par les États membres aux personnes persécutées pour des motifs politiques ».
C’est la première fois que la mention de ces deux Conventions apparaît aussi clairement et que ces textes entrent expressément dans le bloc de la légalité communautaire — dont l’application est soumise au contrôle de la Cour de justice des communautés européennes. Cette dernière avait eu l’occasion, à plusieurs reprises, de s’y référer, mais la base juridique offerte par le traité de Maastricht consolidera ainsi le développement d’une jurisprudence intéressante. On ne peut évidemment que s’en réjouir, d’autant que le droit communautaire ignorait jusqu’à maintenant toute référence aux droits fondamentaux. Cette innovation ne pourra qu’inciter les praticiens à en faire un usage systématique à l’heure où, justement, les États ferment de plus en plus leurs portes, et tentent de justifier leurs décisions de façon parfois douteuse. Plus concrètement, il sera utile d’invoquer, au sein de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, l’article 3 prohibant les traitements inhumains et dégradants, l’article 8 garantissant le respect d’une vie personnelle et familiale, et l’article 14 interdisant toute discrimination.
Deux indices en lien étroit avec les dispositions de l’article 100 C relatif aux visas permettent cependant de se demander, dès aujourd’hui, si les négociateurs ont bel et bien mesuré la portée réelle de cette nouvelle protection juridique. D’une part, l’article K 9 prévoit que le Conseil examinera, avant la fin de 1993, la possibilité d’appliquer à la politique d’asile la procédure communautaire de l’article 100 C, visant, rappelons-le, à une communautarisation des politiques relatives aux visas. On voit mal comment l’obtention d’un visa peut être rendue obligatoire à l’égard d’un demandeur d’asile — peu importe ici que l’obligation soit de source nationale ou communautaire — et être compatible avec la Convention relative au statut de réfugiés du 28 juillet 1951 (Convention de Genève). D’autre part, l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales prohibe toute discrimination fondée sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, l’opinion politique, l’origine nationale ou sociale etc... Logiquement, la détermination des ressortissants des États tiers soumis à l’obligation d’un visa devra, en vertu de l’application combinée des articles 100 C du traité de Maastricht et de l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, être effectuée sans discrimination fondée sur l’origine nationale ou sociale... Ces questions mériteront, le cas échéant, d’être confirmées par la Cour de justice des communautés européennes, seule institution communautaire qui, à ce jour, ait manifesté une ouverture certaine à l’égard des ressortissants des États tiers.
Partager cette page ?