Article extrait du Plein droit n° 12, novembre 1990
« Le droit de vivre en famille »
Des femmes isolées à la dérive
Quelles sont votre fonction exacte et votre mission ?
M.C. — Je suis inspecteur à l’aide sociale à l’enfance depuis deux ans et demi. Dans ce cadre, je suis chargée de la protection de l’enfance sur six communes. Mon intervention va de la prévention jusqu’au suivi du placement des enfants, effectué avec l’aide d’une équipe de cinquante personnes, composée d’éducateurs, d’assistantes sociales et de psychologues. J’organise le recueil des données concernant les enfants en danger, j’en fait l’analyse et je signale au juge les cas nécessitant la mise en place de structures d’aide financière et éducative. Une des missions de la protection sociale à l’enfance est d’accueillir les mères isolées ayant des enfants de moins de trois ans.
Ce qui nous intéresse particulièrement, c’est le cas des mères célibataires étrangères démunies de titre de séjour. Pouvez-vous nous donner un descriptif de ces femmes : quelle est leur situation, leur nationalité ?
M.C. — Elles constituent une de nos clientèles les plus défavorisées dans le département. Nous rencontrons deux types de femmes : ce sont soit des femmes demandant l’asile, déjà déboutées par l’OFPRA ou en attente de leur statut, soit des femmes en situation irrégulière dont le mari est en règle mais qui ne sont pas venues par le biais du regroupement familial. Celles que nous voyons sont en rupture de couple et se retrouvent à la rue avec leurs enfants. Parmi elles, nous rencontrons aussi souvent de jeunes beurs de la deuxième génération qui n’ont pas fait les démarches pour mettre à jour leur situation et qui sont exclues de la famille lorsqu’elles sont enceintes. Quelle que soit la raison de l’irrégularité de leur séjour en France, c’est pour ces trois catégories de femmes que nous sommes complètement démunis.
Combien en recevez-vous par an ?
M.C. — J’en reçois une trentaine par an dont, depuis 1988, une bonne dizaine de femmes demandeurs d’asile. Celles-ci sont surtout des femmes africaines venant du Zaïre et du Mali. En général, elles ont été rejetées dès le début de leur grossesse parce qu’il s’agit d’un viol, d’une union consanguine ou parce qu’elles sont veuves. Elles arrivent en France déjà enceintes. Quelle que soit la raison, elles estiment qu’elles ne peuvent pas mener leur grossesse à terme, au pays.
Comment les connaissez-vous ?
M.C. — Elles accouchent à l’hôpital qui me les signale parce qu’il ne peut les garder et n’a aucune solution de sortie. Certains hôpitaux les poussent à accoucher sous « X ». Cela est déjà arrivé aussi qu’une femme accouche dans la rue. Légalement, ils ne peuvent pas refuser leur admission, mais ils peuvent renvoyer la personne, en faisant valoir qu’un accouchement n’est pas une urgence.
Ont-elles des possibilités d’intégration, sont-elles prêtes à travailler ?
M.C. — C’est difficile car en général elles ne parlent pratiquement pas le français et n’ont aucune formation professionnelle. Nous sommes au début d’un processus d’intégration où tout est à faire. La seule possibilité pour elles est de travailler au noir puisqu’elles n’ont pas de papiers, mais avec un bébé et sans possibilité de le faire garder, c’est pratiquement impossible. Elles n’ont pas non plus droit au logement. Nous sommes bloqués, car tout le travail d’intégration mis en œuvre habituellement devient complètement inefficace et inutile.
Quelles sont ces aides classiques dont vous disposez pour les femmes isolées ?
M.C. — Théoriquement, nous avons des foyers à l’intérieur desquels nous pouvons effectuer, avec l’aide des éducateurs, des psychologues, des assistantes sociales, tout ce travail d’intégration : insertion dans la vie professionnelle, accession aux droits sociaux, formation, et action sur la relation mère-enfant. Tout ceci ne peut être mis en œuvre sans ces structures d’accueil. Cependant, en région parisienne, ces structures n’acceptent pas les femmes en situation irrégulière, ce qui est d’ailleurs illégal puisque les textes qui régissent l’aide sociale à l’enfance ne précisent pas que la régularité du séjour doit être un critère d’admission. L’argument de ces centres est qu’il est impossible de faire des projets de sortie pour ces femmes parce qu’elles n’obtiendront jamais de titre de séjour. C’est également la réponse de certaines associations.
Est-ce qu’il existe tout de même une législation pour ces femmes en situation irrégulière ?
M.C. — Oui, si l’on se réfère au Code de la famille et de l’aide sociale qui précise que les aides financières et éducatives peuvent être appliquées dès que l’intérêt, la santé ou la sécurité d’un enfant sont en danger. Les prestations ne sont soumises à aucun critère de régularité de séjour ni de nationalité de manière explicite dans les textes. Et l’article 2 de la Convention des droits de l’enfant qui vient d’être ratifiée par la France, précise que la protection due à l’enfance se fait en dehors de toute situation juridique. Donc, tant au plan de la législation nationale qu’internationale, on ne devrait pas tenir compte de la régularité du séjour. Dans la pratique, ce n’est pas le cas.
En fait, vous êtes obligés d’agir en dehors de la loi...
M.C. — Constamment. Ou plutôt, c’est le droit qui n’est pas appliqué. Nous sommes obligés d’intervenir dans des foyers alors qu’il n’y a pas de problèmes de protection de l’enfance. Mais, si nous n’aidons pas la mère ou les parents, nous sommes obligés de placer les enfants dans une famille d’accueil. On en arrive donc à effectuer des placements, non pas parce que les enfants sont en danger du fait de leur éducation, mais à cause de leur situation socio-économique. Donc, le placement implique la séparation mère-enfant et met en germe de graves problèmes futurs. On place l’enfant trop tôt, c’est-à-dire avant que l’attachement à la mère ne soit réalisé et on revient fatalement à des situations d’abandon. C’est exactement le contraire de notre mission première qui consiste à éviter à tout prix la rupture. Or nous n’avons pas les moyens de maintenir le lien puisque ces femmes sont en situation irrégulière et n’ont par conséquent pas accès aux droits sociaux qui permettraient de les stabiliser. Elles sortent de notre sphère de compétence. Le placement de l’enfant conduit à des séparations autoritaires et provoque des drames. Une de ces femmes, une Malienne, a fait le choix de s’expatrier parce qu’elle n’a vu aucun de ses enfants atteindre l’âge d’un an et que c’était le seul moyen pour elle de voir son dernier enfant grandir. Comment peut-on accepter de l’en séparer ? Pour nous, ce n’est pas une façon de travailler, c’est l’inverse de notre mission. Le plus dur est de faire admettre à l’enfant cette injustice, de façon à ce qu’il ne culpabilise pas sa mère. C’est une réflexion toute nouvelle pour nous d’essayer de savoir comment faire accepter une situation injuste. La seule chose que nous pouvons faire est de permettre à la mère et à l’enfant de se rencontrer. En fait, nous créons non seulement des clandestins mais aussi de futurs délinquants. Et au delà du coût humain, c’est financièrement lourd à supporter : le placement en famille d’accueil coûte en effet au minimum six mille francs par mois alors que l’allocation de femme isolée s’élève à trois mille huit cent francs par mois.
Et comment cela se passe-t-il avec les familles d’accueil ?
MC — Elles ont l’habitude de travailler avec l’aide sociale à l’enfance. Dans le département, 80% des familles sont constituées de mères au foyer maghrébines. Cela facilite beaucoup l’accueil des enfants parce qu’elles sont très chaleureuses et savent ce que c’est que l’exil.
Depuis combien de temps, avez-vous à traiter le cas de ces mères célibataires ?
MC — Depuis deux ans. Avant nous n’avions pas cet afflux de femmes africaines en situation très précaire. Nous avions déjà eu affaire à des femmes et des familles instables mais elles étaient déjà installées. Maintenant, ce sont des personnes totalement isolées, sans repères. Elles n’ont même pas le soutien de leur communauté en France, parce que celle-ci est parfois inexistante, comme c’est le cas pour les Angolaises. J’ai contacté plusieurs fois des associations africaines pour essayer de recréer des phénomènes de solidarité mais sans succès. Il faut reconnaître que ces dernières sont assez sexistes et ne s’intéressent pas aux problèmes des femmes.
Est-ce que ce ne serait pas plus simple de régulariser ces femmes ?
M.C. — Ce le serait d’autant plus qu’elles tiennent toujours le même discours. Pour celles qui demandent l’asile, la venue en France est un choix de survie pour elles-mêmes et leurs enfants. Elles viennent de régions désertiques, du Sahel et font état d’atrocités politiques. Quand on leur propose de financer un rapatriement au pays, elles ne veulent pas. Même si on arrête de leur verser des aides, elles resteront ici. Personne n’a conscience que ce qui nous paraît intolérable ici, est préférable à ce qu’elles viennent de quitter.
À votre avis, ces femmes rentrent-elles dans le cadre de la procédure OFPRA ?
M.C. — À première vue, oui, d’après ce qu’elles me racontent. Mais je ne sais pas si elles ont les moyens de justifier leurs dires. Elles sont terrorisées, déprimées. Nous n’avons pas le personnel formé pour les aider à faire les démarches auprès des administrations et se battre avec elles. Une seule femme a obtenu son titre de demandeur d’asile sur une dizaine.
En ce qui concerne les jeunes beurs, peuvent-elles se faire régulariser ?
M.C. — Là aussi, on se heurte à de grosses difficultés. Ce sont des femmes dont les enfants sont nés en France, qui sont en rupture de couple, mais qui, pour de multiples raisons, ne sont pas à jour dans leurs papiers. Il y a, par exemple, beaucoup d’hommes immigrés qui maintiennent leur femme en situation irrégulière, en subtilisant leurs papiers par exemple, de manière à exercer sur elle un certain chantage. Nous avons proposé à ces femmes de demander la nationalité française pour leurs enfants afin de pouvoir se faire régulariser. Les démarches auprès du tribunal d’instance n’ont pas abouti parce qu’on leur oppose toujours l’irrégularité de leur situation, ce qui est tout à fait illégal puisque la possession d’un titre de séjour par la mère n’est pas une condition explicite pour demander la nationalité. Or, les documents demandés pour la constitution du dossier (fiches de paye, par exemple) sont un moyen de le contrôler.
Quels que soient les cas pour lesquels nous sommes intervenus, nous n’avons obtenu aucune régularisation depuis deux ans. Dernièrement, j’avais le cas d’une Sénégalaise, mère d’enfants français et femme de Français à qui le titre de séjour auquel elle pouvait prétendre de plein droit a été refusé parce qu’elle était entrée sur le territoire irrégulièrement. Nous avons financé son retour au Sénégal, de façon qu’elle revienne avec un visa de touriste. Notre argument a été de dire que les enfants étaient secourus par l’aide sociale à l’enfance et que par conséquent leur mère devait rentrer en France pour s’occuper de ses enfants en bas âge.
Y a-t-il des politiques différentes selon les départements ?
M.C. — Depuis la décentralisation, ce sont les départements et non plus la DASS, qui sont chargés de la protection de l’enfance. De ce fait, les politiques peuvent être très différentes, en particulier lorsqu’il s’agit de populations très précaires et non désirées. Certains départements fixent des quotas d’aides financières pour les femmes étrangères. À Paris, ils payent quinze jours d’hôtel à celles qui sont en situation irrégulière et c’est tout. Dans d’autres secteurs géographiques, l’irrégularité du séjour est un critère de refus, même si cela n’est jamais motivé sous cette forme.
Sur le plan budgétaire, comment se font les choix, avez-vous des consignes ?
M.C. — Sur le département, nous n’avons aucune consigne de l’exécutif pour distribuer des aides, on nous laisse faire. Ailleurs, des collègues ont l’interdiction d’accorder des aides aux mères célibataires en situation irrégulière. Il est certain que nous ne pouvons pas tout financer, à la fois la survie de certaines personnes et la mise en place d’autres projets, de loisirs pour l’enfant, comme nous le faisions dans les années soixante-dix. L’aide sociale à l’enfance doit prendre en charge ceux qui n’ont aucun droit nulle part. C’est un choix difficile à faire, dans le cadre de la décentralisation. Comment demander au département d’aider à la survie de populations dont il n’est responsable ni de l’entrée, ni du séjour irrégulier sur le territoire ? Nous sommes la dernière administration avant la charité, confrontée à des situations analogues à celles du tiers-monde. En ce qui concerne les étrangers, on ne donne que des réponses à court terme, dont on payera le prix dans dix ou quinze ans.
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