Article extrait du Plein droit n° 38, avril 1998
« Les faux-semblants de la régularisation »
Peut-on étudier la santé des étrangers et des immigrés ?
Didier Fassin
Chercheur au Centre de recherche sur les enjeux contemporains en santé publique, Université Paris XIII, et au Centre d’études africaines, École des Hautes Études en Sciences sociales, Paris.
Que choisit-on d’étudier et de ne pas étudier lorsque l’on s’intéresse aux inégalités sociales de santé ou, plus spécifiquement, aux phénomènes de précarisation face à la santé ? De manière générale, comment les politiques de la recherche et même, plus simplement, les politiques des chercheurs se déterminent-elles par rapport au politique dans ce qu’elles considèrent comme pertinent et ce qu’elles estiment devoir écarter des préoccupations scientifiques ? Telle est la question que j’aimerais aborder ici à travers l’exemple du traitement de la question des étrangers et des immigrés par les savoirs de la santé publique en France.
Je m’interrogerai d’abord sur la rareté des dispositifs de production de connaissances dans ce domaine et sur les justifications par lesquelles on s’efforce d’en rendre compte. J’évoquerai ensuite les conséquences de cette occultation en me référant aux quelques données, souvent indirectes et incomplètes qui sont actuellement disponibles. Je terminerai en discutant à la fois la nécessité et les conditions de possibilité d’une politique de recherche en santé publique incluant cette dimension. Plutôt que de susciter une controverse inopportune ou de prétendre trancher une question difficile, je me propose d’ouvrir un débat sur un sujet pour lequel le décalage est considérable entre les réalités de la société et les positions de la science.
Une cécité sélective
La santé des étrangers et des immigrés, a fortiori celle des personnes d’origine étrangère ou immigrée, sont en France des réalités mal connues et peu étudiées. Dans les données de routine, telles que celles produites par l’INSEE dans les enquêtes décennales sur la santé, par le Service commun de la mortalité de l’INSERM, par le Réseau national de santé publique sur les maladies à déclaration obligatoire, par les caisses d’assurance maladie sur la consommation de soins, pour n’en citer que quelques exemples, les critères de nationalité et de naissance apparaissent rarement et, lorsqu’ils existent au niveau du recueil de l’information, ne font guère l’objet d’exploitation et de diffusion.
Dans les enquêtes spécifiques, réalisées pour étudier une pathologie particulière ou un problème de santé précis, il est de même exceptionnel que soient inclus ces critères. Quant aux distinctions de nature ethnique, culturelle et, bien entendu, raciale, elles n’apparaissent pratiquement jamais dans l’appareil statistique ou la littérature scientifique concernant la santé.
Cette situation du dispositif de production de connaissances diffère nettement de celle qui prévaut dans nombre de pays où, au contraire, sous des formes variées, les questions de nationalité et de naissance, voire d’origine, sont prises en compte par les épidémiologistes, démographes et sociologues travaillant dans le domaine de la santé.
Toutes ces études mettent en avant les disparités dont ces catégories sont victimes en matière de santé et contribuent à la compréhension des mécanismes de précarisation spécifiques qui les fragilisent. L’exception française dans ce domaine est d’ailleurs manifeste, puisque la rareté des travaux sur les inégalités sociales de santé en général, comparativement aux pays nord-américains ou ouest-européens, se trouve redoublée par une quasi-absence de prise en compte des variables concernant la nationalité, la naissance et plus encore l’origine, donnant ainsi une tonalité bien particulière à ce qu’il conviendrait d’appeler une cécité sélective de la recherche française. Les arguments avancés pour la justifier sont de deux ordres.
Les raisons du silence
Argument politique, d’abord. Le thème paraît sensible, risquant notamment de favoriser un discours xénophobe sur le « danger » que représenteraient ces populations (cas de la tuberculose, du sida et des pathologies infectieuses pour lesquelles certaines catégories d’étrangers et d’immigrés présentent des taux plus élevés d’incidence) et sur le « coût » qu’elles induiraient en termes de soins (ce que certains pourraient présenter comme illégitime, même si les statistiques montrent globalement une sous-consommation médicale).
L’identification de problèmes de santé qui leur seraient spécifiques — qualitativement ou quantitativement — aurait donc comme effet possible une stigmatisation de ces catégories.
Argument scientifique, ensuite. Distinguer les Français et les étrangers ou les autochtones et les immigrés revient à supposer une valeur intrinsèquement explicative à ces deux variables, alors que l’on peut supposer que, pour beaucoup, les variables de nationalité et de naissance interviennent à travers des variables intermédiaires, essentiellement socio-économiques (pour ce qui est des performances scolaires, par exemple, on a établi que, pour une même catégorie professionnelle des parents, les différences entre les enfants étrangers et français disparaissent quasiment à l’école primaire).
Ces deux justifications, il faut le souligner, méritent d’être sérieusement prises en considération et le seront dans les propositions ultérieurement esquissées. Au-delà de ces deux argumentaires, toutefois, et les englobant en quelque sorte, il y a une dimension idéologique plus générale, qui trouve son origine dans la construction historique de la culture politique nationale autour du modèle dit « républicain », consistant à ne pas vouloir prendre en considération, dans les dispositifs statistiques, certaines caractéristiques des individus, soit qu’elles paraissent menacer la liberté individuelle (religion, parti, syndicat), soit qu’elles mettent en cause la commune citoyenneté (nationalité, origine). Cette conception républicaine se manifeste sous une double forme.
La première est consciente et revendiquée. Elle trouve son expression dans des positions officielles et volontaristes. Ainsi, la loi informatique et libertés de 1979 restreint fortement à des fins de non-discrimination le recueil de données sur l’origine des personnes ; et la CNIL (Commission nationale informatique et libertés) considère comme « sensibles » et soumises aux même restrictions les données relatives à la nationalité parce qu’elles sont de nature à faire apparaître indirectement « l’origine raciale » ou la religion des personnes fichées. De même, la France ne reconnaît pas officiellement l’existence de minorités sur son territoire et refuse de signer les conventions internationales qui y font référence.
La seconde est inconsciente ou intériorisée. Elle apparaît significativement dans les sciences sociales elles-mêmes. Ainsi, la plupart des fresques historiques sur la société française font-elles étonnamment l’impasse sur les questions de son origine pluriculturelle et de sa composition multinationale [1]. L’ensemble de ces mécanismes conduit dès lors à une invisibilité de ces questions dans la recherche.
Car le domaine de la santé n’est pas le seul concerné par le phénomène. Les chercheurs s’intéressant aux questions d’immigration dans le cadre de l’école et du travail font le même constat [2]. D’une part, les sources statistiques sont souvent pauvres et mal adaptées à la description des faits : en particulier, l’interdit portant généralement sur la mention de l’origine des personnes — seule la nationalité peut le plus souvent être prise en compte — conduit à une impossibilité d’étudier les mécanismes de discrimination dont la plupart ne reposent pas sur un principe de différenciation juridique, mais sur des classements ethniques, voire raciaux, implicites ou explicites.
D’autre part, les milieux de la recherche eux-mêmes sont, dans leur ensemble, peu enclins à travailler sur ce sujet : non seulement il n’est pas un objet légitime des sciences sociales, mais de surcroît, il expose à des suspicions, voire à des accusations de différencialisme ou de communautarisme.
L’amorce d’un changement
À cet égard, les choses sont peut-être en train d’évoluer sous l’effet d’une triple détermination. Premièrement, la banalisation de l’usage sauvage des catégories ethniques ou raciales par les employeurs lors des embauches, par les propriétaires au moment de louer un bien, par les agents administratifs dans l’attribution d’aides sociales, par les services de police pour les contrôles d’identité et, plus généralement, par le sens commun dans la vie quotidienne rend la position de dénégation de plus en plus difficilement tenable.
Deuxièmement, l’intégration internationale, notamment européenne, qui implique la mise en commun d’instruments d’analyse et de mesure, apparaît peu compatible avec le maintien d’une exception française, d’autant que le modèle revendiqué est loin d’avoir fait ses preuves en termes de réduction des inégalités sociales.
Troisièmement, les milieux scientifiques eux-mêmes commencent à manifester une plus grande sensibilité à ces questions, en même temps que leurs contacts avec des équipes de recherche étrangères les invitent à dépasser les présupposés nationaux.
Dans le domaine de la santé, les réticences sont probablement plus lentes que dans les autres à s’estomper, tant parmi les épidémiologistes que parmi les médecins, en partie à cause d’enjeux spécifiques autour de la maladie [3]. Pourtant, les arguments mêmes qui sont invoqués pour ne pas produire de données, pour ne pas mener d’études, pour ne pas mettre en œuvre de programmes autour de cette question, peuvent facilement être retournés.
Sur le plan politique, il est clair que le déficit statistique, d’une part favorise l’émergence de rumeurs difficilement contestables faute précisément d’informations adéquates à leur opposer, d’autre part occulte les inégalités dont souffrent précisément les immigrés et les étrangers en matière de santé.
Sur le plan scientifique, s’il est vrai que les facteurs socio-économiques rendent partiellement compte des disparités observées entre Français et étrangers, ou entre autochtones et immigrés, ne pas chercher à spécifier ces inégalités conduit, d’une part à méconnaître la beaucoup plus grande fréquence des facteurs socio-économiques défavorables parmi les étrangers et les immigrés, d’autre part à négliger les éléments qui leur sont propres.
Il y a donc un réel enjeu, tant pour les politiques de santé que pour les politiques de la recherche, à examiner de plus près ce qu’il est possible de savoir sur la santé des étrangers et des immigrés. C’est ce à quoi l’on s’attachera maintenant brièvement.
Une précarisation partagée
Parler de précarité en matière de santé, c’est avant tout parler de production des inégalités et de processus de fragilisation en général, tant les conditions de santé sont le résultat de ces phénomènes. On s’intéressera donc, dans un premier temps, aux déterminants sociaux de la santé, avant d’aborder, dans un second temps, les conséquences repérables en termes de mortalité, de maladie, d’accès aux soins et à la prévention.
À cet égard, les étrangers et les immigrés partagent le lot commun de la population française en termes de précarisation, mais ils en sont particulièrement affectés à la fois quantitativement, en étant proportionnellement plus touchés, et qualitativement, en subissant des situations qui leur sont spécifiques.
D’une part, en effet, les difficultés économiques, en particulier sur le marché du travail, que connaît la société française touchent beaucoup plus fortement les étrangers que les Français. Le fait est particulièrement vérifié en ce qui concerne le chômage, les étrangers ayant payé le plus lourd tribut aux grandes restructurations.
Aujourd’hui, le taux de chômage des étrangers hors Union européenne est près de trois fois supérieur à celui des Français, affectant une personne sur quatre à cinquante ans et une sur deux parmi les jeunes. À cela s’ajoutent les multiples formes de précarisation dans l’emploi, à travers les contrats à durée déterminée, le travail illégal, la sous-traitance par rapport auxquels les étrangers se trouvent en situation de particulière vulnérabilité.
La situation sur le marché du travail n’est toutefois que l’un des aspects de la précarisation des étrangers. On peut aussi évoquer la situation du logement. Une proportion importante de la population étrangère, travailleurs principalement africains (du nord et du sud du Sahara), vit dans des foyers dont beaucoup sont constitués de chambres collectives sur-occupées, la surface effective par personne pouvant se trouver inférieure à trois mètres carrés.
Par ailleurs, l’accès au logement social se fait, dans de très nombreuses villes, sur la base d’une discrimination à l’encontre des étrangers explicitement formulée dans les commissions d’attribution, ce qui, compte tenu de leurs ressources, a pour effet de les maintenir dans des logements vétustes, parfois même dans des locaux squattés.
En Seine-Saint-Denis, par exemple, la proportion de résidences sans baignoires, ni douches, ni toilettes est quatre fois supérieure parmi les étrangers que parmi les Français, selon les chiffres du recensement. Ce type d’habitat correspond également à la plupart des situations de coupures d’eau pour les habitants d’un immeuble à la suite de factures impayées par l’un des locataires et à la totalité des cas de contamination par les peintures au plomb.
Une fragilisation particulière
D’autre part, certains phénomènes de précarisation sont particuliers aux étrangers. Il s’agit d’abord évidemment de ce qui touche à leur statut juridique. La situation la plus extrême concerne les personnes sans titre de séjour. Loin d’être le seul fait des travailleurs entrés illégalement sur le territoire français, elle tend à être souvent la conséquence de lois de plus en plus restrictives et de modalités d’application de plus en plus contraignantes.
Le problème dépasse ainsi largement la question de l’immigration dite clandestine, puisque l’on a ici affaire à une production d’irrégularité par le système législatif et répressif.
Qu’il s’agisse donc d’exclusion ou de précarisation juridique, ces phénomènes ont des répercussions sur la santé physique et surtout psychique que l’on commence à identifier : sentiments de peur, d’indignité, de culpabilité, de frustration, de négation de soi qui donnent lieu à des souffrances et parfois à des troubles mentaux.
La spécificité de la situation des étrangers et des immigrés ne tient toutefois pas seulement à des questions de droit. Elle concerne aussi, et plus globalement, le monde social par l’existence de pratiques discriminatoires. On l’a vu pour l’emploi et le logement, où la préférence nationale se trouve appliquée de fait dans nombre de cas.
Mais ces pratiques sont bien plus générales. On les voit à l’œuvre dans les administrations ou dans les écoles, à travers des énoncés d’hommes politiques comme à travers des actes quotidiens de la vie des cités. Fait remarquable, ces comportements et ces attitudes n’affectent pas les seuls étrangers ou immigrés, ils visent aussi ceux qui sont présumés tels pour leur apparence ou leur patronyme, autrement dit ils mettent en cause le rapport à l’autre.
Des Français nés de parents étrangers deviennent ainsi les victimes de pratiques qui les font paraître illégitimes, aussi bien dans la recherche d’un emploi ou d’un logement que dans les contacts avec les institutions ou les rapports sociaux ordinaires. Sans sous-estimer les phénomènes qui, dans le même temps, traduisent la réalité de l’intégration d’une proportion croissante d’immigrés dans la société française, il s’agit ici de prendre la mesure de faits sociopolitiques qui agissent en sens inverse et ont des conséquences néfastes sur leur état de santé.
De ce qui vient d’être dit de ces déterminants de la santé, on voit combien les modèles qui servaient autrefois à classer la santé des étrangers et des immigrés — significativement désignée comme « santé des migrants » et répartie en « pathologie d’importation », « pathologie d’acquisition » et « pathologie d’adaptation » — rendent mal compte de la réalité. L’analyse doit aujourd’hui mieux prendre en considération les logiques universelles des problèmes auxquels ils sont confrontés et les spécificités notamment socio-économiques et sociopolitiques de leur situation au lieu de se contenter de quelques sources qui concernent l’état de santé, d’une part, l’accès aux soins, d’autre part.
Un état de santé mal appréhendé
Parmi les rares données disponibles permettant de mesurer l’état de santé des étrangers et des immigrés, des contradictions apparaissent. Ainsi, en termes de mortalité, les chiffres du Service commun de la mortalité de l’INSERM font apparaître une surmortalité de 14 à 92 % selon les âges parmi les populations classées sous l’appellation « autres nationalités », incluant notamment les ressortissants d’Afrique subsaharienne et d’Asie du sud-est, une sous-mortalité des Européens du sud et une surmortalité des Maghrébins uniquement avant quarante ans.
En revanche, en termes de morbidité, l’enquête du CREDES sur un échantillon national de 35 000 assurés sociaux, apporte des résultats paradoxaux, ou au moins inattendus, puisqu’elle révèle une situation plutôt favorable des étrangers par rapport aux Français sur les deux indicateurs construits autour de l’invalidité et du pronostic vital, même après standardisation sur l’âge ; des phénomènes de sélection voire d’autosélection des candidats à l’immigration et, bien sûr, des bénéficiaires de la Sécurité sociale pourraient en représenter l’explication.
Il existe par ailleurs des indices partiels d’une situation sanitaire plus dégradée que celle des Français. C’est ce qu’indiquent en particulier les taux d’incidence de la tuberculose, dont la remontée au début des années quatre-vingt-dix en France concerne pour une large part les étrangers, ce que l’on explique principalement par leurs conditions de vie défavorables. C’est ce que montre également la fréquence deux fois plus élevée de complications de la grossesse chez les femmes étrangères par rapport aux femmes françaises dans l’enquête sur les centres de soins gratuits.
C’est ce que révèlent encore les données de prévalence de la carie dentaire nettement plus forte chez les enfants étrangers que chez les enfants français dans les travaux épidémiologiques réalisés en Seine-Saint-Denis. Quant au saturnisme infantile, on sait qu’il n’affecte pratiquement que les enfants d’origine étrangère, principalement africaine, vivant dans un habitat vétuste et insalubre.
Un accès aux soins inégal
Pour ce qui est de l’accès aux soins, il importe de distinguer le droit, tel qu’il est défini dans les textes législatifs et administratifs, et les faits, tels qu’ils apparaissent dans les enquêtes. Si, dans le droit, le système de protection sociale (sécurité et aide sociales) permet que puisse être soignée toute personne malade, fut-elle étrangère ou immigrée, même en situation irrégulière, sous certaines conditions (l’aide médicale, pour une personne étrangère sans titre de séjour résidant depuis moins de trois ans en France, est uniquement hospitalière), les faits viennent pourtant relativiser ce constat.
Tout d’abord, les étrangers constituent le plus fort contingent des utilisateurs des centres de soins gratuits : alors qu’ils représentent 6,3 % de la population française, ils sont 62 % des consultants de ces centres ; parmi ceux-ci, 77 % des étrangers sont sans aucune protection maladie, soit près de deux fois plus souvent que les Français.
Ensuite, d’après les statistiques de la sécurité sociale, parmi ceux qui bénéficient de l’assurance maladie, ils sont beaucoup moins nombreux à disposer d’une assurance complémentaire, dont on sait qu’elle est devenue en France l’un des éléments les plus décisifs de l’inégalité de recours aux soins, compte tenu de la baisse des niveaux de remboursement par le régime général.
Enfin, les enquêtes de l’INSEE comme celles du CREDES montrent une consommation médicale nettement plus faible que pour le reste de la population, aussi bien pour les soins généraux que pour les soins particuliers, notamment dentaires.
Cette sous-consommation manifeste et ce recours préférentiel aux structures gratuites, lorsqu’elles existent, ne s’expliquent pas seulement par une moins bonne couverture sociale, mais aussi par un rapport parfois difficile aux institutions sociosanitaires, par une crainte ou une méfiance souvent exprimées, a fortiori lorsque l’on a affaire à des personnes sans titre de séjour, dont on sait qu’il est arrivé que leur recours à ces institutions soit l’occasion d’un signalement aux autorités préfectorales.
L’évolution récente du débat autour de la protection sociale et de la démographie des consultations hospitalières ou associatives de précarité témoigne d’ailleurs d’une tendance à une marginalisation toujours plus grande de certains segments de la population étrangère ou immigrée face aux soins.
Au-delà de cette dimension curative, il importe de prendre en considération les difficultés d’accès au dépistage et à la prévention pour les étrangers et les immigrés. Les modèles de prévention sont souvent mal adaptés aux conditions matérielles et culturelles, et par conséquent mal suivis. L’exemple du sida est révélateur non seulement de cet état de fait, mais aussi de l’intérêt d’une production de statistiques pertinentes.
On sait qu’il existe en France une réticence compréhensible à produire des chiffres sur le sida des étrangers, compte tenu à la fois de la prévalence élevée de l’infection dans certaines populations africaines, des représentations qui entourent la maladie et des usages qui pourraient être faits des informations dans ce domaine.
L’évitement de cette question a toutefois pour effet de masquer des phénomènes qui devraient être pris en compte dans les politiques de prévention et qui permettraient de mettre en avant non pas des populations dites à risque pour des raisons supposées d’origine, mais des catégories socialement fragilisées au sein du système de santé.
Une enquête du Réseau national de la santé publique a notamment établi que les étrangers, quelle que soit leur nationalité, sont beaucoup plus nombreux que les Français à découvrir tardivement leur séropositivité et, même lorsqu’ils le font relativement tôt, sont moins souvent mis sous traitement antirétroviral, ces deux éléments contribuant indéniablement à une péjoration de leur pronostic vital.
De tels travaux, aujourd’hui exceptionnels, mériteraient assurément d’être favorisés en ce qu’ils ont moins pour effet d’induire des attitudes de stigmatisation que de livrer des indications précieuses pour la mise en œuvre de politiques de santé publique.
Quelles perspectives pour la recherche ?
Si l’on veut bien considérer ce que pourrait être une politique de recherche sur les inégalités sociales ou sur les processus de précarisation en matière de santé incluant la question de l’immigration, probablement faut-il associer volonté et vigilance afin de ne pas substituer à l’opacité actuelle, dont on a vu les conséquences négatives, une transparence illusoire, qui aurait des effets tout aussi préjudiciables.
Suivant cette double exigence, la recherche dans ce domaine devrait être développée sur la base des quatre principes suivants :
- Une réflexion préalable est nécessaire sur les catégories pertinentes pour identifier, d’une part, les caractéristiques sociales attribuées et, d’autre part, les processus sociaux en cause, ou, pour adopter un langage statistique, les variables explicatives et les faits à expliquer.
Du côté des caractéristiques, il s’agit notamment de différencier ce qui est imputable à la nationalité, à la naissance et à l’origine, ce dernier élément étant moins intrinsèque à la personne que construit par la société dans ce qui constitue le rapport à l’autre.
Du côté des processus, il s’agit en particulier de distinguer ce qui relève de la différenciation économique, de la ségrégation spatiale, de la discrimination sociale, voire de l’exclusion juridique. La clarification de ces enjeux de mots et de concepts bénéficiera des échanges avec les autres domaines où les recherches sont plus avancées, comme l’éducation et le travail.
- Les recherches doivent éviter tout traitement exclusif de la question de l’immigration pour la considérer globalement, c’est-à-dire comme l’une des dimensions de la production sociale des inégalités de santé. Dans les enquêtes, il ne faut donc inclure la nationalité, la naissance ou l’origine que pour autant qu’elles soient supposées pertinentes et toujours avec d’autres variables portant notamment sur le sexe, l’éducation, la profession, les revenus, la situation résidentielle, le statut juridique. Ceci de manière à s’efforcer de comprendre les interactions entre ces différents facteurs de production de l’inégalité.
- Les recherches doivent associer approches quantitative et qualitative. Ce principe, s’il vaut pour toutes les études sur les inégalités sociales de santé, est particulièrement pertinent dans ce cas. En effet, d’une part, les enquêtes épidémiologiques sont nécessaires pour mettre en évidence les phénomènes de régularité, d’association et de corrélation entre les différentes variables évoquées et, d’autre part, des dispositifs ethnographiques sont indispensables pour repérer à la fois les faits non mesurables, ce qui est particulièrement vrai pour la discrimination, et les processus, généralement mal appréhendés par les statistiques.
- Une politique de recherche ne peut enfin se concevoir sans une politique de diffusion des produits de la recherche. Sur un thème aussi sensible, il importe, sans pratiquer d’autocensure, de mettre en œuvre des principes de prudence, d’une part en différenciant les lieux où ces résultats sont diffusés, d’autre part en entourant les données des commentaires permettant de les éclairer. Là encore, l’expérience d’autres domaines, comme celle des statistiques pénales, pourrait servir de référence.
À ces quatre conditions, une politique scientifique prenant en compte lucidement les réalités de l’immigration dans les inégalités sociales de santé est assurément possible et nécessaire. Elle permettrait de dépasser ce que Michel de Certeau appelait « le passif des appartenances », non seulement avec l’objectif de produire des connaissances, mais aussi dans une perspective de transformations des réalités sociosanitaires ainsi révélées.
Bibliographie
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Notes
[1] De Labrousse à Braudel, la tradition française des historiens de la France est à cet égard édifiante, comme l’a montré Gérard Noiriel (1986). Plus récemment, l’ouvrage de référence sur les transformations sociales contemporaines, de Robert Castel (1996), ne fait aucune mention de la place des étrangers et des immigrés.
[2] Ainsi, Jean-Paul Payet et Agnès van Zanten (1996) écrivent-ils, dans l’introduction d’un dossier consacré à ce thème : « De multiples raisons expliquent que la question de l’école et de l’immigration n’ait pas eu le traitement qu’elle mérite dans l’espace de la recherche sociologique française ». De même, Véronique de Rudder, Christian Poiret et François Vourc’h (1997) relèvent-ils au début d’une enquête sur la discrimination au travail : « La recherche est confrontée à cette situation paradoxale d’obligation d’aveuglement devant des faits qui imputent des appartenances collectives dont la revendication juridique, et même l’enregistrement, restent illicites ».
[3] Le cas du sida est de ce point de vue exemplaire, avec les phénomènes de stigmatisation auxquels il est associé, ainsi que j’ai essayé de le montrer avec Emmanuel Ricard (1996).
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